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Sandra de Vivies : Survivances visuelles (La Femme du Lac)

  • Photo du rédacteur: Khalid Lyamlahy
    Khalid Lyamlahy
  • 1 oct.
  • 9 min de lecture

Sandra de Vivies (c) Alice Khol
Sandra de Vivies (c) Alice Khol


Dans quelle mesure la photographie peut-elle éclairer les traces de l’histoire et mettre au jour le récit intime et collectif ? Cette question est au cœur des travaux de l’écrivaine Sandra de Vivies. Après un recueil de « récits photosensibles », Vivaces (Éditions La place, 2021), l’autrice développe dans son premier roman, La Femme du lac, une réflexion à multiples facettes sur le processus d’écriture à partir de l’image pour penser le conditionnement social et idéologique à travers les époques.  



Observation et reconstruction


L’incipit du roman donne le ton : « Une femme flotte près de l’eau. / Sa robe scintille. / Ma silhouette mon visage blanchissent ». Cette atmosphère brumeuse, entre le « je » de la narratrice et l’ombre de la femme du lac, se déploie tout au long du récit. L’observation qui façonne l’écriture est aussi le miroir qui la réfléchit. Tout commence par une découverte : dans un marché aux puces à Berlin, la narratrice fait l’acquisition d’une boîte de photos datant des années 1960-70, dont celle d’une femme devant le Kalksee, lac situé dans le Land du Brandebourg. En observant cette femme, devenue un repère, la narratrice en vient à s’observer elle-même : « J’oublie ce qu’était l’espace à quoi j’occupais mon temps avant elle. Ne m’intéresse plus que ce qui la comprend ». 


De l’observation à l’obsession, il n’y a qu’un pas qui est constamment franchi et réactualisé au fil de l’enquête. Un rapprochement s’opère entre la narratrice et la femme du lac. Les regards se répondent. L’écriture est guidée par le principe de de la « consanguinité matérielle, plastique ». Une sorte de huis clos, à la croisée de l’image et du texte, où le lecteur est amené à penser simultanément les échos de l’histoire et l’élaboration du récit.


Avec beaucoup d’application, la narratrice s’attelle à reconstruire la trajectoire de la femme du lac, sa vie sous le régime nazi et sa relation avec un voisin poète dont les écrits sont caractérisés par « l’absolue régularité dans la haine de l’autre ». Le texte se focalise sur le naturalisme nazi, « qui cousine avec l’eugénisme ses normes applicables aux corps aux espaces mentaux ». L’un des principes fondateurs de cette idéologie est « le primat du sensible sur l’intellect » dans le sens de la haine « viscérale » des intellectuels et de la mobilisation absolue des corps pour la procréation et la guerre. 


En s’intéressant aux enfants qui apparaissent sur les photographies de la femme, le récit interroge la proximité des corps, leur mobilité dans l’espace et leur manière de se fondre dans l’environnement. Confrontée aux destins de ces enfants, la narratrice observe « l’anachronisme de leur expression et de leur posture », note leur « multitude accordée » mais excluante, et lit dans leurs silhouettes cette « rigueur appliquée aux corps de même qu’aux objets ». Dans un contexte où toute individualité est écrasée, digérée ou tout simplement niée, la narratrice s’acharne à remettre l’individu au centre de l’acte d’écriture. 





La mobilité contre l’assignation


La Femme du lac est un livre sur ce qu’on hérite de la violence de l’Histoire, cette chaîne de diktats, de pressions et de résonances qui n’en finit pas de déformer le corps humain et social. En investissant la manière dont le totalitarisme nazi a cherché à effacer les individus qualifiés de « non conformes » ou « peu solubles » dans le système, traquant la solitude et annihilant des vies jugées « indignes d’être vécues », le texte nous invite à repenser, de manière profonde et critique, le danger des catégorisations et des injonctions en tout genre.


Des camps de concentration juvénile aux centres spécialisés dans la « pédagogie curative », la narratrice sonde « la précarité » de tous ces corps malmenés, exploités et modelés d’une manière qui fait écho à l’hygiénisme en vogue au début du siècle passé : « Le corps est au centre et paradoxalement nié : on ne le cultive que pour sa performance, son apport, ce qu’il peut apporter ». La narratrice élargit le périmètre de son enquête : elle sonde la novlangue des nazis, rappelle l’implication des psychiatres et des neurologues, et dévoile le discours qui sous-tend les traitements infligés aux enfants au nom de « l’optimisation biologique des individus ». 


