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54 résultats trouvés pour "sara durantini"

  • Une carte sensorielle de la vie (« Les mondes de Colette »)

    Exposition Colette (c) Sara Durantini Colette échappe. Exposition Colette (c) Sara Durantini S’il est un trait que le parcours d’exposition met immédiatement Exposition Colette (c) Sara Durantini Dans cette perspective, l’exposition devient une carte sensorielle Exposition Colette (c) Sara Durantini « Les mondes de Colette », exposition 23 septembre 2025 – 18 janvier

  • Le Paris d’Agnès Varda de-ci, de-là

    Il fut un temps où l’autofiction commençait à faire son entrée dans le cinéma, un temps où l’expérimentation de la caméra dessinait une nouvelle manière de raconter, renonçant à la prétention de vérités absolues pour suggérer des points de vue, des visions intimes et fragmentaires. C’est un cinéma où l’auteur cherche sa propre voix et, en même temps, expérimente de nouvelles structures narratives, capables de donner forme et son à des images et des mots. Vincent Colonna, théoricien de l’autofiction, souligne qu’il “n’y a pas une forme d’autofiction, mais plusieurs”, rappelant ainsi l’idée de la transformation de l’auteur comme élément fondateur de cette forme cinématographique. C’est dans ce contexte que s’inscrit la recherche cinématographique et photographique d’Agnès Varda, première femme-auteure de la Nouvelle Vague  à partir du moyen-métrage La Pointe Courte . “J’étais toute seule dans cette grande vague de la Nouvelle Vague qui a suivi, j’étais l’alibi, l’erreur. Mais je m’en fichais, je faisais mes films, un point c’est tout”. Son tout premier moyen-métrage, La Pointe Courte , consacré par Georges Sadoul comme “le vrai premier film de la Nouvelle Vague , qui a aussi toutes les qualités et quelques défauts d’une grande photographie”, non seulement s’impose sur la scène, mais impose aussi le langage de Varda, réalisatrice libre et ironique qui réécrit les règles du cinéma français. Connue pour son soin méticuleux du style, ce qu’elle appelait elle-même cinécriture , Varda a constamment refusé l’idée que le langage cinématographique puisse être neutre ou transparent. Comme le souligne Claire Boyle dans une étude consacrée à la “technologie transformative de soi” dans Les Plages d’Agnès , Varda remet en question la prétendue objectivité du médium cinématographique, mettant en lumière le processus par lequel le sens se construit. Cette tension est particulièrement évidente dans son cinéma biographique, où, déjà avant Les Plages d’Agnès , émerge une capacité raffinée à représenter l’identité comme quelque chose de fluide, multiple, sans cesse en devenir. Cela se remarque, toujours selon l’analyse de Boyle, dans Jane B. par Agnès V ., le portrait cinématographique de l’actrice Jane Birkin. C’est précisément dans ce film que Varda, en tant que voix off, confie et transmet à ceux qui écouteront et regarderont son idée selon laquelle le cinéma ne pourra jamais représenter véritablement une personne vivante. Le cinéma ne capture pas, il multiplie : il génère des portraits, partiels et infidèles, et c’est précisément dans cette prolifération que se révèle son pouvoir créatif. Et c’est ici qu’entrent en jeu des dynamiques qui seront propres à d’autres films et à d’autres séries photographiques. Bien avant Jane B. par Agnès V.,  sa photographie et son cinéma, surréalistes, imaginatifs et profondément archétypiques, prennent leur origine dans la maison-atelier, la célèbre habitation du 86 rue Daguerre où Varda s’installe en 1951 pour y rester jusqu’à sa mort. La rue Daguerre devient, une vingtaine d’années plus tard, le décor de son Daguerréotypes , qu’elle définit elle-même comme “un film sur un petit bout de cette rue, entre le numéro 70 et le numéro 90”, une œuvre qui “est un document modeste et local sur quelques petits commerçants, un regard attentif sur la majorité silencieuse. C’est un album de quartier, ce sont des portraits stéréo-daguerréotypés, ce sont des archives pour les archéo-sociologues de l’an 2975. Comme dans la rue Mouffetard, où j’ai tourné mon Opéra-Mouffe , Daguerréotypes  est mon Opéra-Daguerre .” Et à la question de savoir si Daguerréotypes  était un film politique, elle répondait : “Je ne suis pas allée demander : Et les impôts ? Et les taxes ? Et l’avenir ? Vous ne voulez pas que quelque chose change ? Vous votez comment ? J’ai plutôt cherché une approche totalement quotidienne, en essayant de saisir le mode de vie de ces personnes, leurs gestes.” La vie des gens, les regards, les gestes. Des corps qui forment un seul corps, celui, matériel et palpitant, de Paris. Et à l’intérieur de ce corps collectif, se déplace aussi celui de Varda, avec le regard acéré et la vivacité intelligente qui lui étaient propres. L’exposition Le Paris d’Agnès Varda de-ci, de-là  au Musée Carnavalet Histoire de Paris, encore en cours, fruit d’un travail de recherche de plus de deux ans, s’appuie essentiellement sur le fonds photographique d’Agnès Varda et les archives de Ciné-Tamaris, elle met en regard l’œuvre de la photographe avec celle de la cinéaste à travers un ensemble de 130 tirages, dont de nombreux inédits, et des extraits de films tournés entièrement ou en partie à Paris, c’est un voyage de plus de soixante ans dans l’exploration photographique et cinématographique d’Agnès Varda. L’exposition explore les trois vies que Varda a menées : photographe, réalisatrice, artiste visuelle. Et ces trois identités se reflètent toutes dans Paris, ville qu’elle a habitée de 1943 à 2019, et qu’elle a traversée et racontée avec un regard oscillant entre poésie et réalisme, surréalisme et documentaire. L’exposition révèle son goût du jeu et de l’imprévu : comme dans les carnets où elle notait les noms des stations de métro, entourant certaines lettres pour en faire émerger d’autres, créant de nouveaux mots, des associations inattendues, ironiques, poétiques. Varda a toujours raconté la complexité de l’âme féminine, au point d’être considérée comme la première réalisatrice féministe. En 1961, elle réalise Cléo de 5 à 7 , deux heures dans la vie d’une jeune chanteuse qui attend le résultat d’un examen médical suspectant un cancer. Ensuite Le Bonheur , qui lui vaut l’Ours d’argent à Berlin, puis Lions Love  et le documentaire Black Panthers , tournés lors d’un court séjour à Los Angeles. Et lorsqu’en 1975, la chaîne Antenne 2 (aujourd’hui France 2) demande à sept réalisatrices de répondre en sept minutes à la question “Qu’est-ce qu’une femme ?”, Varda réalise un ciné-tract dans lequel des femmes discutent de sexe, de désir, de maternité. Parmi elles, une femme nue et enceinte danse et rit aux éclats, suscitant à l’époque des protestations, mais laissant une trace indélébile : une image pleine de liberté, de courage, de vérité. En 1985, elle signe un autre récit au féminin avec Sans toit ni loi , qui lui vaut le Lion d’or à Venise et révèle au monde le talent de Sandrine Bonnaire. En 2005, elle reçoit le César d’honneur et participe comme jurée au Festival de Cannes. Elle ne cessera jamais de raconter : elle est la première réalisatrice à recevoir un Oscar d’honneur en 2017 (occasion lors de laquelle elle prendra position sur le mouvement #MeToo). Étant récemment à Paris et visitant l’exposition consacrée à Agnès Varda, j’ai essayé de regarder la ville à travers ses œuvres, à travers sa démarche, en faisant mien son mot d’ordre placé en exergue de l’exposition : “Il m’est naturel d’aller de-ci, de-là, de dire quelque chose puis le contraire, et de me sentir moins piégée parce que je ne choisis pas une seule version des choses”.

  • L’écriture comme un couteau : réflexions sur Annie Ernaux et la tension entre désir et forme

