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Photo du rédacteurCécile Vallée

Olivier Norek : « Il y avait pourtant eu des jours heureux, une paix chérie. Il y avait eu un avant, un peu avant l’enfer » (Les Guerriers de l’hiver)


Olivier Norek (c) DR



Le dernier roman d’Olivier Norek a figuré dans la première sélection des Prix Goncourt, Renaudot et Interallié, ce qui peut paraître étonnant à plus d’un titre. Tout d’abord, Olivier Norek est reconnu comme un auteur de polars à succès et pour lesquels il a reçu de nombreux prix spécialisés, ce qui n’est pas forcément un atout pour rentrer dans la course des Prix prestigieux de l’automne. Son éditeur, Michel Lafon, n’en est pas non plus un habitué. C’est d’ailleurs la première fois qu’un ouvrage de cette maison d’édition figure dans une sélection du Goncourt. Enfin, le sujet du roman, brossé rapidement, pourrait également étonner pour un roman primable : le récit de la guerre entre la Russie et la Finlande à l’hiver 1939-1940 dont le héros est un sniper. Il ne sera pas question ici de s’interroger sur les rouages des Prix littéraires mais sur ceux du roman d’Olivier Norek qui font qu’il a tout à fait sa place dans ces sélections des romans à lire de cette rentrée littéraire.



Un épisode historique méconnu 


Les deux prologues, auxquels répondront les deux épilogues, annoncent les deux dimensions du roman : le premier, tel un coryphée, donne une dimension tragique au récit, le prologue second pose le cadre historique et annonce ainsi la part importante donnée aux faits historiques. 

Dans ses entretiens, Olivier Norek se définit, en effet, comme un « écrivain-enquêteur », insistant ainsi sur le fait qu’il n’invente rien. Pour ce roman, il s’est beaucoup documenté et a passé trois mois en Finlande, en plein hiver, pour ressentir ce qu’ont vécu les soldats dans la forêt mais aussi pour s’entretenir avec des spécialistes et des témoins. Il a même découvert des documents dans des greniers qui ont permis de compléter les archives finlandaises. Il précise dans l’épilogue qu’il n’a rien inventé des faits. Cette précision n’est pas inutile car certains faits d’armes sont effectivement assez incroyables tout comme le sont les décisions prises par les Russes et leurs incohérences ou inconséquences logistiques. 

Les soixante-et-onze courts chapitres racontent donc les préparatifs et les 114 jours de la guerre d’hiver. 

Tout commence à l’automne 1939 : Staline craint qu’Hitler ne décide de venir jusqu’en Russie en profitant de la voie dégagée que représentent les états neutres. Le chef russe se dit qu’il serait préférable que la rencontre se fasse sur le territoire finlandais, jeune nation qui équivaut à la population de la capitale de son pays. Bien évidemment, côté finlandais, personne ne souhaite cette guerre dont l’issue fatale semble indéniable. Pourtant, ils se préparent car ils savent que Staline est prêt à tout. Ce qui est le cas. Il n’hésite pas à accuser les Finlandais d’avoir tiré sur un camp russe alors qu’il a lui-même organisé ce subterfuge. Une enquête démontre que le tir ne peut venir de Finlande mais ces conclusions ne changent rien. Staline lance l’attaque, persuadé d’écraser l’armée de cette jeune et minuscule nation en dix jours, d’autant qu’il ne s’interdit rien et commence ainsi par bombarder Helsinki : « Six cents kilos de bombes furent lâchés par chacun des douze appareils qui composaient la première escadrille, soit, en un seul passage, la dispersion de plus de sept tonnes de thermite incendiaire, réduisant en cendres des quartiers entiers. » Il lui faudra pourtant 114 jours pour parvenir à les faire plier après des pertes énormes alors que la « Finlande avait en stock autant de bombes pour toute la guerre que la Russie pouvait en envoyer en une seule journée. » Sa vengeance n’en semble que plus cruelle :  alors que la paix a été décrétée pour le lendemain, Staline ordonne de bombarder les Finlandais jusqu’à la dernière minute, provoquant encore beaucoup de morts de chaque côté.

