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  • Photo du rédacteurLuis Teixeira

Théo Boulakia et Nicolas Mariot : l’Etat policier en temps de confinement (L’Attestation)

Dernière mise à jour : 25 janv.



Au printemps 2020, alors que la France entière était confinée, une petite équipe de chercheurs en sciences sociales lançait sur Internet dans l'urgence du moment et comme à la volée un questionnaire sur le vécu du confinement. Il en résulta un ample corpus de 16 000 réponses. Le livre que Théo Boulakia et Nicolas Mariot, respectivement sociologue à l'Ecole normale supérieure et historien au CNRS, ont récemment publié chez Anamosa sous le titre L'attestation. Une expérience d'obéissance de masse, printemps 2020, repose en grande partie sur les données tirées de cette enquête unique en son genre, complétée de statistiques gouvernementales et de plusieurs centaines d'articles parus au moment du confinement dans la presse nationale et régionale.

 

La problématique qui a porté les deux auteurs est aussi simple que difficile : comment les Français ont-ils vécu le confinement du printemps 2020 ? Partant du constat que le confinement a été bien accepté par une majorité de Français, comment expliquer ce consentement ? Plus précisément : quels ont été les ressorts politiques, sociaux et psychologiques de ce consentement ?

 

Cette question complexe du consentement, Nicolas Mariot la connait bien pour l'avoir amplement arpentée dans les tranchées de la Grande Guerre dont il est sans doute l'un des spécialistes français les plus importants. Dans Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple paru au Seuil en 2013, l'historien questionnait magistralement les fondements sociaux du patriotisme de guerre. Comme le rappellent les auteurs dans leur préface à L'attestation, le thème du consentement est loin d'être neuf. Sans revenir à toute la philosophie politique, on peut simplement constater qu'il a suscité des travaux importants en sciences sociales. Je pense en particulier à certains historiens qui ont renouvelé la compréhension du fait guerrier comme le Français Frédéric Rousseau (dont la thèse sur la désobéissance militaire au XIXe siècle a été soutenue en 1985) ou l'Américain Christopher R. Browning dont la célèbre monographie sur l'implication du 101e bataillon de réserve de la police allemande dans la Solution finale – Des hommes ordinaires (1992) – discutait les résultats de la non moins fameuse « expérience de Milgram » du nom de ce psychologue américain – Stanley Milgram (1933-1984) – qui testa au début des années 1960 le consentement à l'autorité sur un panel (par définition limité) d'hommes et de femmes de tous âges et de milieux divers. L'attestation de Boulakia et Mariot élargit d'un coup la perspective : de l'expérience « confinée » de Milgram entre les murs de l'université Yale, le confinement français du printemps 2020 fait basculer les chercheurs dans « une expérience d'obéissance de masse » aux dimensions nationales. 

 

Le livre s'ouvre sur un petit panorama de confinements nationaux (Colombie, Philippines, Ouganda). Considérés dans leurs spécificités, ces exemples montrent que les pays n'ont pas importé un « modèle chinois » d'état d'exception, mais plutôt « amplifi[é] des formes locales de gouvernement autoritaire, de répression des conduites déviantes et de justice sommaire. » Les six chapitres qui composent L'attestation s'attachent à cerner les spécificités du confinement français.

 

La première de ces particularités, celle qui vient immédiatement en tête, c'est bien sûr la mise en place de l'attestation dérogatoire qui donne son titre à l'ouvrage. Boulakia et Mariot rappellent que l'idée provient, à l'origine, d'Italie et restituent l'argumentaire officiel qui a accompagné sa justification ainsi que son installation auprès de la population française. Les auteurs montrent que du point de vue de l'Etat français l'attestation a d'abord eu pour objectif de faciliter « l'expulsion » des citoyens des espaces publics et le contrôle de ces derniers par la police et la gendarmerie. Le quadrillage du territoire national par les forces de l'ordre a été fulgurant mais assez inégal. Boulakia et Mariot montrent ainsi que la pression policière s'est principalement fait ressentir dans les régions où le discours sécuritaire a innervé depuis longtemps le corps social : la façade méditerranéenne et l'Outre-mer (évidemment), mais aussi le Nord et l'Ile-de-France. Ce déploiement hors norme d'hommes et de matériel participait d'une politique de « l'inquiètement », néologisme proposé par les deux chercheurs pour qualifier les différentes stratégies employées par les forces de l'ordre pour faire et surtout maintenir le vide dans les espaces naturels et urbains ouverts habituellement à tous. Du simple avertissement oral au matraquage d'amendes pour certains « jeunes des quartiers », L'attestation donne à voir des techniques de « harcèlement » et de « traque » qui rappellent étrangement les « chasses à l'homme » étudiées par le philosophe Grégoire Chamayou dans un livre paru à La Fabrique en 2010.