    Dans le célèbre Saint Genet, comédien et martyr , Sartre écrit: « l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous ». Des mots qui rappellent ceux d’Annie Ernaux dans Mémoire de fille : « la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive ». Deux phrases qui tracent une ligne commune à l’intérieur d’un horizon littéraire plaçant au centre de la narration l’expérience de la mobilité sociale et culturelle, avec le conflit identitaire qui en découle. On en trouve des exemples non seulement chez Annie Ernaux, mais aussi chez Didier Eribon, Édouard Louis, sans oublier des figures comme Albert Camus et Jean Genet. Chacun d’eux, à travers leur écriture, a raconté l’éloignement de leur milieu d’origine : un éloignement qui, parfois, a été le fruit d’un choix conscient, d’autres fois imposé par des événements extérieurs. Par le geste de l’écriture, ces auteurs ont tenté d’élaborer les conflits qui les ont traversés, symbolisant le sentiment de dépaysement et, en même temps, cherchant à recoudre les blessures intérieures d’une existence divisée. C’est le drame de l’exil, celui des sujets suspendus entre deux mondes sociaux éloignés, marqués par la fracture décrite par Pierre Bourdieu avec le concept d’ habitus clivé : «c ette ambivalence est au principe d’une double distance par rapport aux positions opposées, dominantes et dominées, dans le champ ». Je voudrais, dans cet espace qui m’a été accordé, réfléchir à cer mots d’Annie Ernaux et sur son écriture. Une écriture qui ne dédommage pas, qui n’apaise pas, mais qui s’impose comme témoignage d’une condition de transfuge de classe. Dès son premier livre, Les Armoires vides , l’écriture d’Ernaux se situe inévitablement à contre-courant : « j’écrivais contre, y compris contre la littérature, que j’enseignais par ailleurs ». Ernaux se positionne contre la littérature traditionnelle, contre les canons bourgeois de la narration, contre le système culturel dominant qui, paradoxalement, a contribué à la former en tant qu’écrivaine. Cette réflexion a été encore nourrie par l’arrivée récente en Italie de la traduction de L’Écriture comme un couteau , un échange épistolaire avec Frédéric-Yves Jeannet, vingt ans après la première édition publiée par Stock éditeur et plus de dix ans après la version actualisée parue chez Gallimard. Dans ce livre-entretien, Ernaux aborde certains des points fondamentaux de son parcours narratif, offrant des pistes pour comprendre les racines profondes de son acte littéraire. Je tenterai de tracer quelques lignes de lecture de ce livre-entretien en le mettant en dialogue avec la conversation qu'Ernaux aura, quelques années plus tard, avec Pierre Bras, faisant ressortir les points de contact entre ces deux entretiens.  L’écriture contre, même contre la littérature, comme le disait Annie Ernaux à Frédéric-Yves Jeannet, est une écriture destinée à exposer celui ou celle qui l’utilise, à exposer le corps et la personne au regard des autres. « J’entrais mal, de façon incorrecte, boueuse, dans la littérature, avec un texte qui déniait les valeurs littéraires [...]. Ce n’était pas un premier roman aimable ( Les armoires vides , ndr), qui me vaudrait la considération de la province où je vivais, les félicitations de la famille. Mais du plus profond de mon être, je savais que je n'aurais pas pu écrire autre chose que ce texte-là. D'entrée de jeu, sans le vouloir de façon claire, je me suis située dans une aire dangereuse ». Un danger qui provient du sentiment de trahison envers sa classe sociale d’origine. Dans la longue conversation avec Pierre Bras, Annie Ernaux dira, toujours à propos de Les Armoires vides , que « le livre [...] s’inscrit hors du champ littéraire ou plutôt m’y fait entrer en tant qu’hérétique, dans une forme de destruction même, carrément, vouloir détruire tout ce à quoi j’ai cru : la belle écriture... Les Armoires vides  sont une rupture avec la littérature qu’on enseigne, qu’on admire, me situent ailleurs ». Danger, destruction, rupture. Il ne semble donc pas fortuit que soit choisi, comme titre du livre-entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, l’image d’un couteau, un objet qui coupe, qui tranche, l’arme dont Annie Ernaux a besoin et qui fait partie intégrante de sa recherche pour explorer la réalité, extérieure ou intérieure, de l’intime et du social dans un même mouvement, en dehors de la fiction. C’est ce type d’écriture qui introduit le soi au monde, mais surtout « le monde en moi » qui représente la « seule possibilité que j’aie de faire de la littérature », selon les mots d’Ernaux, et qui fait partie de termes d’une observation du monde et d’une manière de l’habiter, ce type d’écriture comprend, outre la leçon de Pierre Bordieu, celle de Michel Leiris sur l’écriture comme mouvement centripète, de soi à soi, et centrifuge, de soi vers les autres. A la base, il y a une réflexion profonde sur sa propre condition d’écrivain qu’Ernaux a entreprise au début des années 1980 et qu’elle explique dans l’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet. Elle sentait qu’elle devait donner corps et voix à une écriture qui mettait en lumière ce premier monde populaire dont ses études puis son parcours professionnel l’avaient séparée, un monde populaire que, d’une certaine manière, elle voulait oublier.  Le défi, alors, n’était pas seulement d’écrire, mais de le faire sans trahir. Trahir le père, figure centrale de sa mémoire ; trahir le milieu dont elle venait et qui continuait d’exister, bien qu’elle en fût à la marge. Ernaux sentait que le seul moyen juste de faire ressurgir la vie de son père était une écriture qui respecte les faits, qui puise dans les paroles réellement entendues, dans les gestes quotidiens, dans la vérité de cette existence. Il n’y avait pas de place pour la fiction romanesque, qui aurait transformé la réalité en artifice, réduisant cette vie à un simple enchevêtrement narratif dépourvu d’authenticité. Si, à Frédéric-Yves Jeannet, Ernaux déclare que, pour ce projet d’écriture, « le titre que j’ai donné à cette entreprise pendant plusieurs mois – La Place  s’est imposé à la fin seulement – était assez clair sur mes intentions : Éléments pour une ethnologie familiale . Il n’était plus question de roman, qui aurait déréalisé l’existence réelle de mon père », il s’agit d’une écriture « objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé », dans le dialogue avec Pierre Bras, Ernaux affirme qu’elle reproduit dans le champ littéraire sa position dans la société. La position de transfuge, entre deux mondes sociaux. Disons que l’écriture, c’est le moyen pour moi d’atteindre le réel et je pense que ce doit être une des fonctions essentielles de la littérature. Pour atteindre le réel, il n’y a pas de voie privilégiée, il n’y a pas de certitude non plus d’y être arrivée. Dans le champ littéraire, il n’y a pas que la position qu’on y occupe, il y a aussi la façon de s’y comporter, les stratégies pour y avancer ou s’y maintenir ». À travers cette posture d’écriture , elle dépasse ce qu’elle avait défini avec Frédéric-Yves Jeannet comme la déchirure culturelle : l’expérience d’être une immigrée interne  de la société française. Et si l’écriture, comme un couteau, enfonce sa lame dans la douleur et devient l’arme d’une lutte de classe et de genre, il est tout aussi vrai que l’écriture est l’arme pour faire advenir, pour une transformation qui part du je  vers l’extérieur, un outil pour affronter la réalité, remettre en question et ébranler l’ordre du monde. D’ailleurs, comme elle le confiera également à Michelle Porte, écrire signifie intervenir dans le monde, « je ne peux pas écrire sans cette pensée d’être utile ». C’est cette tension vers un engagement civique qui, selon Dominique Viart, fait d’Annie Ernaux une écrivaine de son temps, capable de produire une œuvre séculière , enracinée dans la contemporanéité et ses conflits. Au nom de cet engagement, Ernaux choisit de rester loin de Paris, préférant écrire depuis les périphéries, géographiques et symboliques, qui appartiennent à son origine et à son identité. Pierre Bras a interrogé Ernaux sur ce refus d’« entrer à Paris », en suggérant que ce choix, d’une certaine manière, ne lui aurait jamais été pardonné, l’associant à un jeu de domination et de soumission typique des rapports de force culturels et sociaux. Ernaux reconnaît combien la découverte et l’expérience de la domination masculine ont profondément marqué sa vie, un thème qui émerge avec force dans Mémoire de fille . Dans ce livre, l’auteure explore la connexion intime entre expérience personnelle et écriture, un lien qui non seulement donne forme à son œuvre, mais la place dans un dialogue fécond avec les théories sociales et de genre, leur conférant une vérité qui naît de la vie vécue (et en ce sens il faut chercher la signification des mots placés au début de cette réflexion).  C’est l’ouverture d’une narration qui ne se limite pas à explorer l’intime, mais s’élargit à un extraordinaire tableau sociologique et politique. Ernaux a inscrit la narration personnelle dans un récit collectif, montrant comment chaque moment fondateur de l’identité est le résultat d’une intersection entre le contexte social dans lequel on naît et la perception subjective de soi et du monde. L’écriture devient ainsi un espace où l’individu et le collectif se rencontrent, s’entrelacent dans une réflexion qui éclaire le lien indissoluble entre la dimension personnelle et la dimension sociale, un espace qui, pour Annie Ernaux, est devenu, au fil des années, une façon d’exister . Ainsi, vie et écriture sont liées par un double fil: « c’est vrai, j’envisage l’écriture comme un moyen de connaissance, et une espèce de mission, celle pour laquelle je serais née, donc aller toujours le plus loin possible, sans savoir ce que cela signifie vraiment ».

  • Le corps des femmes : Shirin Neshat entre Milan, Paris et Téhéran

    Shirin Neshat : My Beloved in Women of Allah (c) Sara Durantini Il y a une réflexion qui revient, qui Shirin Neshat : Unveilling in Women of Allah (c) Sara Durantini Le corps de la femme et les questions Shirin Neshat : Women of Allah Series (c) Sara Durantini

  • La géographie de l'absence : dans les eaux océaniques de Marguerite Duras

    Marguerite Duras (c) Agatha Films « Il y aurait une écriture du non-écrit ». Avec la fragmentation de l’écriture, le mot expérimenté par Marguerite Duras est enfermé dans les marges de la solitude, criblé par la pâleur sémantique qui deviendra plus tard une quête extatique d’une langue nouvelle, reflet d’un ressenti transformé dans le corps et dans l’âme. « Ce fut un amour violent, très érotique, plus fort que moi, pour la première fois. J’ai même eu envie de me tuer, et cela a changé ma manière même de faire de la littérature : ce fut comme découvrir les vides que j’avais en moi, et trouver le courage de les dire. La femme de Moderato Cantabile  et celle de Hiroshima mon amour , c’était moi : épuisée par cette passion que, ne pouvant la raconter, j’ai décidé d’écrire ». L’amour violent dont parle Duras se consume avec Gérard Jarlot en 1957. Ce n’est pas le premier, Gérard. Mais, peut-être, est-il le premier à s’être nourri, inconsciemment, des manques de Duras. La disparition de sa mère, survenue justement en 1957, creuse des sillons dans la fragilité de Duras dont la vie, depuis toujours, frôle les limites des expériences possibles. Marguerite s’abandonne à Gérard, à cet amour porteur de vides et de silences, cet amour affamé et jamais rassasié. Marguerite s’abandonne à ce désir lumineux et en même temps insaisissable parce que sa lumière est une révélation à peine perçue, saisie au moment de l’explosion puis arrachée sans possibilité d’être goûtée et vécue dans sa plénitude. Cet amour tourmenté pour Jarlot, que je retrouve également chez la dernière Duras avec Yann Andréa, est à la base du geste, de la recherche vers une parole vidée, écorchée, asséchée. Il s’agit de la parole cinématographique que l’on lit dans l’abandon du son et de l’image, dans le passage de la « profondeur du mal à la profondeur du bleu ». Dans ce que Laura Graziano définit comme la « syntaxe de la soustraction », je retrouve la puissance de la représentation filmique de Marguerite Duras. Le théâtre offre à Duras la scène parfaite pour l’expérimentation linguistique, au nom d’une écriture libérée des contraintes narratives classiques. Cependant, c’est avec le cinéma, à partir des années cinquante, et plus particulièrement entre 1970 et 1980, que Marguerite Duras explore une nouvelle forme de langage. La transposition cinématographique du texte durassien joue sur les vides narratifs déjà perceptibles dans le roman Moderato cantabile , ces élans émotionnels issus d’une réflexion profonde sur la relation entre dialogues et narration, entre présences et absences, entre exposition et intériorisation. À travers l’œil de la caméra, la traduction du texte durassien à l’écran ne fait qu’achever un type de cinéma que Duras elle-même définit comme simple « vanité et poursuite du vent », conçu tout spécialement pour les « spectateurs ordinaires ». Le mépris de Duras pour la transposition filmique de certains de ses écrits est bien connu, et elle ne cherche nullement à le dissimuler. Endosser le rôle de réalisatrice, elle qui n’avait aucune formation de cinéaste, devient pour elle le seul moyen de faire « un autre cinéma », un geste de défi envers un type de cinématographie soumise à des règles mercantiles étroites et destinée à ceux que Duras considère comme des « spectateurs au kilogramme ». Après les années de l’amour destructeur avec Gérard Jarlot, Duras est entièrement bouleversée par le lien qu’elle noue avec la caméra. C’est ici que la communication se dissout : des éclats métasémantiques se dispersent dans un cadre où les traces linguistiques et psychologiques sont enchaînées par une écriture immanente, incontrôlable et voluptueuse. Le mouvement de Duras est au cœur du cinéma : la compénétration entre texte et image, entre écriture et voix, est intense. Tout aussi fort sera le lien émotionnel avec les lieux d’extase créatrice, comme la maison de Neauphle-le-Château, où l’ailleurs de la langue trouve sa correspondance dans l’imaginaire. On parle, à ce propos, de « cinéma absolu », où le lecteur-spectateur est invité à remplacer ce qu’il ne voit pas par ce qu’il imagine. Sans cesse renouvelée et interrogée, l’écriture de Duras pour le cinéma se développe dans le découpage des scènes, les gros plans, les cadrages, la profondeur de champ, le rythme lent, et plonge dans l’expérience vécue ; de cette réflexion, le mot devient tour à tour image ou son, dans un rapport dialectique constant. Si avec Hiroshima mon amour  (film d’Alain Resnais, scénario et sujet de Duras, 1959) et Une aussi longue absence  (film d’Henri Colpi, scénario et dialogues écrits par Duras elle-même avec son amant Gérard Jarlot en 1961) Duras tend vers le cinéma, c’est avec la réalisation des films Détruire, dit-elle (1969), La Femme du Gange  (1974), India Song  (1975) et avec la pièce de théâtre Suzanna Andler  (1975) que Duras circonscrira la géographie de l’absence :  diaphane sera le mot qui laisse entrevoir ce qui se tient derrière le mot lui-même. C’est précisément dans les replis de la douleur de Suzanna que je retrouve non seulement le récit d’une femme, mais aussi l’histoire d’un lieu qui plonge ses racines dans les « eaux océaniques de Duras ». Dans Hiroshima mon amour , il s’agit d’une tragédie silencieuse, soutenue par les variations musicales de Giovanni Fusco, qui insiste sur la fragmentation de la parole et qui se reconnaît justement dans cette fragmentation : une tragédie imprégnée d’une souffrance qui n’est pas celle d’un seul individu, mais qui devient universelle, tout comme la douleur de Suzanna, qui se superpose aux mensonges et aux non-dits, transformant son histoire personnelle en une histoire qui, comme l’enseigne Duras, « passe par son absence », transcendant la parole et s’accomplissant précisément dans les vides générés par l’écriture. Car écrire (un livre, un scénario), c’est aussi cela : « ne pas parler. C’est aussi se taire. C’est hurler sans bruit. ».