Il est vrai que cette histoire contient déjà les ingrédients nécessaires à un bon récit mais encore faut-il savoir les agencer pour susciter l’intérêt du lecteur, ce que fait très bien Olivier Norek. Des faits sont rendus par de courtes scènes qui créent un effet visuel marquant comme celle du don des alliances à la nation à travers deux personnages féminins dont on connaît les époux. Il joue aussi parfois sur la chronologie d’un épisode pour susciter la curiosité. Enfin, les chapitres nous font passer du pouvoir au champ de bataille des deux camps et à la société civile. Olivier Norek s’est aussi intéressé à la perception de cette guerre en France. On apprend ainsi que si cet épisode historique ne figure pas dans nos manuels scolaires, qu’il est méconnu à notre époque, il a bénéficié d’une couverture médiatique et d’un intérêt importants à l’époque : 


« Au Palais des Sports de Paris comme ailleurs, la Guerre d’Hiver était au centre des discussions et suscitait nombre de discours engagés, mais outre une commisération générale de bon aloi, les belles phrases, les poèmes, quelques coups de sabre à la carotide et de vieux skis, à la veille d’une frappe russe sans précédent, la Finlande se battait toujours seule, isolée et abandonnée. »


Olivier Norek évite les deux écueils dans lesquels il aurait pu tomber. La tension narrative est maintenue tout au long du roman mais il ne s’agit pas seulement d’un bon scenario de film de guerre. Il n’a pas non plus écrit le roman national finlandais. Si leurs actes de guerre et leur résistance paraissent incroyables, ils sont toujours mis en perspective avec l’horreur et le gâchis que représente la guerre. L’épisode du don des alliances pour le fameux effort de guerre se conclut par exemple en soulignant l’absurdité de la situation : 


« cette bague, avec deux cent mille autres, serait fondue pour en faire des lingots, et les lingots seraient vendus pour poursuivre la guerre, dans une surprenant alchimie qui transformait l’or en plomb. »


Cette métaphore illustre bien cette guerre qui ressemble sans ressembler à toutes les guerres : le processus alchimique est bien inversé, rien ne se transforme en or, tout est boue. Olivier Norek n’en gomme pas pour autant la complexité de l’analyse de ce fait historique pour tenir un propos pacifiste simpliste. Si le rôle de Staline ne questionne pas, la position de la Finlande est mise en perspective. Face à l’échec assuré, ils auraient pu signer le traité d’annexion proposé par Staline. Ils auraient pu abandonner plus rapidement, ce qui aurait pu également limiter le nombre de victimes des deux côtés. Cependant, face à une situation injuste et violente, une nation ne peut parfois que réagir par la violence :


« Les conflits passés racontent qu’il faut cinq soldats entraînés pour affronter un homme seul qui se bat pour sa terre, sa patrie et les siens, les mains accrochées à sa carabine, sentinelle derrière la porte de sa ferme barricadée. »



La guerre à hauteur d’homme


« Il faut toujours un premier mort pour y croire vraiment. Un communiqué ne suffit pas, pas plus qu’un message radio, ou même les mots de celui qui en a été témoin. Il faut un mort. Devant soi. Voir son sang. Il faut voir son sang. »


De même, il faut que les faits soient incarnés par des personnages pour rendre au fait historique sa dimension humaine. Des anecdotes humanisent ainsi le récit sans pour autant appuyer sur le pathos , comme celui de l’exode des Finlandais est raconté à travers la rencontre de deux mères dans un train, ce qui permet de faire comprendre ce qui peut se jouer dans cette situation : l’incertitude, la peur et l’entre-aide. 

Comme cet événement historique est lié au sniper mythique des militaires et policiers, Simo Häyhä, l’auteur, a choisi sa compagnie, la sixième, qui est mobilisée sur l’un des trois fronts finlandais et commandée par l’officier Aarne Juutilainen, surnommé « l’Horreur », tête brûlée alcoolique, pour incarner les combattants finlandais. Simo est entouré d’amis de son village auxquels se greffent quelques autres personnages. C’est un classique de la représentation de la camaraderie des hommes au front mais il n’est jamais question de les héroïser mais de montrer les différentes stratégies plus ou moins conscientes face à ce qui reste inconcevable, la mort et le fait de la donner : « Aucun homme ne sait d’avance s’il a le courage de combattre vraiment. Pas même un soldat de métier ». Cette phrase pourrait paraître un peu démonstrative hors contexte mais ces interventions du narrateur permettent au contraire, au fil de la lecture, de toujours mettre à distance le risque que l’admiration fasse oublier l’horreur des actes de guerre. Ainsi, le fait que « l’armée blanche ne laissait jamais personne derrière elle » est questionné, interprété et non valorisé : 


« La chose pouvait sembler audacieuse ou suicidaire, dérisoire peut-être, mais le respect qu’ils montraient à leurs morts suffisait à les éloigner du gouffre. Au fond de celui-ci, la folie menaçait, et les monstres hurlaient de les rejoindre, et ces monstres portaient leurs visages. Il n’y avait qu’un pas à faire. Chaque jour les en rapprochait et rendait plus irrépressible l’envie d’y sombrer. Comme une fascination. Tuer deviendrait une habitude, et leur âme enfin damnée, tout serait supportable. »