 

Tout au long du livre, Boulakia et Mariot s'évertuent à ne pas tomber dans les conclusions tranchées et les sentences faciles. Ainsi s'attachent-ils à montrer que le confinement français n'a jamais été un Grand Renfermement. Dans cette perspective, le chapitre 4 intitulé « Lignes de conduite » constitue sans doute le cœur du l'ouvrage. Sur la base d'une méthodologie rigoureuse et remarquablement consciente de ses limites, les chercheurs sont parvenus à distinguer six profils de confinés : les « claustrés », les « légalistes », les « exemplaires », les « insouciants », les « réfractaires » et les « protestataires ». A eux deux, et si l'on s'en remet au mode de calcul des auteurs, les deux dernières catégories ont représenté environ 17% de la population française. Est-ce à dire que le restant – soit 83% des Français – s'est moulé sans écarts dans l'état d'urgence sanitaire ? De la réponse des chercheurs, développée sur plusieurs pages d'une grande densité, on retiendra l'absence d'automatismes sociologiques tranchés et quelques grandes tendances statistiques : les femmes se sont davantage « cloîtrées » que les hommes et les gens de gauche ont compté bien plus de « réfractaires » dans leurs rangs que les gens de droite. Surtout, ce que montre l'analyse sociologique c'est le caractère absolument déterminant du niveau d'éducation et de politisation pour comprendre le rapport des citoyens à la politique gouvernementale : « Plus faiblement diplômés et politisés, vivant dans des conditions plus précaires, il est possible que les claustrés n'aient pas osé sortir de chez eux parce qu'ils manquaient des ressources, de l'assurance et de la confiance nécessaires pour investir l'écosystème de droits nouvellement défini par l'état d'exception, se saisir des dérogations aux interdictions, et maintenir le cap de leurs habitudes dans une période de crise. »

 

On l'aura compris : remarquable par la rigueur et la transparence de sa méthode, L'attestation offre in fine une matière quasi brute à ceux – philosophes, politistes, sociologues ou historiens – qui se proposent de penser les rapports que les citoyens français entretiennent aujourd'hui avec leur Etat et, inversement, les rapports que cet Etat entretient avec ses citoyens. En lisant ce livre, on comprend mieux pourquoi le confinement a constitué une véritable rupture à l'échelle des existences individuelles comme des sociétés. Ce faisant, le propos nous invite également à être attentif aux permanences, aux continuités, aux pesanteurs du monde social.

 

Le dernier chapitre du livre consacré spécifiquement à « l'enfermement des femmes » explique que le confinement n'a nullement suspendu les inégalités de genre, mais les a, bien au contraire, accentués. Les chercheurs observent ainsi que « le premier confinement a occasionné un surcroît de travail domestique » et que « cette charge de travail supplémentaire a été largement assumée par les femmes », qui l'assument déjà en temps « normal ». Parallèlement, on remarque que les hommes ont été beaucoup moins nombreux que les femmes à s'arrêter de travailler. Cette dissymétrie s'explique par « la segmentation genrée du marché du travail : infirmières, aide-soignantes, agents de nettoyage et caissières (pour ne citer que quelques professions « en première ligne ») sont des femmes dans une écrasante majorité. » Les gestes barrières, surtout quand ils se confondaient avec les gestes anodins du travail domestique, ont exacerbé cette répartition différenciée des genres : « C'est pour la désinfection des surfaces que la différence est la plus marquée, avec un écart de près de 20 points de pourcentage : 44% [pour les femmes] contre 25% [pour les hommes]. » Mais le fait le plus significatif a sans doute été la recrudescence des violences conjugales que Boulakia et Mariot interprètent, à la suite du sociologue Evan D. Stark, en termes d'exacerbation du « contrôle coercitif » des hommes sur leurs compagnes : « Le contrôle coercitif est d'abord un contrôle des sorties, de leur durée, de leur motif, de leur trajet et des fréquentations qu'elles impliquent. » Des hommes sur leurs compagnes certes, mais des hommes sur les femmes tout court : les auteurs rappellent à ce propos que l'évacuation des espaces publics, loin d'avoir pu rassurer les femmes, les a forcé, au contraire, à redoubler de vigilance en réinvestissant les tactiques de protection du quotidien « normal » comme « la recherche d'itinéraires sûrs, l'usage de lignes ou de stations de métro rassurantes, le répérage d'endroits où se réfugier en cas de problème (notamment les cafés), un diagnostic constant de l'espace pour repérer de potentiels agresseurs, l'emploi de certaines techniques du corps (regarder droit devant soi, marcher vite), le choix de vêtements amples et masculins, de baskets plutôt que de talons, voire des arrangements pour se faire raccompagner, rester dormir chez des gens, ou prendre un taxi. »

 

Ces pages finales sur l'enfermement des femmes méritent d'être lues en regard de celles qui, plus tôt dans l'ouvrage, décrivent le quotidien « normal » des « jeunes de quartiers » qui sont statistiquement beaucoup plus sujet au contrôle arbitraire de la police au seul motif qu'ils passaient par là. Comme si le seul fait d'être dehors constituait en soi une raison valable pour exiger de la personne qu'elle décline son identité et justifie sa présence hors de chez elle. Comme si sa place légitime, pour ne pas dire tolérable, était précisément et uniquement chez elle. Boulakia et Mariot parlent à propos du confinement d'une « démocratisation » de « l'expérience du contrôle ». Poussons l'idée jusqu'au bout.