  • Entretien avec Chiara Mezzalama : « Côtoyer les fantômes » (Dans la chambre forêt)

    Chiara Mezzalama © Alessandro Nigro Giro di alberi  est une œuvre de Franca Sonnino datée de 1987, réalisée avec du fil de fer et du fil de coton. Et c’est justement ce fil solide  qui lui a permis d’explorer la dimension de la sculpture sans renoncer à l’usage d’un matériau intimement lié à l’univers domestique et féminin. Les arbres de Sonnino semblent s’ancrer à la terre tout en la transcendant, comme si, dans leur enchevêtrement de fils, se cachait le désir de retenir ce qui, inévitablement, échappe : le temps, la mémoire, la vie même. Dans cette tension entre enracinement et légèreté, on reconnaît la proximité de Maria Lai, qui fut pour Sonnino une présence amicale et un guide. Maîtresse du fil comme geste et comme lien, Maria Lai transformait la trame en écriture, capable d’unir les objets et les êtres, la mémoire et la perte. Et c’est sans doute pour cette raison que son nom et son héritage apparaissent en exergue du roman Dans la chambre forêt  de Chiara Mezzalama (Presses de la Cité, 2025) : là aussi, entre ces pages, comme dans les œuvres de Lai et de Sonnino, l’art devient récit partagé, tissage entre l’humain et le naturel, entre ce qui demeure et ce qui se transforme. Dans le livre de Chiara Mezzalama, les arbres qui composent la forêt, cette forêt d’été, qui devient alcôve et refuge, sont la figure même de la mémoire et de la métamorphose. Enracinés dans la terre mais tendus vers le ciel, comme les fils entrelacés de Sonnino, ils gardent la mémoire de ceux qui ne sont plus et continuent de croître, silencieusement, dans le temps de ceux qui restent. Et alors, entrons avec respect et avec un sentiment d’attente dans ce refuge qui sent l’été, qui exhale le parfum de la mousse, de la résine et de la terre humide, de cœurs battant à la folie, de vie qui palpite dans les veines, de corps affamés. Entrons dans un espace fait de souffles, de mots et de silences, de vies qui s’entrelacent comme des fils, et de mémoire qui n’est jamais seulement souvenir mais matière vivante, qui respire et se transforme. Deux amants parmi les arbres de la chambre-forêt, et leurs vies qui s’enchevêtrent, qui se cherchent, qui tentent de se rejoindre, de passer du temps ensemble, de s’envoler vers la vie, si avare, chaque heure, chaque minute, chaque instant. Nous observons le mouvement. Le mouvement de deux corps poussés par l’amour, un mouvement soudain arrêté. Les fils restent tendus, retenant ce qui ne peut plus se toucher. Les restrictions dues au Covid empêchent les deux corps de se rencontrer dans la chambre-forêt. Il ne reste que les mots, ceux qui peuvent s’écrire, ceux qui nourrissent l’attente d’une nouvelle rencontre. Mais l’attente se brise lorsque la perte définitive, inéluctable, survient, dissolvant inexorablement la trame du désir. Alors la chambre-forêt se vide, devient ombre et silence. Entre ces pages, nous lisons la douleur d’une femme qui reste seule, nous lisons comment elle parvient à traverser la douleur comme on traverse un incendie, cherchant parmi les cendres un sens, un signe, une voix. L’écriture devient le fil qui l’ancre au monde, le seul moyen de ne pas se perdre tout à fait. Les mots qui sauvent, qui deviennent voix et mémoire, qui se font semences pour reboiser la chambre-forêt, semences d’où naîtront d’autres arbres qui, comme ceux de Franca Sonnino, continueront à croître dans le temps. Vous avez écrit Dans la chambre forêt d’abord en français, puis vous l’avez traduit en italien. Que se passe-t-il pour l’écriture lorsqu’elle traverse une frontière linguistique ? Et sur le plan émotionnel, avez-vous senti que le livre changeait en passant d’une langue à l’autre ? J’ai écrit Dans la chambre forêt  d’abord en français. C’était une urgence, une nécessité. Je n’ai pas vraiment réfléchi, j’ai écrit pour m’en sortir, c’est tout. Je l’ai ensuite réécrit en italien. Se traduire soi-même est quasiment impossible. Chaque langue, par sa propre structure, façonne la pensée et les émotions. Donc oui, je ne suis pas la même écrivaine dans une langue et dans l’autre. Quand la langue traverse une frontière linguistique, elle change. Le texte est comme une partition qui serait jouée par deux instruments différents. C’est quelque chose qui me passionne, me questionne et me donne une grande liberté d’expression.  “Être libre”. Liberté de poursuivre ses propres désirs, d’aimer qui l’on veut sans penser aux conséquences, ou peut-être en essayant de les ignorer, liberté aussi d’aller à l’encontre de ses propres principes, même féministes. Le mot liberté traverse ton livre de nombreuses manières : parfois de façon explicite, parfois de manière souterraine. Quel rapport la protagoniste entretient-elle avec la liberté, dans les faits que vous racontez. Et comment son regard sur ce mot évolue-t-il au fil du temps ? Liberté, vaste sujet ! Elle a toujours été un moteur dans mes décisions. Je suis par nature téméraire, je me lance dans la vie, parfois je me casse la figure. J’ai appris que la liberté a un prix plutôt élevé. Quand j’ai décidé d’aller vivre à Paris, c’était par un besoin de me libérer de tout un ensemble de choses qui m’oppressaient. Écrire en français fait partie de ce parcours de liberté. Ce n’est pas toujours facile, il faut apprendre à composer avec les contradictions. La maternité, par exemple, a été à la fois une expérience à travers laquelle je me suis épanouie mais qui m’a également obligée à suivre le rythme de mes enfants, à renoncer à certains de mes besoins, mes envies. Dans le roman, la protagoniste se trouve à vivre une passion clandestine. Elle se sent à la fois très libre de s’abandonner à son amant, mais elle reste une femme cachée, empêchée. Forcément le sens du mot liberté change à travers les phases de la vie, mais ça reste un objectif à poursuivre, pour soi et pour les autres. L’écrivaine Michela Murgia disait que la propre liberté ne vaut rien si elle ne contribue pas à la liberté des autres. Je suis très d’accord  avec elle.  Dans le livre, la perte devient un récit collectif, une forme de mémoire partagée qui traverse la personne dans toute sa complexité. Les nombreuses citations qui jalonnent le texte offrent aussi à la protagoniste, et à celle ou celui qui lit, des repères pour naviguer, avec les autres voix, à travers la douleur, et tenter d’aborder une renaissance. Comment avez-vous travaillé cet enchevêtrement entre perte personnelle et voix collective ? Au départ, l’histoire est très personnelle. La solitude que provoque la mort soudaine d’une personne aimée, est radicale. J’avais la conviction que personne ne pouvait réellement comprendre ce que je traversais. C’est là que j’ai commencé à lire des textes sur le deuil. Pour me rassurer et comprendre que d’autres avaient vécu des expériences extrêmes similaires. Ainsi la narration est passée du domaine personnel au collectif. Je pense que la littérature a vraiment cette fonction de partage, de reconnaissance ; elle nous met face à un miroir de manière à nous rapprocher de ce qui est universel et commun à tous les êtres humains. Le texte s’est donc enrichi des mots des autres, phrases, citations, pensées, témoignages. Ce que j’écris est l’ensemble des histoires que j’ai lues, entendues, rêvées, oubliées. Je suis traversée par tout cela.  Et dans cette perspective, pensez-vous que l’écriture puisse être une forme de réconciliation avec ce qui a été perdu ? J’aime le mot  réconciliation  qui possède à la fois une dimension factuelle de remettre ensemble, rapprocher, mais a aussi une dimension spirituelle : c’est un sacrement lié au pardon dans la liturgie chrétienne. L’écriture a cette double portée : elle permet avec les mots, le vocabulaire, la syntaxe, de raconter une histoire, mais elle nous dépasse complètement, elle nous transcende. Quand j’ai commencé à écrire je ne pensais à rien, je n’avais pas une structure établie, il y avait uniquement cette grande perte, comme un trou béant. Et puis lentement à travers les mots, les phrases, je me suis rapprochée de cette grande souffrance, j’ai pu lui donner une forme et en quelque sorte m’en détacher. Je n’éprouvais aucune consolation au moment d’écrire mais dans l’après-coup j’ai compris qu’une transformation était en cours. Tout n’était pas perdu, au contraire.  La mémoire de l’amour vécu par la protagoniste est traversée par la honte et l’émotion, par des sentiments qui ont accompagné le désir au moment où il s’est heurté à la morale ou aux principes. Comment avez-vous travaillé cette complexité émotionnelle, cette tension continue entre ce que la protagoniste ressentait et ce qu’elle considérait comme juste ? Et que signifie raconter un sentiment qui naît dans l’ombre mais qui est, en même temps, authentique et vital ? S’il existe un lieu où l’on peut se mesurer avec la complexité, avec l’ambiguïté, avec la coexistence de sentiments opposés – difficiles comme la honte, intenses comme le désir – c’est bien la littérature. L’écriture permet de questionner la morale, d’explorer les méandres sombres du réel que nous retrouvons en nous-même. La protagoniste se demande si elle a le droit d’aimer un homme marié, si son désir est légitime, alors qu’elle sait qu’elle fera souffrir une autre femme. Et pourtant elle est en train de vivre un grand amour, authentique, puissant. Elle se demande par ailleurs si sa souffrance est légitime, vu qu’elle n’existe pas aux yeux des autres au moment de la mort de son amant. Et pourtant cette souffrance est partout : en elle, autour d’elle. La vraie difficulté est de réussir à trouver les mots pour décrire cette matière impalpable qu’est la vie dans toutes ses nuances et ses imperfections.  Ce qui m’a frappé dans le livre, c’est la manière dont le temps se brise en deux : avant et après la disparition soudaine de l’être aimé, mais aussi avant et après la pandémie. Deux événements qui bouleversent, chacun à leur manière, le corps et le temps de la protagoniste. De quelle façon cette structure « fracturée », cette double narration du temps, vous a-t-elle permis de raconter le désarroi et, peut-être, la recherche d’un nouvel équilibre après la perte ? Il y a une phrase dans le texte : « La mort laisse son empreinte dans le temps comme le couteau dans la chair, marquant un avant et un après… ». C’est exactement ce qui arrive, une césure brutale. La pandémie a été une césure vécue par l’humanité entière. On l’a trop vite oublié. Moi je ne veux pas oublier. Je veux que les mots restent pour témoigner ce sentiment d’effroi, cette perte de tous les repères. Mais il y a un après , heureusement. Je peux affirmer que la mort a apporté des dons dans ma vie. J’ai découvert qu’autour de moi il y avait des femmes capables de prendre soin de mon chagrin, de s’occuper de mes enfants, de m’accompagner dans le deuil et continuer à cultiver la joie malgré tout. Je le raconte dans le texte : cette expérience de la sororité qui sauve. Dans les temps sombres et menaçant que nous traversons, les liens que nous tissons sont essentiels. Le soin, la joie, la gratitude sont des antidotes au désespoir, à la solitude. Mais il faut les choisir. Écrire en français a-t-il été pour vous une manière de prendre de la distance par rapport à l’événement et de le raconter avec plus de lucidité et de retenue, ou au contraire de vous rapprocher du cœur de cette histoire ? Les deux à la fois. En français j’ai moins de moyens, ce n’est pas ma langue maternelle et pourtant je me sens plus libre. Cette liberté vient de l’inconfort, je crois. Une exploration des frontières de la langue, une désorientation qui apporte cependant de la clarté, comme s’il fallait aller chercher l’essentiel, ce qui reste. C’est la même expérience que j’ai vécue avec le deuil : une exploration de la frontière entre la vie et la mort, un ailleurs inconnu qui m’a permis de comprendre ce qui était vraiment important pour moi, nécessaire. En m’éloignant, je me suis rapprochée.  Dans l’édition italienne, en exergue, parmi plusieurs citations, vous en mentionnez aussi une d’Olga Tokarczuk, une voix contemporaine d’une puissance extraordinaire : « Ce qui arrive et n’est pas raconté cesse d’exister ». Ses mots m’ont ramenée à Annie Ernaux et à sa manière de transformer la vie privée en témoignage collectif. Cette histoire semble naître justement du besoin de donner forme et durée à ce qui risquerait de s’effacer, et peut-être aussi du besoin de laisser aller, en tout ou en partie, ce qui, d’une manière ou d’une autre, a été perdu… Quand j’écrivais le texte, je ne me suis pas posée la question de la publication. C’est arrivé dans un deuxième temps. Et là, bien sûr, j’ai pensé à la phrase de Olga Tokarczuk, mais également à Goliarda Sapienza et à Annie Ernaux. Cette lignée d’écrivaines est tellement importante dans l’histoire de chacune de nous. Elles nous soutiennent, nous inspirent et nous guident. Leur choix de transformer la propre expérience personnelle en thème universel est très puissant. Il faut du talent et du courage. Donner une forme à ce qui disparait, faire vivre les morts, côtoyer les fantômes… depuis toujours la littérature a cette mission. Que serions-nous sans toutes les histoires qui nous précèdent depuis la nuit des temps ?  Chiara Mezzalama, Dans la chambre forêt , Paris, Presses de la Cité, août 2025, 176 pages, 19 euros