Ce rappel constant de la dimension humaine de la guerre est particulièrement bien représenté par le personnage de Simo. Si ses qualités extraordinaires de sniper sont relatées, il est toujours confronté aux conséquences de ses tirs implacables. Hors des stands de tirs, des terrains sportifs, tirer n’est pas seulement viser, atteindre la cible, c’est tuer. En tant que chasseur, il se pose déjà la question : « Pouvoir tirer ou devoir tirer. Pouvoir tuer ou devoir tuer. » Mais même quand il se dit qu’il faut tuer, il n’en sort pas plus indemne que les autres. Le pluriel de la dédicace, « Aux sangs versés », annonce qu’il ne sera pas question de hiérarchiser les morts en fonction de leur camp, chaque individu compte, chaque mort compte. 



Ecopoétique de la guerre


Comme le narrateur de L’Enfant de Jules Vallès qui se retrouve sur l’île de Robinson, on est immergé dans l’histoire. On se croit sur le champ de bataille. On sent le froid, on voit le « vert profond, premier, d’où avait dû naître un jour toutes les autres nuances de vert » de la forêt finlandaise. Mais il ne s’agit pas seulement de permettre au lecteur de ressentir des sensations fortes. Le narrateur insiste à plusieurs reprises sur les effets destructeurs de la guerre sur la nature :


« Vingt millions d’obus, et la Terre manqua de s’ouvrir en deux lorsque la Russie frappa l’écorce au même endroit, chaque jour, pendant plus de cent jours ».


A la différence des vers du Cid, – « Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, / Sont des champs de carnage, où triomphe la mort./ O combien d’actions, combien d’exploits célèbres / Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres » – dans lesquels la nature est spectatrice d’exploits guerriers, Olivier Norek attire l’attention sur ce qu’elle subit elle-même : 


« Depuis le tout premier jour du conflit, la forêt était devenue champ de bataille, et les animaux l’avaient désertée, comme ils le font face aux redoutables incendies. Pas un chant, pas un hurlement ni un brame, même les loups et les ours avaient suivi l’exode sans demander leur reste. »


Le regard de Simo, le paysan chasseur, celui qui connaît la nature et la respecte, insiste sur cette conséquence souvent occultée : 


« Il marchait l’esprit tourmenté, comme au chevet d’une amie souffrante, le sol jonché d’aiguilles, de feuilles et de branches arrachées, défigurée par les obus. Dans cette inhabituelle nature muette où soufflait un vent glacial ne s’entendaient plus que les voix humaines, corrompues et malades. »


En temps de guerre, la nature n’est pas seulement une victime collatérale, elle peut être la cible directe comme le montre l’épisode des essais russes de leurs munitions explosives sur un épicéa puis sur un « pin sibérien centenaire au tronc deux fois plus large et dont les trente mètres de haut le faisaient dépasser de la canopée, la cime courbée par le poids de ses propres branches chargées de neige, comme un vieux sage regarde le monde en bas. » La balle fait un trou dans le tronc de la largeur du bras d’un soldat. Plus largement, elle peut devenir un véritable enjeu de guerre. Les Russes décident de raser les forêts pour avoir le champ libre mais aussi pour anéantir le pays :


« Les canons crachèrent près de mille obus dans la même direction. Lorsque le brouillard de poussière de bois retomba enfin et que le vent chassa au loin l’odeur de poudre, ne resta que l’effluve frais et épicé de la résine des pins qui flottait, étrange, entre les soldats. »


Dans un entretien, Olivier Norek explique que l’écriture de ce roman est née du sentiment de peur qu’il a éprouvé lors des menaces de Vladimir Poutine. Il a voulu comprendre la situation actuelle en creusant dans les failles du passé. Le lien avec le conflit en Ukraine doit être fait avec précaution parce que l’histoire ne se répète pas à l’identique mais il est toujours présent dans l’esprit du lecteur.  Au moment de ma lecture, on apprenait, par exemple, que la rivière Desna avait été polluée par les combats de Koursk et que des millions de poissons étaient morts. Ce roman ne va rien changer à la situation en Ukraine ni aux nombreuses autres guerres contemporaines. En revanche, il tient parfaitement le rôle que peut jouer la littérature : donner une dimension universelle à une histoire pour interpeller le lecteur, enrichir ses connaissances pour complexifier sa représentation du monde. En cela, récompensé finalement par le prix Renaudot des Lycéens et le prix Giono, il a su démontrer combien était méritée sa place dans les sélections des Prix de l’automne.





Olivier Norek, Les Guerriers de l’hiver, Michel Lafon, août 2024, 448 pages, 21,95 euros 

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