 




Et si le confinement français n'avait pas été autre chose qu'une gigantesque opération de police des places ? J'emploie le mot place au sens que lui a donné le géographe Michel Lussault dans un livre intitulé De la lutte des classes à la lutte des places, paru en 2010. Pour cet auteur, l'espace est bien plus que la scène inerte du théâtre social et les places que nous occupons dans « l'espace social » ne se résument pas à des points sur une carte réelle ou mentale. La place telle que l'a conceptualisée Lussault met en tension la position que nous occupons dans la société et les normes que cette société a créées pour réguler les usages de l'espace (au sens géographique). Ceci dit, le confinement français n'a pas subverti et encore moins redistribué les places. Bien au contraire. De ce point de vue, l'Etat s'est assuré que durant cette période où les espaces publics devaient rester déserts tout le monde était bien (resté) à sa place – la place que chacun habitait au moment précis où le pouvoir décrétait unilatéralement le confinement de toute la population. Sans cela, comment expliquer ces histoires (assez grotesques au demeurant) de types partis nuitamment se retirer en forêt ou en montagne et que la gendarmerie est venue extraire de force pour les remettre littéralement à leur place, c'est-à-dire chez eux, là où ils devaient être. Reclus d'eux-mêmes, ces individus ne constituaient pourtant aucun danger du point de vue sanitaire. La même logique de remise en place s'est appliquée aux femmes victimes du contrôle policier, parfois relayé (on l'a vu) par le « contrôle coercitif » de compagnons à la main lourde.

 

On le sait : le fait d'être confiné dans la place que la société vous a assignée est le lot des minoritaires. La femme « remise à sa place » par un mari violent, le « jeune des quartiers » contrôlé plusieurs fois par jour par la police... En lisant L'attestation, on comprend que pour eux l'état d'urgence sanitaire a ajouté de la violence et de l'aliénation à un quotidien déjà marqué par la violence et l'aliénation. Mais pour le reste, ceux qui ont vécu jusqu'au confinement avec le sentiment d'être à bonne place dans la société, l'assignation à rester chez soi, à sa place donc, a pu avoir l'effet tantôt positif, tantôt négatif d'une véritable épiphanie sociologique. En témoignent ces honnêtes gens cités dans le chapitre 5 (« Les attraits du confinement ») soulagés de constater qu'ils n'ont pas raté leur vie, que la place qu'ils ont héritée ou acquise est bien celle qui leur convient : « Je pense que ce confinement nous place face à la vie que nous nous sommes construite. J'estimais en être satisfait et ce confinement le confirme. Quelle chance. » « Je crois que ce confinement me montre à quel point je suis privilégiée, par rapport à la majorité de la population française. Je suis heureuse d'habiter cet endroit et de posséder une relative autonomie alimentaire. Je suis heureuse des relations harmonieuses qui existent dans la famille. Tout ceci est la conséquence de choix que nous avons faits (vivre à la campagne, posséder un jardin et un potager, par exemple) mais parfois moins (j'ai trouvé un travail salarié l'an dernier, par exemple). » (Les italiques sont des auteurs.) Pour les moins bien lotis l'esquisse d'auto-analyse est plus amère : « Le confinement, déclare une femme claustrée, a mis les points sur les « i » : le foyer fiscal moyen doit tout encaisser seul. Le pauvre a toute l'attention du gouvernement, des subventions supplémentaires, et le riche s'en sort bien dans sa villa et avec son petit personnel. Je suis un foyer fiscal moyen et je suis laissée sur les bords de la route du Covid. »

 

Formulons, en guise de conclusion, une hypothèse interprétative : en précisant l'adresse du porteur et en limitant dans l'espace certaines activités de sortie, l'attestation dérogatoire a forcé les gens à une opération plus ou moins heureuse d'objectivation sociologique. Quelle place j'occupe dans la société ? Suis-je satisfait de cette place ? Autant de questions à la portée hautement politique. Qu'on se rappelle les propos de certains observateurs au lendemain du confinement parlant de « Grande Démission » et s'effrayant des aspirations au changement de salariés des métropoles que l'enfermement avait contribué à conscientiser. Si le confinement a pu avoir une charge subversive, celle-ci a peut-être git – qui sait ? – au cœur même de son dispositif policier, à savoir l'attestation dérogatoire.

 



 

Théo Boulakia et Nicolas Mariot, L'attestation. Une expérience d'obéissance de masse, printemps 2020, Paris, Anamosa, septembre 2023, 397 p., 25 €

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