  • De la page à l’écran : l’écriture visuelle d’Annie Ernaux

    C’est d’abord une attitude que je veux avoir par rapport au sujet du texte, c'est-à-dire une observation la plus objective possible, un regard non empathique qui permette d’échapper à l’expression d’un vécu spontané. Ensuite, c’est trouver l’écriture – le « style de la distance » – qui fasse juste « voir », comme au cinéma, pas n’importe lequel, celui qui est avare de dialogues, de psychologie, celui qui suscite l’émotion et la réflexion par le comportement des personnages. Tout le temps que j’ai écrit  La Place , je pensais à  La Strada . Et quand j’ai vu le film de Christian Mungiu,  Quatre mois, trois semaines deux jours , j’ai eu l’impression que c’était ce que j’avais voulu faire dans  L’Événement . Annie Ernaux Constamment en équilibre entre parole et image, l’écriture d’Annie Ernaux se configure comme une écriture photographique qui emprunte les codes du cinéma et du théâtre. Par ce biais, l’écriture d’Annie Ernaux a transformé le dispositif narratif en un dispositif visuel, où le regard et le montage intérieur jouent un rôle aussi déterminant que la composition lexicale. C’est précisément l’emploi d’un lexique et de techniques empruntés à la photographie et au cinéma qui représente la forme la plus persistante de subversion des conventions narratives. Dès ses premières œuvres, Ernaux adopte des flashbacks et des scissions textuelles qui produisent des effets comparables aux fondus cinématographiques. Ces techniques narratives se prolongent dans ses textes ultérieurs et s’affinent avec le temps. Je pense à des œuvres comme Les Années  et, bien avant, La Femme gelée , ainsi qu’à Mémoire de fille , L’Événement , La Place . Cette vocation visuelle de la parole, qui chez Ernaux devient méthode plutôt que simple suggestion, constitue l’ossature de ce qui apparaît comme une écriture plate. En réalité, derrière cette sobriété se cache une complexité structurelle remarquable : un dispositif de précision fait de coupes, de suspensions et de répétitions agissant comme des figures de montage, restituant à la mémoire sa nature discontinue. En ce sens, l’ ekphrasis  photographique devient chez Ernaux l’une de ses pratiques les plus puissantes : à travers les pages de ses livres, l’autrice se sert du mot pour construire des images qui agissent comme des traces persistantes, des fragments de réel sauvés de l’oubli. Son regard, enraciné dans le quotidien et dans le féminin, a anticipé une esthétique aujourd’hui centrale dans le cinéma d’auteur européen. Je pense à Danielle Arbid avec Passion simple , à Audrey Diwan avec L’Événement , à Régis Sauder avec le documentaire J’ai aimé vivre là , à Claire Simon avec Écrire la vie. Annie Ernaux racontée par des lycéennes et des lycéens , jusqu’à la plus récente Judith Godrèche, qui portera prochainement à l’écran Mémoire de fille . Si L’Événement  d’Audrey Diwan représente sans doute la traduction la plus fidèle de l’écriture d’Ernaux dans le langage cinématographique, en restituant sa tension morale et la nudité de son regard, Passion simple  de Danielle Arbid se situe sur un tout autre plan : celui du désir, de la corporalité, de l’exposition intime. Arbid choisit de faire émerger la dimension sensorielle et presque fébrile du texte, en transposant en images la dialectique entre plaisir et dépendance, entre obsession et aliénation, qui, dans l’écriture ernausienne, demeure toujours maîtrisée, contenue, filtrée par une langue sèche et implacable. Différente encore c'est la perspective de J’ai aimé vivre là de Régis Sauder , un docu-film qui fait de la voix d’Ernaux, et de ses textes, le fil conducteur pour traverser les lieux de son quotidien : Cergy, ses espaces urbains, les traces du temps. Ici, l’autrice devient à la fois présence et absence : narratrice d’elle-même et observatrice des transformations paysagères et urbaines. À travers ses textes, Sauder construit une topographie de la mémoire, où la parole s’ancre dans le paysage réel comme sur un support visuel. C’est un film qui met en évidence la dimension civique et politique de l’œuvre d’Ernaux, en faisant ressortir la force d’une écriture qui se confronte à l’histoire, aux classes sociales, à la transformation des lieux et des corps. Dans ce parcours s’inscrit la contribution de Claire Simon avec le récent Écrire la vie. Annie Ernaux racontée par des lycéennes et des lycéens, qui met en scène la réception de l’œuvre d’Ernaux par les nouvelles générations. Simon place au centre le regard de la jeunesse, en documentant la manière dont les textes d’Ernaux sont aujourd’hui enseignés, accueillis et vécus, et en montrant la littérature comme un instrument d’éveil et de transformation des consciences. Pour clore idéalement cet itinéraire, le projet de Judith Godrèche, qui portera Mémoire de fille  à l’écran, apparaît à la fois comme un défi et comme un acte de traduction de la douleur. Avec son regard sensible et lucide, Judith Godrèche pourrait rendre à la mémoire son véritable pouvoir : celui de nous réécrire lentement, tandis que le temps continue de s’écouler. Comment et dans quel but les réalisateurs ont-ils transformé les textes d’Annie Ernaux en images ? Pour les prolonger dans un autre langage, en donnant corps à cette tension visuelle déjà inscrite dans l’écriture elle-même. Les œuvres cinématographiques inspirées par Ernaux ne cherchent pas à traduire le livre, mais à en rendre visible le dispositif : le montage intérieur, les fondus du temps, les ellipses du souvenir. L’enjeu de l’intermédialité ekphrastique dans les œuvres d’Ernaux réside précisément là : dans le geste qui consiste à transformer la parole en image sans jamais trahir sa nature. Le cinéma qui la rencontre ne fait qu’amplifier sa manière de voir, restituant, à travers la lumière et le mouvement, l’essence même de son écriture et créant entre les deux mondes, le cinéma et la littérature, un espace dialectique. Ici, l’écriture devient image et l’image devient témoin ; toutes deux concourent à une même forme de récit du réel. Entre le visible et l’invisible, entre la parole et l’image, se manifeste la véritable puissance du dialogue entre la portée transpersonnelle et transculturelle d’Annie Ernaux et le cinéma européen contemporain, un dialogue dont les influences s’étendent déjà, notamment, aux réalisatrices de la nouvelle génération. C’est dans le prolongement de ces réflexions et de ces constats qu’est né le premier volume de la collection Annie Ernaux International Studies  (De Gruyter Brill), qui se propose d’explorer les multiples intersections entre l’œuvre de l’autrice et les arts contemporains, du cinéma au théâtre, de la photographie à la performance, en offrant un espace de réflexion critique sur la nature élargie et transmédiatique de son écriture. La collection Annie Ernaux International Studies , dirigée par Michèle Bacholle  (Ph.D., professeure de français à la Connecticut State University, autrice de Annie Ernaux. De la perte au corps glorieux  en 2011 et commissaire de l’e-museum Annie Ernaux 2021–2023) et par Jacqueline Dougherty (Ph.D., professeure de langues étrangères et assistante éditoriale du French Forum à l’Université de Pennsylvanie, spécialiste de la littérature française contemporaine, en particulier de l’œuvre d’Ernaux), se veut un espace dédié à la réflexion critique sur l’autrice et à la promotion d’un dialogue international entre chercheurs et chercheuses. Elle offre un cadre structuré et pérenne où les études sur Annie Ernaux peuvent se développer de manière organique, à travers des volumes thématiques, des monographies et des ressources interdisciplinaires susceptibles de favoriser de nouvelles perspectives de recherche et de confrontation des idées. Une invitation, donc, à continuer à lire Ernaux non seulement comme écrivaine, mais comme dispositif culturel vivant, dont l’œuvre ne cesse de réécrire notre manière de voir, de remémorer le passé et de représenter le réel.  À une époque où le cinéma européen ne cesse d’interroger le rapport entre mémoire et représentation, l’œuvre d’Annie Ernaux s’impose comme un prisme à travers lequel repenser le réel. Ses mots, nés du quotidien et ouverts au collectif, trouvent dans le langage des images un prolongement naturel. Et c’est dans ce dialogue que se dessine l’un des défis les plus féconds de la culture contemporaine : transformer le souvenir en geste, et le geste en forme de connaissance.

  • Portraits de vie : l’écriture photographique d’Annie Ernaux

    « Quelle est la nature de la démarche que l’on entreprend dès lors que l’on dispose en deux entités pleinement distinctes le fait littéraire d’un côté, la production photographique de l’autre ? ». C'était la question de Jean-Pierre Montier lors du colloque qui s'est tenu en juillet 2007 au Centre International Cerisy-la-Salle. Une question ensuite reprise, élargie et approfondie dans le volume porte-parole de ses réflexions et de celles d'autres professeurs et chercheurs. Littérature et photographie  est le titre du volume qui tente encore aujourd'hui de répondre à l'interaction entre ces deux mondes en fixant des points de contact et des convergences et en explorant comment et combien le langage verbal s'intègre à l'iconique. Montier lui-même trouvera le compromis heureux dans le dépassement des deux mondes, littérature et photographie, cette confrontation de l'incomparable, avec la définition de «photo-littérature».   La récente exposition organisée par Lou Stoppard, Extérieurs – Annie Ernaux & la Photographie , nous pousse à nous confronter à la question de Jean-Pierre Montier. L'exposition réunit des textes tirés du livre Journal du dehors  d'Annie Ernaux (la transcription de scènes de la vie quotidienne capturées dans les rues, dans le RER, dans les magasins entre Cergy-Pontoise et Paris de 1985 à 1992) avec des œuvres de la collection MEP - Maison Européenne de la Photographie, 150 tirages réalisés par 29 photographes dont Harry Callahan, Claude Dityvon, Dolorès Marat, Daido Moriyama, Janine Niepce, Issei Suda, Henry Wessel et Bernard Pierre Wolff. Chaque photographe a contribué, par sa narration visuelle, à la création d'un moment partagé, franchissant les frontières de l'espace et du temps et réinterprétant les écrits d'Annie Ernaux qui ont accompagné les différentes photographies.   Et voilà donc que revient la question de Montier, cette fois transposée dans son exact opposé. Littérature et photographie non plus divergentes mais convergentes, non plus dissonantes mais concordantes sur un même plan qui répond certes à la définition de photo-littérature mais, surtout, se reflète dans les paroles d'Annie Ernaux, la principale représentante de celle-ci et celle qui en a redéfini les limites puisque, dans sa recherche archéologique, sociologique et ethnographique, le désir de sauver du temps qui s'écoule, qui est irrésistible, vertigineux, qui emporte tout jusqu'à en décréter la fin et, par conséquent, la perte, est vivant. Le désir, donc, s'ancre à une écriture en perpétuelle évolution, une écriture où le moi tend à disparaître, une écriture qui cherche à créer un pont entre mémoire personnelle et mémoire collective. Une écriture qui a besoin d'éléments externes pour redéfinir ceux internes.   « J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. (Plus tard, en voyant les photographies que Paul Strand a faites des habitants d’un village italien, Luzzano ( Luzzara, sic ), photographies saisissantes de présence violente, presque douloureuse — les êtres sont là, seulement là —, je penserai me trouver devant un idéal, inaccessible, de l’écriture). Mais, finalement, j’ai mis de moi-même beaucoup plus que prévu dans ces textes: obsessions, souvenirs, déterminant inconsciemment le choix de la parole, de la scène à fixer. Et je suis sûre maintenant qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime ». C'est ce qu'elle écrit dans son Journal du dehors  et c'est ce qui émerge de l'exposition au MEP dans les intentions de la curatrice, Lou Stoppard, qui tente de «abolir les frontières entre les mots et les images pour rendre visible ce qu’ils ont en commun» et le fait en partant d'un livre important comme Journal du dehors  car, selon la curatrice, ce qui semble «différent dans ce livre par rapport à ses autres écrits, c'est qu'elle a toujours voulu que les mots deviennent eux-mêmes des images, et qu'elle a voulu écrire comme à travers les yeux d'un photographe. Ainsi, plutôt que de répondre à des images, c'est comme si elle essayait de créer de nouvelles images. Annie Ernaux est vraiment quelqu'un qui a une relation complexe et subtile avec la photographie, qui peut être vue et interprétée de différentes manières. Cela fait partie de ce projet d'ouvrir cette discussion sur Annie Ernaux et la photographie».   Et en voulant ouvrir une discussion sur Annie Ernaux et la photographie, on ne peut manquer de réserver une place d'exception à L’Usage de la photo . Dans ce livre, la contingence d'un moment, l’urgence de la conservation à travers le cliché photographique pour transformer l’éphémère en éternel, est presque contemporaine à la parole écrite. À travers les quatorze photographies, Annie Ernaux et Marc Marie (ce dernier co-auteur) tissent la trame d’une histoire à deux qui devient histoire de l’individu. Chaque photographie devient la toile d’un tableau personnel, un travail dans lequel le lecteur ne peut que se retrouver inextricablement impliqué. L’exploration phénoménologique à laquelle se fie Ernaux, au nom d’une observation qui tend vers une dimension analytique, plonge ses racines dans une écriture ethnologique comme mode de catalogage de la réalité « à la fois des éléments pour une étude de l’aliénation et une mise en creux de la distance ». Ce sont les mots d’Annie Ernaux dans son « journal d’écriture », L’atelier noir . D’un côté, la sincérité de cette écriture travaille avec l’image, transformant la mémoire en un champ où se débat l’apparente antinomie entre l’urgence de la parole et la nécessité de s’exposer à partir des photographies; de l’autre, la fidélité continue à la vérité de son écrit oscille entre extension individuelle et collective. De cette identité changeante fondée sur l’altérité, émerge le corps à corps avec l’écriture. C’est un processus d’exploration de l’intérieur vers l’extérieur, à partir duquel Annie Ernaux place le je  en position secondaire et non primaire, trouvant dans les autres le principe à travers lequel elle se reconnaît elle-même.   L'Usage de la photo  et Journal du dehors sont tous deux composés de fragments, qui deviennent des scènes à fixer dans la mémoire. Dans le premier livre, ce sont les photos qui rythment les chapitres; dans le second, ce sont les souvenirs divisés par des indications temporelles et des espaces typographiques. Dans les deux cas, l'écriture (photographique) crée des mouvements entre le lisible et le visible. La photo, quand elle apparaît, ne doit pas être comprise comme une simple illustration ou un support, mais comme un élément qui se (re)lie au mot écrit, restituant la réalité dépouillée de toute subjectivité.   Dans ce voyage, de la photo-littérature de Jean-Pierre Montier à l’écriture photographique d’Annie Ernaux, qu’il me soit permis une réflexion qui dépasse les frontières de la littérature française pour embrasser le Bel Paese. Il est significatif que la première femme écrivaine à avoir reçu le prix Nobel de littérature, celle qui a réécrit les codes de l’autobiographie en les mêlant à la sociologie et à l’ethnographie, ait confié le métier d’écrire (à la mémoire de Pavese) à l’élaboration d’une écriture de matrice photographique, soulignant ainsi que le fait littéraire ne peut s’exprimer seulement à travers la dimension verbale mais nécessite la production photographique pour la charge émotive inhérente à certaines expériences humaines, en particulier lorsqu'il s'agit d'événements qui transcendent le personnel pour embrasser la dimension collective. Et ici, je vois un pont avec l’expérience de l’écrivaine italienne Lalla Romano et son écriture par images. Une de ses affirmations semble taillée sur mesure pour Ernaux et nous livre toute la grandeur d’une écriture universelle et éternelle: « En écrivant, je restitue à la vie ce que le temps emporte ».