D’une page à l’autre, on en vient à mesurer l’un des points forts de ce livre : une attention méticuleuse aux signes et aux ombres, une exploration sensible des différentes formes de vie et de mobilité qui peuplent les pages de l’Histoire. Parfois, l’évocation d’une cigogne ou d’un aigle suffit à nourrir le regard et prolonger la réflexion. Derrière les photos qui ponctuent le récit, une réalité fragmentaire se reconstruit sous les yeux du lecteur. De temps à autre, le rêve envahit le réel, introduisant de nouvelles images et invitant la mémoire onirique à réinterpréter la logique des pensées et des émotions. 


À l’image de l’évocation de la Villa Marlier ayant accueilli la Conférence de Wannsee où a été discutée l’extermination des Juifs d’Europe et abritant depuis 1992 un lieu d’expositions, la narratrice reconstruit la mémoire des espaces, restitue la variation des atmosphères, enchaîne les déplacements et les changements de perspective. Des souvenirs de lecture de la littérature concentrationnaire (Robert Antelme, Primo Levi, Charlotte Delbo) à l’expérience d’artistes engagées (Ceija Stojka, Annegret Solteau, Birgit Jürgenssen), Sandra de Vivies ne cesse d’élargir les lieux de son écriture visuelle : « Je fabrique des images avec les négatifs. Déjoue l’aphasie par le mouvement ». Au terme de ces déplacements entrecroisés, se dégagent, derrière l’autrice, des portraits de femmes courageuses qui ont dénoncé, par leurs œuvres, différentes formes de violence ou d’assignation. 





De l’image au texte


Parallèlement à la femme du lac, un autre personnage féminin, non moins central, se fraie un chemin dans le texte : la narratrice elle-même, dans sa jeunesse, mal à l’aise avec son corps, se trouve confrontée aux injonctions de la collectivité. Son récit parallèle s’emploie à reconstruire les souvenirs des trajets à l’école, évoquant notamment le regard des autres, une rencontre marquante avec un photographe, l’expérience du désir et la quête permanente d’une voix intérieure. Entre passé et présent, l’écriture devient alors une forme de négociation avec un double rapproché par le travail de la mémoire : « Je me souviens de sa nausée je l’ai au bord des lèvres ». Là encore, la réalité se recompose à coup d’images superposées qui façonnent le récit : « l’aspect tangible vient de l’image plus que de l’événement en lui-même ». En tissant ses souvenirs de jeunesse dans le creux du texte, la narratrice « interroge l’invisible » et raconte comment elle a appris à vivre avec la peur et à apprivoiser l’étrangeté : une leçon de résilience face à la pression sociale autour de la conformité physique, éducative ou professionnelle. 


Texte à plusieurs entrées, La Femme du lac peut aussi se lire à partir d’une autre perspective, celle qui mobilise, interroge et puise dans la matière du langage et de l’intertextualité. Au fil des pages, on trouve des définitions de termes relatifs à l’environnement, notamment à la question de la préservation (lac, sédiment, séisme, sillon, gâchis, résurgence, etc.), mais aussi des citations (Emanuele Coccia, Anne Teresa De Keersmaeker, Aby Warburg, Georges Rodenbach, Alain Corin, etc.), des réflexions sur la sémantique et le signe (accoler/accolade, la spirale), des observations sur les toponymes (Brandenburg an der Havel), des variations sur le verbe (mourir) et des fragments empruntés à l’histoire de l’art et à la philosophie. Le texte se trouve ainsi enrichi d’une panoplie de motifs linguistiques, historiques et socioculturels, tous « réminiscents dans et par la circulation des images ». 


À bien des égards, le livre de Sandra de Vivies est aussi une invitation à penser la littérature et les arts à partir de la question de ce qui fonde ou nie la vie. Pour la narratrice, Kafka, par exemple, « c’est d’abord l’implacable des systèmes collectifs », alors que Freud restera associé, malgré les critiques légitimes, à « l’affirmation du désir comme mur porteur de toute construction de vie ». L’autrice ne cesse de convoquer ses lectures, cherchant des clés notamment dans les écrits qui s’intéressent au régime nazi. Ainsi, les travaux de la journaliste allemande Charlotte Beradt sur les rêves sous le nazisme lui permettent d’éclairer le processus de double « annihilation de la vie intérieure » et du regard. De même, l’évocation du projet de station balnéaire Prora, conçu par l’architecte Clemens Klotz, lié au régime nazi et à son organisme de loisirs « La force par la joie », figure à la fois « l’impossible vacance du regard » et cette volonté de captation des activités récréatives « à des fins d’endoctrinement et de surveillance ». 




