Une carte sensorielle de la vie (« Les mondes de Colette »)
- Sara Durantini
- il y a 23 heures
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Colette échappe.
Elle échappe aux définitions nettes comme aux étiquettes rassurantes. On dit que les catégories aident à s’orienter, mais Colette semble se dérober même à celles-ci. C’est peut-être précisément dans cette impossibilité de l’encadrer que nous pouvons aujourd’hui l’approcher, tenter de la recomposer en une figure entière, de la reconstruire à partir de ses mille reflets. Nous pouvons la lire sans plus de superstructures, traverser sa voix dans les livres qu’elle nous a laissés, dans l’héritage littéraire parvenu jusqu’à nous. Nous pouvons la suivre tandis qu’elle réécrit les codes de l’autobiographie et se soustrait, avec une grâce rebelle, aux règles héritées de Rousseau. Nous pouvons visiter les pièces de la maison où elle a grandi, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, écouter les bruits de l’enfance entre ces murs, marcher dans le jardin de Sido qui fut pour Colette le premier dictionnaire sensoriel, la langue maternelle d’où elle a tiré son propre alphabet, imprégné de cet accent bourguignon doux et enveloppant, aussi sauvage que les chats dont elle aimait s’entourer.
La première exposition que lui consacre la Bibliothèque nationale de France, sur le site François-Mitterrand au Quai François-Mauriac, ouverte au public jusqu’au 18 janvier, tente de restituer la complexité de Colette dans toute son ampleur : identité plurielle, inépuisable narratrice d’elle-même, artisane de la parole (cette parole lumineuse héritée de Sido). Avec plus de trois cents pièces, manuscrits, photographies, peintures, objets personnels et documents audiovisuels, l’exposition invite à explorer les multiples mondes qui ont nourri son œuvre et sa vie, jusqu’à les fondre en un seul tissu narratif où ce que Colette a vécu et ce qu’elle a écrit semblent respirer à l’unisson : l’enfance, la mère, la nature, Paris, les années de maturité, la réappropriation de son identité, l’émancipation et la transformation. C’est un parcours qui ne fige jamais Colette dans une définition, mais la laisse, une fois encore, respirer.

S’il est un trait que le parcours d’exposition met immédiatement en lumière, c’est bien la nature indomptable et insaisissable de Colette, cette même impossibilité de la contenir que l’on perçoit dans ses livres et en lisant sa biographie. On l’aperçoit d’abord enfant, arpentant le jardin de l’enfance sous le regard vigilant et affectueux de Sido, absorbant la langue de la nature et celle de sa mère comme deux alphabets primordiaux. On la retrouve ensuite jeune bourguignonne propulsée à Paris aux côtés de Willy, une jeune fille qui observe, note, apprend, et découvre en même temps la force et les possibilités offertes par sa propre voix. C’est à cette période que remonte son approche de l’écriture, au moment même de la rédaction des premiers volumes de la série à succès des Claudine (« Je ne suis pas ton sosie. Vous êtes Claudine, et je suis Colette »). Et enfin viennent la transformation, l’émancipation. Se réinventer femme, actrice, mime, danseuse, journaliste, chroniqueuse des mondes nocturnes, figure publique qui ne cesse jamais d’expérimenter. Des documents d’archives exposés, des photographies, des costumes de scène et des lettres, émerge une femme qui engage la totalité de son être, le corps, l’intelligence sensible, l’ironie, le regard acéré, pour conquérir son autonomie économique, affective et créative. Pour se trouver, parvenir à la rencontre avec elle-même et poursuivre cette exploration mystérieuse si chère à Virginia Woolf (cette même Woolf qui, dans les années 1930, disait à propos de Colette : « Je suis, pour ainsi dire, anéantie devant une telle pénétration et une telle beauté. Mais comment y parvient-elle ? Personne en Angleterre n’en serait capable »). Entre-temps, la vie : un laboratoire, une succession d’épreuves et de métamorphoses qui témoignent d’une liberté exercée jour après jour, souvent à contre-courant.

Dans cette perspective, l’exposition devient une carte sensorielle de la vie de Colette, une géographie émotionnelle où chaque lieu contribue à dessiner les contours de son identité narrative. Les paysages de l’enfance, les maisons traversées aux moments de transformation, les pièces habitées aux différents chapitres de sa vie émergent comme des pôles affectifs, des réservoirs de mémoire qui continuent de rayonner de sens, des sources de perceptions que Colette ne cesse de réinventer au fil des pages de ses livres. Ainsi, la flore et la faune deviennent elles aussi des présences qui amplifient son monde intérieur. À côté de ces paysages intimes, l’exposition fait également surgir le monde urbain que Colette a habité et raconté : le Paris de la Belle Époque, le « grand monde » et le « demi-monde », les couloirs et les coulisses des music-halls. Dans les livres de la maturité, dans les reportages comme dans les articles écrits pour les journaux, Colette oscille entre l’autoportrait et l’enquête sociale, donnant voix à ces femmes libres et marginales qui, comme elle, cherchaient à conquérir une indépendance économique et symbolique dans un monde qui n’était pas prêt à les accueillir. Des figures comme Renée Néré, la protagoniste de La Vagabonde, incarnent cette tension constante entre fragilité et autodétermination, entre désir d’enracinement et élan vers la fuite.
En jouant avec le titre de l’exposition et en l’évoquant, la rétrospective présentée à la BnF fait ressortir la pluralité des mondes de Colette, cette géographie émotionnelle qui n’est rien d’autre que la trame vivante des lieux, des perceptions et des métamorphoses qui ont façonné son existence et que Colette a su habiter et transformer. Des mondes qui se pénètrent les uns les autres, restituant le portrait d’une écrivaine qui écrit toujours au plus près de la vie, fondant vie et écriture jusqu’à les rendre indissociables, comme deux mouvements d’un même souffle.
« Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une tache d’encre ... J’éprouve bien, de loin en loin, le besoin, vif comme la soif en été, de noter... Je prends encore la plume, pour commencer le jeu périlleux et décevant, pour saisir et fixer, sous la pointe double et ployante, le chatoyant, le fugace, le passionnant adjectif... ». Et tandis que tu reprends la plume pour chercher ce mot, ce terme qui seul pourrait te définir, il me semble entendre à nouveau les paroles de Ronald Laing : « Je vais à l’intérieur de moi-même. Tu m’y trouveras toujours ».
Et nous, là , continuons de te chercher.
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« Les mondes de Colette », exposition 23 septembre 2025 – 18 janvier 2026, BNF François Mitterrand https://www.bnf.fr/fr/agenda/les-mondes-de-colette