  • Melissa Febos : L’incroyable pouvoir politique des mémoires

    Il y a un an, je me trouvais dans la ville de Turin pour présenter mon livre dédié à Annie Ernaux. Comme c’est souvent le cas, avant ou après les présentations, j’essaie de me ménager quelques heures pour moi, des moments qui n’appartiennent qu’à moi, pendant lesquels j’entre en contact avec la ville qui m’accueille. Une immersion dans une réalité différente de mon quotidien. Ce jour-là, ce qui m’est resté en mémoire, c’est la visite d’une librairie indépendante au cœur de Turin. Un mobilier d’antan, quelques lampadaires éclairant les rayonnages en bois sombre, le silence seulement interrompu par le froissement des pages d’un livre feuilleté par un jeune couple. Mon regard s’est posé sur Questa mia carne. Scrivere di sé come atto radicale  ( Body Work: The Radical Power of Personal Narrative ). Aucune hésitation. Ce livre serait à moi. Ma prochaine lecture. Et ce fut le cas, dans les jours qui ont suivi. Et à ce livre, je suis revenue plusieurs fois, et je sais que j’y reviendrai encore : pour comprendre, pour me laisser bouleverser, pour interroger le pouvoir politique de l’écriture, surtout lorsqu’il s’agit du récit d’une femme. Depuis ce moment, je n’ai cessé de recommander ce livre et de l’emporter avec moi dans mes ateliers d’écriture, tout comme Être fille  (lauréat du National Book Critics Circle Award for Criticism en 2021, consacré par le New York Times  comme une grande œuvre féministe, aux côtés des livres d’Adrienne Rich et Maggie Nelson). Dans ces deux livres, avec un regard à la fois irrévérencieux et profondément original, le « je » narratif trace une cartographie du devenir femme, dessinant les passages obligés de sa génération. Être femme est un chemin de connaissance qui mène à la découverte des préjugés enfouis dans des mythes et des récits profondément ancrés dans sa propre culture. L’écriture transforme cette histoire en acte politique, en outil de résistance et de résilience : un mouvement continu vers l’intérieur et vers l’autre. J’ai eu le plaisir d’échanger avec Melissa Febos sur ces thématiques. Dans cet entretien, l’écrivaine américaine réfléchit au sens de l’écriture en lien avec son expérience personnelle et à la manière dont cette expérience passe par le corps, en le transformant. Mais pas seulement. Febos s’interroge aussi sur l’importance de donner une voix aux récits marginalisés, de remettre en question les silences imposés, d’habiter pleinement son vécu, même lorsqu’il est fragmentaire, même lorsqu’il est douloureux. Dans ce processus d’écriture, la relation au concept de vérité et de mémoire est centrale. D’ailleurs, comme elle l’écrit elle-même dans Être fille : « Quelle que soit la rivière dont nous buvons, l’oubli n’efface pas notre passé. Il ne fait que cacher les épaves que nous emportons dans la vie suivante ». Des mots qui rappellent, ce n’est pas un hasard, Mémoire de fille  d’Annie Ernaux. SD : J’aimerais commencer par Girlhood . Dans ces pages, vous écrivez les histoires du corps, du sang, de la chair — même les plus intimes, les plus fragiles, celles qui sont souvent réduites au silence. Cela m’a rappelé Michelle Perrot lorsqu’elle parle de la nécessité de sortir les femmes de l’ombre et de les encourager à raconter leurs histoires. À quel moment avez-vous compris que votre corps deviendrait à la fois l’outil et le contenu de votre écriture ? Et y a-t-il eu un moment où vous avez senti que l’acte d’écrire n’était pas seulement un moyen de rompre le silence autour de votre propre histoire, mais aussi de donner une voix à tant d’autres femmes ? MF : J’ai commencé comme poétesse, puis je suis devenue romancière à l’âge adulte. Au milieu de ma vingtaine, mon histoire personnelle a simplement exigé d’être racontée. J’avais étouffé la vérité de mon expérience vécue, de mon expérience corporelle, et elle a fini par s’imposer à moi. L’écriture avait toujours été pour moi un lieu privé, un espace où je pouvais tester l’indicible, me confronter à moi-même et mettre des mots sur des sujets que je ne pouvais pas aborder avec les autres. Je crois donc que mon psychisme a reconnu cette échappatoire et s’en est emparé. Après avoir écrit mon premier livre, mes mémoires, je pensais que ce serait le seul. Puis je l’ai publié, et j’ai vécu cette expérience profonde de me sentir reliée, à travers mon récit, à des milliers d’autres femmes ayant vécu des expériences similaires, des expériences dans lesquelles nous nous étions toutes senties isolées. J’ai alors compris l’immense pouvoir politique des mémoires. Et pourtant, je n’imaginais pas en écrire un autre. Mais, comme auparavant, mon histoire s’est à nouveau imposée à moi comme la meilleure que j’avais à raconter, celle que je devais écrire, alors j’ai écouté. Et j’ai continué d’écouter. Body Work  est un véritable manifeste, un texte qui encourage à écrire non pas pour plaire, mais pour survivre. L’écriture comme geste politique, comme acte de réappropriation, comme tentative radicale d’habiter sa propre histoire. Quand et comment est né ce livre ? J’enseigne l’écriture créative, et en particulier la non-fiction créative, depuis presque vingt ans. Au fil des années, j’ai vu les étudiant·e·s affronter sans cesse les mêmes inhibitions. En particulier mes étudiant·e·s issu·e·s de minorités (femmes, personnes racisées, immigrant·e·s, et auteur·rice·s queer) et l’une des inhibitions les plus courantes est l’idée que leurs histoires ne valent pas la peine d’être racontées. Qu’ils ou elles sont égoïstes rien que d’envisager de les écrire. Il s’agit de biais intériorisés que j’ai moi-même subis, et que je n’ai reconnus qu’au moment où j’ai publié mes premières mémoires. J’ai passé des années à inviter mes étudiant·e·s à interroger ces présupposés, et à se demander : à qui profite leur silence ? — une question que j’ai apprise à poser grâce à des écrivaines féministes comme Audre Lorde. J’ai entendu tant d’étudiant·e·s et d’écrivain·e·s parler de manière condescendante des mémoires et de l’écriture personnelle que j’ai voulu partager mes réflexions sur l’origine de ces préjugés avec un public plus large. J’ai donc écrit Body Work  comme un moyen d’inscrire les mémoires dans le canon des formes artistiques intellectuelles et psychologiques profondes, ainsi que des pratiques spirituelles. Je voulais offrir du courage à toutes celles et ceux qui doutent de ce pouvoir, qui doutent du pouvoir de leur propre histoire. Girlhood  et Body Work  décrivent le corps comme une archive d’expériences, de désirs, de blessures et de révélations. Que signifie pour vous écrire à partir du corps et avec le corps ? Ce type d’écriture permet-il de faire apparaître une vérité indéniable sur la page ? Nos corps sont les portails de toute expérience : intellectuelle, sensible, politique — tout passe par là. Chaque œuvre d’écriture, chaque œuvre d’art, passe par le canal du corps. Certain·e·s créateur·rice·s en ont conscience explicitement, d’autres non, mais cela reste toujours vrai. C’est peut-être la seule vérité indéniable. Tant de formes de vérité sont subjectives, le fait d’écrire des mémoires me l’a clairement appris. Il existe autant de versions vraies d’une histoire qu’il y avait de personnes présentes, et ces vérités peuvent se contredire entre elles. Étroitement lié à ce discours sur la vérité, il y a celui de la mémoire. Dans ton écriture, la mémoire n’est jamais linéaire. C’est une matière vivante, elle palpite, elle se transforme au fur et à mesure qu’on l’observe. C’est une forme de mémoire qui m’a rappelé la mémoire matérielle d’Annie Ernaux. Comment travailles-tu avec la mémoire dans ton processus d’écriture ? Et que se passe-t-il lorsque la mémoire entre en interaction avec la structure narrative ? La mémoire interagit toujours avec la structure narrative dans mon travail. Je fais beaucoup de recherches pour connaître mes propres souvenirs, et pour les interroger. J’écris dans un journal, je mène des entretiens, je parcours mes archives numériques personnelles, je revisite des chansons et des textes que j’aime. Et j’accepte que la mémoire puisse être impressionniste, qu’elle s’attache plus fermement à la vérité émotionnelle qu’aux faits concrets. Utiliser une structure narrative signifie que je dois laisser beaucoup de choses de côté. Cela signifie aussi que je dois gérer les trous de mémoire, les combler par des suppositions ou d’autres sources, ou écrire autour d’eux. Parfois, ce sont justement les lacunes de la mémoire qui sont la partie la plus intéressante d’une histoire. Dans Girlhood , tu écris : « Quelle que soit la rivière dont nous buvons, l’oubli n’efface pas notre passé. Il ne fait que cacher les épaves que nous emportons dans la vie suivante ». Une phrase qui, pour moi, fait écho à quelque chose qu’Annie Ernaux a écrit (et qui semble presque être une réponse à la tienne) : « La démonstration exemplaire que ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, mais ce qu’on fait de ce qui arrive ». Ernaux est un grand modèle pour moi, et j’adore cette citation, je pense que c’est une vérité à laquelle beaucoup de gens sont confrontés au cours de leur vie, en particulier ceux et celles qui cherchent à écrire ou à connaître une version plus authentique de leur propre histoire. Les mémorialistes, peut-être de manière ironique, sont souvent ceux qui sont le plus disposés à anéantir leurs propres fantasmes. Nous comprenons qu’un fantasme n’est utile que pour nous-mêmes, et seulement de façon temporaire. La vérité, elle, est un service rendu à toutes et à tous. Autobiographie, autofiction, mémoires : ce sont des termes souvent confondus ou utilisés de manière interchangeable. Quel est ton rapport à ces étiquettes ? De quelle manière penses-tu traverser, ou peut-être briser, les frontières entre fiction et vérité ? Je pense que le genre n’est qu’une définition catégorielle inventée pour savoir où ranger les livres dans les librairies. Il ne découle pas des caractéristiques essentielles de l’art. À mes yeux, toute œuvre littéraire franchit les seuils du genre, que l’on en soit conscient·e ou non. Les mémoires ne sont pas entièrement non-fictionnelles non plus, mais une forme créative de narration qui mêle expérience et imagination, tout comme le font fiction et mémoire. Il y a beaucoup de courage dans ton écriture, une nudité émotionnelle qui peut désarmer. Ressens-tu parfois le poids d’une telle exposition ? Je ne me sens émotionnellement nue qu’au moment du premier jet. Ensuite, je passe des années à faire connaissance avec le texte, à travailler l’esthétique de sa présentation. Ce qui paraît brut ou vulnérable au lecteur est en réalité un sujet avec lequel j’ai cultivé une relation pendant des années. Je suis devenue amie avec lui. Quels livres ont fait partie de ton éveil, comme dirait Susan Sontag ? Beaucoup de Ernaux, sans aucun doute. Les essais de Sontag, ainsi que ceux de Baldwin, Audre Lorde, Adrienne Rich. Pour être honnête, j’ai toujours surtout lu des romans. Jeannette Winterson et Toni Morrison m’ont profondément marquée, tout comme Maggie Nelson, Zadie Smith, Deborah Levy et d’autres écrivain·e·s contemporain·e·s. The Dry Season: A Memoir of Pleasure in a Year Without Sex  est son dernier livre, un récit authentique puisant dans un chapitre de sa vie où elle choisit délibérément de ne pas définir son Être à travers les passions, mais de savourer les délices de la solitude, l’émotion de vivre selon ses propres termes. En mettant ses expériences en dialogue avec celles des femmes historiques (de la mystique du XIe siècle Hildegarde de Bingen en passant par Virginia Woolf et Octavia Butler), Febos inscrit son récit dans une généalogie très personnelle, faite de femmes qui ont poursuivi sans remords leurs ambitions et leurs idéaux. Melissa Febos, The Dry Season: A Memoir of Pleasure in a Year Without Sex , Knopf, juin 2025, 288 pages, $29.00.