Résonances historiques et critique du langage


En oscillant sans cesse entre les pages sombres de l’histoire (allemande, européenne, intime) et la quête menée de l’image au récit et vice-versa, le livre de Sandra de Vivies met en scène sa propre construction. La Femme du lac est avant tout un texte sur la survivance des formes et des images, l’impact et le devenir des idéologies, mais aussi la possibilité de nouer l’intime et le collectif pour en faire une matière littéraire. Cette variation se traduit également au niveau de la forme, comme quand la prose laisse place à la poésie : « je la dévisage / sur les petits carrés sombres mais / la cendre / d’elle / ne dit rien ». Le récit est ponctué de fragments dont la fonction est autant d’introduire les étapes de la réflexion que de dire le morcellement du sens et l’incertitude inhérente au travail de reconstruction : « Quand toutes les images / racontent une même histoire / d’enfances effacées / ce passé / est-il mort / est-il vivant ».


Il arrive aussi que l’autrice établisse des parallèles directs avec l’époque contemporaine, principalement pour penser les nouvelles formes d’assujettissement et de conditionnement social : « La charge de la norme a été transférée de la collectivité à l’individu, se conformer n’est qu’affaire d’acier de caractère ». En évoquant la montée de l’extrême droite européenne (Meloni en Italie, Bardella en France), l’autrice invite le lecteur à penser la continuité ou la résurgence des signes dans le champ politique. Ici, l’écriture est indissociable d’un travail de réinterprétation transhistorique : « Relier la petite histoire à la grande, déceler en l’être de présent les ramifications du monde d’hier, de l’hier tout entier et complexe, pas uniquement de son petit hier à lui, de son hier de sang ». Un tel effort mène naturellement à porter un regard profondément critique sur l’expérience du présent : « je me demande si quelque imprégnation du nazisme du fascisme du pétainisme ne demeure pas au cœur de nos intimités ». 


À la fois investigation historique et enquête avec et autour du langage, La Femme du lac ne cesse de pointer la manière dont la société force l’individu à se fondre dans le tout « au lieu d’être à l’écoute de soi ». En s’attaquant au discours des politiques, l’autrice alerte sur les tentatives de contrôle ou de détournement du pouvoir de dire, à l’image de l’utilisation abusive du mot « guerre » qui « délégitime toute contestation naturellement mineure en regard de la guerre, tout contestataire naturellement irresponsable d’ajouter son misérable petit chaos à la guerre ». Ainsi, le roman développe en filigrane une approche critique du langage, attentive autant à sa manipulation qu’à son impuissance.




Mémoire et résistance


« Que signifie rester dans l’histoire ? », s’interroge Sandra de Vivies. Comment les totalitarismes ont-ils imprégné les mémoires, les émotions et les habitudes de nos sociétés contemporaines ? Dans quelle mesure les environnements culturels, les programmes idéologiques et les schémas sociaux des dictatures du siècle passé ont-ils influencé les gestes, les pensées et les actes de notre époque ? Que faire de ce « sentiment de péril » que ni l’écart temporel ni les leçons du passé ne parviennent à résorber ? Comment rendre compte, par l’écriture expérimentale et la force d’évocation de la photographie, de cette violence historique inouïe qui continue à hanter les domaines de l’intime et du collectif ? 


En martelant le droit à la différence et en dénonçant les discours de la normalité, de la performance et de la catégorisation, le livre de Sandra de Vivies esquisse un chemin de résistance. Par sa nature hybride et fragmentée, le texte inclassable qui se construit sous nos yeux est l’incarnation même de cette résistance. Sans surprise, ce mode d’écriture appelle, par extension, à redéfinir l’acte de lecture : « Je déduis, interprète comme tout le temps, palpe l’écorce des mots : aspérités, sons ». Plus qu’un roman, on est face à une profonde réflexion sur la matière plurielle de l’histoire, ce que chaque époque lègue à la suivante en termes de représentations et de blessures, et ce qui reste à l’écriture pour sauver le sens même de l’existence.  


Citant l’historien des sensibilités Hervé Mazurel, l’autrice rappelle que la survivance « a trait à une mémoire inconsciente perdue souterraine ». Pour déterrer et penser cette mémoire, il faut inventer un nouveau langage, s’essayer à des formes de narration originales, à mi-chemin entre l’image et le texte, le visuel et le discursif, le théorique et le réel, le poétique et le philosophique. Le lecteur averti ne pourra s’empêcher, en lisant ce texte, de repenser le rôle de l’écriture face aux violences inouïes et aux images insoutenables de notre époque, à commencer par la guerre génocidaire en cours à Gaza, symbole d’un renoncement politique et d’une faillite collective qui continueront sans doute de hanter le monde à venir.


Porté par une écriture exigeante, généreuse et sensible, constamment aux prises avec ses propres limites, La Femme du lac est l’aboutissement d’un cheminement artistique et intellectuel qui fait de la littérature un moyen de réinvestir l’histoire, d’interroger le vivant et de dire, par l’image et les mots, sa dignité inaliénable. 




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Sandra de Vivies, La Femme du lac, Éditions Cambourakis, janvier 2025, 144 p., 18€


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