  • Lettres et mémoires : entretien avec Frédéric-Yves Jeannet sur Annie Ernaux et le pouvoir des mots

    Annie Ernaux & Frédéreic-Yves Jeannet (c) DR Dans le vaste panorama littéraire, l’épistolaire a toujours représenté un espace privilégié de dialogue et de découverte réciproque. Mais que se passe-t-il lorsque cette forme se transforme en un hybride capable de naviguer entre le privé et le public, entre le personnel et le politique ? Partant de la réflexion développée dans mon article précédent, inspirée par la traduction italienne de L’Écriture comme un couteau , ce livre-entretien né du long échange épistolaire entre Frédéric-Yves Jeannet et Annie Ernaux, j’ai eu l’opportunité de dialoguer virtuellement avec Jeannet lui-même. Dans cet entretien, l’écrivain et professeur se livre avec une grande profondeur, explorant les thèmes centraux de son écriture et de sa vie intellectuelle, offrant ainsi un regard unique sur sa relation avec l’œuvre d’Annie Ernaux. Celle-ci a exercé une influence significative sur sa réflexion autour du pouvoir de l’écriture en tant que moyen de recherche de la vérité. Jeannet explore également le lien entre écriture, mémoire et politique, s’attardant sur la connexion entre les expériences individuelles et les contextes collectifs dans lesquels elles s’inscrivent. À travers sa confrontation avec Ernaux et d’autres figures de la littérature contemporaine, il réfléchit à l’art de l’autobiographie et au rôle émancipateur de la lecture et de l’écriture, qui se révèlent être non seulement des instruments de connaissance, mais aussi de puissants actes de résistance et de transformation. En ouverture du livre L'écriture comme un couteau, vous avez écrit qu’on apprend « plus en effet sur l’appréhension d’un monde commun en observant la quête menée par d’autres qu’en poursuivant avec difficulté, toujours à deux doigts d’y renoncer et sur le bord d’une falaise, notre recherche propre. C’est en cela que la lecture nous alimente, peut nous sauver du processus tortueux, torturant, de l’écriture, et nous donner la force de poursuivre ». La lecture d’Annie Ernaux vous a-t-elle sauvé?  Si oui, de quoi et comment ? Je n’irais pas jusqu’à dire que cette œuvre m’a sauvé, car je l’ai lue à une époque, les années 1980, où je m’étais déjà sauvé la vie, j’avais commencé d’écrire depuis longtemps : mes premiers textes publiés dans la revue Minuit  des éditions de Minuit et dans la Nouvelle Revue française  l’ont été dans les années 1976-78. J’ai rencontré et interrogé Annie Ernaux à partir de 1997, après la parution de mon livre Cyclone que je lui avais envoyé, et alors que j’avais déjà publié plusieurs autres livres, mais elle m’a montré qu’un certain cheminement vers le dévoilement de la vérité était possible, et que je devais mener à bien la recherche de cette vérité dans ma propre histoire, que l’on pouvait s’atteler à la réalité pour essayer d’en transformer les conséquences en nous. Mon écriture est très différente de la sienne, mais c’est au contact de son entreprise que quelques clés (tel l’usage de la photographie) me sont apparues, que j’ai utilisées dans mon propre travail. Disons donc, en résumé, que l’écriture d’Annie Ernaux m’a accompagné à distance depuis 1984, que je n’ai jamais cessé de la lire et de trouver dans sa démarche des éléments qui m’ont permis et me permettent encore de mener à bien ma propre quête. Quand avez-vous découvert Annie Ernaux, par quel livre, et qu’est-ce que son écriture a suscité en vous ? J’ai découvert La Place  avant que ce livre n’obtienne le Prix Renaudot, en 1984. Je ne sais plus comment j’avais abouti à ce livre, mais il avait été remarqué et chroniqué dès le début de l’année 84, bien avant de recevoir le prix, dans la presse que je lisais. Je n’ai lu qu’ensuite ses trois premiers livres, quand ils sont parus en Folio . Après La Place , j’ai lu Une femme , puis tous les suivants à mesure qu’ils paraissaient. Quand j’ai découvert cette entreprise, je me suis dit qu’il y avait là une démarche particulièrement intéressante pour parvenir au dévoilement de la vérité, au moyen de photos, par exemple, ou de phrases et d’expressions citées. Ce qui domine c’est le sentiment d’une certaine coïncidence entre nos entreprises respectives, en particulier en ce qui concerne la réflexion sur le travail en cours, qui était présente dans mes textes avant même la lecture d’Ernaux. L’écriture fait advenir quelque chose : en ce sens, elle peut être politique, devenir une arme comme nous l’enseigne Ernaux, et elle peut même gouverner celui qui la pratique. Dans votre livre Charité , vous écrivez que vous ne pouvez pas vous empêcher d’aimer votre mère et ajoutez : «et je voudrais à présent savoir l’écrire, non pour qu’elle le sache parce qu’elle le sait, mais parce que j’aime découvrir que c’est l’écriture, comme l’inconscient, qui me gouverne ». Selon vous, l’écriture non seulement fait advenir, mais gouverne celui qui écrit. Comment s’entrelacent, à votre avis, cette dimension personnelle et la dimension politique de l’écriture ? Et de quelle manière l’acte d’écrire peut-il se révéler un instrument de connaissance, une forme d’émancipation ou, au contraire, une expression de subordination face à des forces intérieures ou sociales qui nous échappent ? Comment s’entrelacent la dimension personnelle et la dimension politique de l’écriture, je crois que les deux résultent de la même démarche de dévoilement. Ce qui est personnel, autobiographique, est aussi politique, ainsi que l’a expliqué Annie Ernaux dans nos entretiens. Lorsque je parle de ma mère, je mets aussi en scène un archétype bien défini, une étudiante de philosophie, militante communiste dans les années 1940-50, qui m’a élevé sous le joug de certains dogmes, etc. Une vie, quelle qu’elle soit, est un cas particulier qui s’intègre dans un contexte politique. L’acte d’écrire est un instrument de connaissance, en effet, car l’enquête que l’on mène sur soi- même et sur les autres met au jour des traits qui, une fois nommés, analysés, nous ouvrent les yeux sur notre entreprise de recherche du salut. Je parle ici d’un certain type d’écriture, celle qui creuse dans l’expérience propre. Car il est évident que certains romans qui mettent à distance le scripteur, que j’appelle le scribe, en se projetant et en inventant des personnages éloignés de l’auteur, ne permettent pas cette connaissance et ne font souvent que reproduire des clichés romanesques. On peut dire que vous avez commencé jeune à pratiquer le genre littéraire de l’épistolaire, que vous avez transformé avec Michel Butor. Quelle signification ce genre littéraire a-t-il pour vous ? La nécessité d’en recourir à l’épistolaire m’est apparue lorsque j’étais très jeune, parce que dès l’âge de 16 ans je vivais loin, en Angleterre, de mes racines françaises. Puis je suis venu au Mexique en 1977. La seule façon pour moi de rester en contact avec mes amis qui écrivaient était la correspondance, qui a commencé dès cette époque d’avoir un rôle primordial pour moi. Lorsque j’ai rencontré Michel Butor, en 1975, j’avais d’abord commencé par lui écrire pour lui demander une interview, et nous avions échangé quelques lettres avant notre rencontre. C’est à cette époque que j’ai pris l’habitude de réaliser des entretiens, un genre qui rejoint pour moi l’épistolaire, puisque la plupart de mes entretiens sont réalisés par écrit. Les lettres sont en effet comme les pièces d’un jeu dialogique entre les correspondants, et il est aisé de les cimenter dans un dialogue comme celui que j’ai établi dans L’écriture comme un couteau . C’est pourquoi j’ai dit que l’entretien et la correspondance, genres souvent considérés comme mineurs, sont en réalité fondamentaux dans ma démarche.  Dans votre parcours, la relation entre écriture, vérité et trahison semble émerger comme un nœud central, en particulier dans le dialogue avec Annie Ernaux. Ces trois mots reviennent à plusieurs reprises dans vos œuvres, élargissant, comme des cercles concentriques, la perspective sur ces thèmes. L’écriture est-elle pour vous un moyen de vous rapprocher de la vérité de votre expérience, ou représente-t-elle un processus qui construit inévitablement une nouvelle interprétation, une nouvelle réalité ? Comment votre relation personnelle avec ces trois éléments a-t- elle changé, si elle a changé, au fil du temps ? Et dans le cas d’Annie Ernaux, comment résumeriez- vous le lien entre écriture, vérité et trahison ? Y a-t-il quelque chose dans son approche qui a influencé votre réflexion ou votre manière d’écrire ? Je reprendrais vos termes. La tripartition dont vous parlez, écriture-vérité-trahison, est présente dans tout mon travail, et dans mon écriture personnelle avant mes entretiens. Oui, l’écriture est un moyen, une interface avec la réalité, l’expérience. Et ce processus engendre comme vous l’écrivez de nouvelles interprétations, une approche de plus en plus précise de la réalité, la réalité d’un souvenir qu’on n’est jamais sûr d’avoir touché. Ces trois éléments ont été conducteurs de toute mon entreprise : dévoiler la vérité à travers le mensonge, la trahison, etc. Elle n’a donc pas changé au fil du temps, mais elle est devenue plus précise, plus aiguë, comme un couteau… Dans le cas d’Annie Ernaux, il me semble que la trahison occupe une autre place, c’est l’impression d’avoir trahi sa classe d’origine, d’être une transfuge. Pour ma part, je suis resté dans la même classe sociale, j’ai été professeur comme mes parents, comme mon frère. J’ai toutefois l’impression d’appartenir moi aussi au monde des dominés, car la petite bourgeoisie n’exerce pas une position dominante dans la société. Des forces autrement plus puissantes nous dominent, que l’on soit maçon, chauffeur de taxi, médecin ou professeur. Écriture, musique, chant : y a-t-il trois noms, figures ou références dans ces domaines dont vous ne pouvez vous passer ? Et selon vous, quelles sont les qualités qui les rendent si importantes dans votre métier ? Mon métier n’est pas l’écriture, j’étais professeur pendant 38 ans et je n’ai pu écrire que dans les marges, les interstices de temps qui m’étaient accordés par ce métier-là. Aujourd’hui je suis à la retraite, et j’ai donc plus de temps pour me consacrer à cette activité autre, l’écriture. Mais justement, comme l’enseignement de la littérature était mon métier, je me suis beaucoup servi des œuvres des autres pour affiner mon propre travail, d’abord dans l’enseignement, puis par voie de conséquence dans l’écriture. J’ai fait des cours sur Annie Ernaux, et sur beaucoup d’autres auteurs, qui m’ont permis d’y voir plus clair dans ce que je recherchais moi-même dans ma propre quête autobiographique sur le suicide de mon père, la vie de ma mère, mon enfance, etc. Musique et écriture, auxquelles j’ajouterais la peinture, sont pour moi indissociables, je m’alimente de ces trois arts majeurs. Il ne me serait pas possible de n’en citer que trois, car c’est un ensemble particulièrement fourmillant d’œuvres qui m’a soutenu dans ma démarche et a constitué le terreau de mes livres. En musique, cela va de Hildegarde von Bingen à David Bowie ou Pascal Dusapin, en littérature j’ai exploré tous les siècles depuis Homère et Héraclite. La musique ne me sert pas seulement d’accompagnement dans mon travail, elle constitue la trame sur laquelle j’ai édifié la plupart de mes livres, je me sers de ses structures pour donner forme et consistance à l’objet de l’écriture. Existe-t-il un livre d’Annie Ernaux auquel vous ne pourriez jamais renoncer ? Et pour quelle raison ? Je dirais sans doute Les Années  qui rassemble le spectre le plus large de sa recherche, et si par malheur je ne devais emporter qu’un seul de ses livres sur une île déserte, c’est sans doute celui que je prendrais. Mais comme tous ses livres ont pour moi leur importance, je tricherais sans doute et emporterais Ecrire la vie , puisque ce volume regroupe onze de ses livres ! Au début de l’entretien, je vous demandais si et comment la parole écrite d’Annie Ernaux vous avait sauvé. Pour conclure, je voudrais vous demander si vous avez atteint cette vérité dont vous écriviez toujours en ouverture du livre L'écriture comme un couteau, cette vérité qu’on atteint à travers les sentiments de malaise et d’incompréhension, pour dépasser ce qui a été transmis, pour s’engager dans la transition. Vingt ans après, avez-vous atteint cette vérité ? J’ai le sentiment d’avoir progressé dans ma recherche de la vérité, à travers mes propres livres, et aussi de ceux que j’ai écrits en collaboration, en français, depuis trente-cinq ans, avec Michel Butor, Annie Ernaux et Hélène Cixous (j’ai fait de nombreux autres entretiens qui ne sont parus qu’en espagnol, notamment avec Duras, Claude Simon, Juan Goytisolo, Vicente Gandia, Nathalie Sarraute, etc.). Je n’ai donc pas atteint la vérité car elle me semble inatteignable, on n’en découvre jamais qu’une partie, mais c’est justement ça qui fait que l’on continue à chercher, à écrire, peindre ou composer. Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, L'écriture comme un couteau. Entretien, Gallimard, "Folio", 2011, 160 pages, 7,60 euros

  • Entre mots et images : Les phototextes d'Annie Ernaux et Lalla Romano

    Trouville-sur-Mer, été 1980. Marguerite Duras était assise sur la terrasse des Roches Noires donnant sur la mer, là où se trouvait son appartement-refuge. À côté d'elle, une jeune femme avec un appareil photo autour du cou. C'était Hélène Bamberger, qui ne connaissait de Duras que le regard. Elle n'avait pas encore lu une seule page de l'écrivaine et peut-être que ses yeux vierges l'ont aidée à se plonger dans le monde durassien sans hésitation, sans crainte de ses abîmes. Leur rencontre marqua le début d'un voyage qui les lierait à jamais. Bamberger photographia les lieux et les objets chers à Duras. Duras la réalisatrice, Bamberger la photographe. La rencontre de ces deux mondes, les mots et les images, conduisit à la création de l'œuvre La mer écrite . Et si cette œuvre n’a pas été trop souvent commentée par la critique, un sort différent a été réservé à l'importance de la photographie (implicite et explicite) dans d'autres livres et, en général, dans la recherche littéraire de Marguerite Duras, au point de susciter l'intérêt pour ses phototextes littéraires et cinématographiques. D'autres écrivains et écrivaines ont expérimenté, au cours du Vingtième siècle, l'entrelacement entre le mot littéraire et l'image photographique, fondant précisément sur ce mélange l'événement de l'écriture, le geste génératif. Il suffit de penser à Georges Perec, Patrick Modiano, W. G. Sebald, Annie Ernaux et l'écrivaine italienne Lalla Romano. C'est justement sur Ernaux et Romano que je voudrais me concentrer pour un appel viscéral au geste politique et sociologique de ce type d'écriture qui, dans les veines de sa recherche (autobiographique et autosociobiographique ), a su devenir le représentant de la «mer écrite» évoquée par Duras.   «Il y a un récit, par exemple, que j'ai devant les yeux. Voici la chose terrible: je le vois... Lumière, personnes, mouvement, même son et même odeur... Et toutes ces choses, nettes, solides, autonomes... les mots... Les mots créent les choses». Ce n'est pas Duras qui parle, mais cela pourrait l'être. C'est la voix de Lalla Romano. C'est son besoin de concrétude que les mots savent donner, ce besoin auquel elle aspire à travers son écriture (dont la responsabilité est à rechercher dans cet apprentissage continu de la vie, comme un métier –de vivre ou de survivre? De mourir?– jamais pleinement accompli) que je retrouve, vif et lumineux, dans cet extrait d'Annie Ernaux tiré de Les mots comme des taches  (Cahier de L'Herne n°138: A.E.): «Je suis fascinée par les taches, de sang, de sperme, déposées sur les draps ou sur les vieux matelas déposés sur les trottoirs, les taches de vin et de nourriture incrustées dans le bois des tables et des buffets, des marques de café et de doigts gras au dos des photos anciennes passées de main en main à la fin des repas de famille. Des taches organiques, matérielles. C'est du temps humain, animal, déposé et fixé, devenu matière. (…) La tache, comme réalité du monde. Je voudrais que mes mots soient comme des taches, muettes et lourdes, auxquelles on ne parvient pas à s'arracher».   Des mots si lourds qu'ils restent accrochés au corps, se fondant avec lui, au point de devenir un tout avec l'histoire de ce corps, avec sa mémoire, personnelle et collective. Lalla Romano revient, avec son besoin d'arrêter par l'écriture «ce que la mémoire a conservé, car c'est la mémoire qui choisit en premier». Et encore: «en écrivant, je rends à la vie ce que le temps emporte». Résonne, dans sa voix, la parole salvatrice d'Annie Ernaux, la parole qui «baigne des visages désormais invisibles... cette lumière qui existait déjà dans les récits dominicaux de l'enfance et qui n'a pas cessé de se déposer sur les choses tout juste vécues, une lumière antérieure. Sauver quelque chose du temps où nous ne serons plus jamais».   Autant pour Romano que pour Ernaux, la photographie soutient la parole, permettant un récit supplémentaire de la réalité. Écriture et photographie s'influencent mutuellement, devenant tour à tour le point de départ et le complément l'une de l'autre. Le regard des deux écrivaines, comme c'était le cas avec Duras, se transforme en objectif de l'appareil photo. «Le dehors m'offre ce que je ne trouverai pas dans la réflexion», dit Ernaux. Et c'est précisément cet extérieur qui, en se stratifiant, forme le corpus de l'œuvre. C'est ici, dans les plis de ce récit qui dépasse l'expérience individuelle (le moi trans-personnel) pour revêtir une valeur universelle, qu'Ernaux et Romano ont su saisir le passé au moment même où il devient un récit capable de donner voix aux transformations sociales et politiques.   Romanzo di Figure  (et auparavant Lettura di un’immagine ), ainsi que Nuovo romanzo di figure  et Ritorno a Ponte Stura , sont des œuvres de Lalla Romano où le mot écrit s'entrelace avec le langage visuel. La découverte des tirages originaux de l'album de famille que Lalla Romano avait reçu de sa mère comme cadeau de mariage et la découverte ultérieure des plaques photographiques originales sont à l'origine des phototextes de l'écrivaine italienne et de son expérimentation, de son acte créatif qui lui permet de jouer sur plusieurs plans, l'écrit et l'iconique. «Je récupère l'image dans la fonction de la parole», déclare Romano. Et, dans la préface de Romanzo di Figure, elle écrit: «Les images sont le texte et l'écrit une illustration». La valeur de ces phototextes réside dans l'existence même de l'auteure, de sa famille et de toutes les personnes ici immortalisées, qui créent une conscience et une mémoire collective uniques qui ne connaissent pas de barrières, qui se nourrissent de l'importance de préserver et de transmettre les histoires de la collectivité, afin qu'elles ne soient jamais perdues. Une intention qui rappelle la narration phototextuelle d'Annie Ernaux dans les œuvres le  Journal du dehors , L’usage de la photo , Retour à Yvetot , où l'on part des photographies de l'album de famille pour ensuite s'en distancer, afin de raconter un quotidien qui, bien qu'il puisse sembler intime, est le portrait de nombreuses autres familles, couples, personnes ou communautés entières. En d'autres termes, il se construit, comme dans les phototextes de Romano, une mémoire commune et extrêmement caractéristique d'une partie de la société, de celle qu'Ernaux fréquentait au moment où les photos ont été prises.   Photographier pour sauver, photographier pour partager. Le geste fondamental, générateur, de l'écriture atteint sa signification et sa valeur maximales précisément au moment où la photo sauve , où la photo est ancrée dans la parole, soutenue par celle-ci, dans une relation constructive et dialectique, une relation de renaissance et de révélation.

  • Entretien avec Philippe Vilain : “À l'origine, il y a le pronom Je”

    À l'origine, il y a le pronom Je. Autour de lui, une riche production littéraire qui place au centre de l'attention l'effet de l'(auto)représentation et le rapport avec le lecteur, ce dernier complice de la sincérité de celui qui écrit. Que se passe-t-il lorsque celui qui écrit dissout la fragile ligne de démarcation entre la réalité des faits et la fiction narrative ? Lorsque vérité et fiction s'entrelacent, créant une identité fluide qui échappe aux étiquettes conventionnelles ? Ce sont là quelques-unes des questions que j'ai tenté d'aborder dans un échange avec Philippe Vilain, l'un des auteurs les plus perspicaces dans l'exploration des tensions et des ambiguïtés de l'autobiographie et de l'autofiction. Mais pas seulement. Cet entretien a été l'occasion d'explorer en profondeur l'"écriture de soi" (résonnent ici les échos de Serge Doubrovsky avec Fils,  l'autobiographie déconstruite de 1977, évoquée ici par Vilain), la mémoire proustienne, le "je me souviens" de Perec, l'autosociobiographie d'Annie Ernaux (à laquelle Vilain a consacré son premier livre, L'Étreinte  – Gallimard, 1997– une histoire qui reviendra, mais sous une autre forme, dans son prochain ouvrage – Mauvais élève –   ).  À travers ses œuvres, Vilain ne remet pas seulement en question la relation entre la vie et l'écriture, il invite également le lecteur à se demander ce que signifie se raconter. Dans cet entretien, Vilain nous guide à la découverte de l'histoire de l'autobiographie et de l'autofiction, en éclairant le lien intrinsèque entre ces deux genres et en offrant une vision personnelle de l'écriture, intimement liée tant à la vie qu'à la condition humaine. S.D. Dans une de vos analyses contenue dans le volume L’exception et la France contemporaine. Histoire, imaginaire et littérature , vous posez cette question: “L’autofiction figure-t-elle une exception littéraire?” en répondant que “elle présente les signes d’une certaine singularité. L'adhésion et le rejet que rencontre l'autofiction, le débat théorique qu'elle suscite imposent que l'on considère son avènement fulgurant dans le paysage littéraire contemporain”. Aujourd'hui, près de quinze ans plus tard, et surtout à la lumière des récentes modalités à travers lesquelles l'autofiction s'est (de nouveau) imposée dans le débat éditorial français et international suite au Prix Nobel attribué à l'écrivaine Annie Ernaux, répondriez-vous de la même manière ? PH. V. Il s’agit d’une excellente question. Effectivement, aujourd’hui, soit plus d’une quinzaine d’années après cette déclaration, je ne tiendrais plus les mêmes propos. Entre temps, la littérature autobiographique qui, jusqu’au début des années 2000, suscitait encore un certain mépris intellectuel, a connu une importante mutation culturelle au point de se légitimer, de s’imposer pour devenir indiscutable. Dans une époque d’hyper individualisme où chacun aime se raconter et s’écrire, au mieux dans des livres, au pire sur les réseaux sociaux, il n'est plus du tout mal perçu d’écrire sur soi, de se prendre soi-même comme objet, comme c’était le cas autrefois: les lecteurs me disaient: «C’est bien d’écrire sa vie mais quand écrirez-vous un vrai roman?». Le roman à la troisième personne représentait alors le genre absolu de la littérature. Mais aujourd’hui, écrire sur soi est une pratique culturelle comme une autre, entrée dans nos habitudes, on s’écrit comme l’on fait de la gymnastique dans une salle de sport, l’époque se plait à cultiver ce souci de soi, que ce soit par le corps ou par l’esprit. De fait, l’essai Défense de Narcisse que je m’étais senti obligé d’écrire en 2005 pour répondre aux détracteurs de l’autobiographie, aux tenants du fameux « moi haïssable» pascalien, si hostiles à ce mauvais genre qu’ils considéraient alors comme un genre «impudique », « non littéraire », narcissique, est désormais invalide. Un autobiographe n'a plus besoin de se justifier ou de se défendre, comme il devait le faire alors. Le regard sur l’autobiographie a évolué, et Narcisse est, pour ainsi dire, devenu vertueux. La littérature autobiographique, qui remporte désormais une adhésion quasi unanime et n’est plus contestée, doit sa légitimité à la fortune du terme « autofiction », forgé par Doubrovsky, qui désigne abusivement tout le champ de la littérature autobiographique, jusqu’à se substituer au terme «autobiographie» indifférencier et confondre la diversité de ses modes d’application générique : aujourd’hui, presque plus personne, ou presque, ne distingue le récit autobiographique, du roman autobiographique, des mémoires, de l’autofiction qui sont des genres possédant pourtant chacun leur définition spécifique et n’obéissant pas aux mêmes contraintes théoriques. Ce qui engendre un certain nombre de confusions. Ainsi l’autobiographe Annie Ernaux doit constamment expliquer qu’elle n'écrit pas d’autofiction. C’est bien par le prisme de l’autofiction que nous appréhendons le champ contemporain de l’autobiographique. Retravailler les souvenirs fixés par notre mémoire nous rapproche-t-il ou nous éloigne-t-il de la vérité sur ces mêmes souvenirs? Dans ce processus, qui pousse l'auteur à se regarder à l'intérieur, quel rôle joue le concept de vérité (ou serait-il peut-être préférable d'utiliser l'expression forgée par Bourdieu « effet de croyance » ?) et celui de mémoire en relation avec l'écriture ? Il me faudrait davantage de temps et d’espace pour répondre de manière satisfaisante à votre question fondamentale, mais je m’efforcerais de noter, brièvement, qu’il existe deux grandes approches du souvenir: Une approche directe, purement autobiographique, permettant à un auteur de de restituer fidèlement, factuellement, la mémoire d’un moment de sa vie, ce que l’on trouve dans les récits de deuils, les journaux et les mémoires, les témoignages, rejetant tout dispositif fictionnel et fondant par conséquent leur contrat de lecture sur l’exactitude référentielle comme sur un principe de vérité, que le poéticien Philippe Lejeune nomme le « pacte autobiographique », soit un contrat de vérité établi par l’auteur avec son lecteur. Une approche indirecte, fictionnaliste, autofictionnelle, admettant une certaine permissivité dans la réécriture du vécu et sa réinvention par le travail de remémoration et du langage. Alors que le récit autobiographique se situe dans la rétrospection factuelle du passé, dans une récapitulation fidèle, l’autofiction se situe, elle, au contraire, dans une prospection inventive de l’écriture fictionnelle (le grand principe doubrovskien tient dans le principe que le souvenir se fait recréateur d’histoires, permet une reprise scripturale dynamique : se remémorer permettant de se réinventer ainsi que Doubrovsky me le disait dans l’entretien qu’il m’avait accordé « L’autofiction selon Doubrovsky » et qui est publié à la fin de Défense de Narcisse). Cette approche autofictionnelle propose, quant à elle, un pacte contradictoire de vérité fictionnelle, qui n’est pas sans s’apparenter dans son principe à la thèse fictionnaliste d’André Gide selon laquelle « on n’est jamais plus sincère que dans la fiction » - notion de « sincérité » qu’il convient de mettre en relation d’équivalence synonymique à la notion de « vérité »), un contrat problématique qui nous avertit implicitement de la difficulté du récit autobiographique, à relater fidèlement sa vie, qui soupçonne le récit autobiographique d’un certain mensonge, notamment par son impossibilité à épuiser exhaustivement la mémoire par les souvenirs et donc à la trahir, par la sélection partiale et partielle, réductrice, des informations qu’elle effectue, par ses omissions plus ou moins volontaires, plus ou moins conscientes, et par ce qui peut sembler les stratégies narratives d’un dispositif fictionnel procédant, en effet, par un « effet de croyance ». Naturellement, il faudrait analyser, plus en détail, le rapport particulier que ces deux approches nouent avec la vérité, une vérité qui, dans les deux cas, n’est pas de même nature. Je laisse donc la réponse ouverte pour un futur échange précisément sur ces aspects (souvenir-vérité-mémoire et écriture). Je souhaiterais plutôt revenir à l'autobiographie et à l'autofiction, deux genres littéraires au centre de la récente table ronde où vous avez été protagoniste aux côtés d'autres philosophes et écrivains (Didier Eribon, Philippe Forest et Camille Laurens), organisée par Spark Creative Hub de Naples en collaboration avec l'Université Federico II et le Département des Études Humanistes. Pouvez-vous nous raconter cet important moment de dialogue, avec une réflexion de votre part sur la ligne de démarcation (si elle existe et si elle est perceptible) entre autofiction et autobiographie, et quelles sont les questions qui restent ouvertes après une telle discussion ? Cet échange a en effet été particulièrement fructueux et intense durant ces trois jours à l’université Federico II de Naples, université qui se propose, par le biais de son département de littérature, et sous la forme d’Assises de la littérature triennales, de devenir un observatoire du paysage littéraire contemporain français et francophone. Ces échanges, qui feront l’objet d’une publication ultérieure, ont permis d’établir un premier bilan de la littérature autobiographique durant ce premier quart de siècle, de cartographier ce paysage, afin de rendre plus lisible cette forêt de tendances génériques et de propositions théoriques, mais aussi de situer ces tendances dans l’histoire de la littérature. Dans ces Assises, qui rassemblent les contributions d’une trentaine de chercheurs et écrivains, provenant de domaines différents, exposant leurs questionnements ou leurs pratiques, se dessine un panorama critique des deux premières décennies, de ce moment historique décisif, que j’appelle, dans mon introduction, son « hyper-moment ». Nous attendons donc la publication de cette conférence. En faisant, en revanche, un pas en arrière, comment votre relation avec l'autofiction et l'autobiographie a-t-elle évolué depuis la parution de votre premier livre, L'Étreinte  (Gallimard, 1997), jusqu'à aujourd'hui? Dans quelle mesure et comment l'écriture de ce livre a-t-elle influencé votre rapport à l'écriture elle-même ?   Je ne saurais dire dans quelle mesure ma pratique a évolué car, au cours du temps, je n’ai pas cessé d’alterner l’écriture de textes autobiographiques ( La dernière année , Paris l’après-midi , Confession d’un timide , La fille à la voiture rouge,   Mauvais élève ) et l’écriture de textes autofictionnels ( L’étreinte , Le renoncement , L’été à Dresde , Faux-père ), mais une chose est certaine, c’est que j’ai toujours pris soin de distinguer l’autofiction de l’autobiographie, genres qui obéissent à des enjeux strictement différents, proposent des pactes opposés, et qui n’ont pas du tout la même perspective, dans lesquels nous n’engageons pas le même rapport au lecteur. En écrivant L’étreinte , il s’agissait pour moi de prolonger, de manière autofictionnelle, le texte autobiographique qu’avait écrit Annie Ernaux sur notre relation, Fragments autour de Philippe V.  ; par conséquent, je mentionnais qu’il s’agissait d’un « roman », car je réinventais complètement notre rencontre, j’exagérais la jalousie du passé que le narrateur éprouvait et j’imaginais même notre séparation alors que nous n’étions pas séparés. C’était là un travail d’autofictionniste puisque je m’arrogeais la liberté de romancer notre relation. Je ne voulais pas, ou plus exactement, je ne pouvais pas alors, par appréhension peut-être, raconter mon histoire sans la dissimuler dans la fiction. Mais, de façon plus générale, c’est un texte que je regrette d’avoir écrit sous cette forme autofictionnelle, un texte qui a semé le trouble dans l’esprit des lecteurs, a créé un certain malentendu et a fini par me desservir. Certains critiques ont d’ailleurs été très violents avec moi et n’oseraient sans doute plus, de nos jours, critiquer de la sorte un premier roman. Ce roman n’a pas influencé mon rapport à l’écriture. Mais dans mon prochain texte, intitulé Mauvais élève,  qui sera publié aux éditions Robert Laffont, au mois de janvier 2025, j’ai éprouvé la nécessité de revenir sur cette période décisive de ma jeunesse. Ce n’est pas un roman autofictif cette fois, mais un récit purement autobiographique, un texte qui éclaire nombre de mes textes (romans et essais) et constitue la matrice de toute mon œuvre. Dans ce livre, L’étreinte , vous parliez de votre relation avec Annie Ernaux lorsque vous étiez jeune étudiant. À cette époque, vous avez écrit une thèse sur elle. Comment votre proposition a-t-elle été accueillie à l'université ? C’était une autre époque, en effet. L’université était alors assez conservatrice et déconsidérait les études sur l’extrême contemporain, au prétexte que celles-ci manquaient de distance pour interpréter et analyser une œuvre en construction. Travailler sur du vivant s’avérait risqué dans la perspective de briguer une carrière universitaire, et les auteurs contemporains n’apparaissaient pas légitimes au regard de l’université qui avait une prédilection nette pour les « auteurs morts », c’est ce que m’avait d’ailleurs répondu un éminent professeur auquel j’avais proposé ce sujet de thèse sur l’œuvre d’Annie Ernaux. Œuvre qui, par ailleurs, et bien que consacrée par le prix Renaudot, divisait férocement l’opinion. Avec cette œuvre, le handicap était double, Ernaux n’était pas seulement contemporaine, elle avait, en plus, le défaut d’être une femme, et l’université admettait alors très peu de travaux sur les femmes. Les critiques s’en donnaient à cœur joie pour fustiger ironiquement la « petite Annie » qui « racontait ses histoires de bonne femme », on ne percevait pas la puissance transpersonnelle de ses textes, son caractère universel – ce qui m’apparaissait comme une évidence, depuis que j’avais lu La Place . Seule une thèse en sociologie, écrite par Isabelle Charpentier, existait, ainsi que divers mémoires, mais aucune thèse en littérature, et ma thèse se trouve être, par conséquent, la première déposée dans sa discipline. Tandis que mes camarades étudiaient, pour la plupart, des auteurs morts – non des autrices –, du milieu du XXe ou du XIXe siècle. À quel point le lien entre la vie et l'écriture est-il profond dans votre parcours ?   L’écriture et la vie sont indissociablement liées chez moi. Je peux difficilement écrire sur autre chose et même lorsque j’écris un roman, un vrai roman, comme Pas son genre, par exemple, je puise grandement dans mon expérience vécue. J’ai beaucoup de réticences à m’aventurer dans une littérature de pure imagination. Imaginer m’apparaît absurde tant j’ai vécu de choses, de moments marquants, tant j’ai traversé d’épreuves déterminantes dans ma jeunesse, et mon imagination serait bien pauvre si je la mettais en concurrence avec mon expérience de vie. Cette expérience – qui m’a forgé, m’a fait connaître le chaos de la scolarité et descendre tout en bas jusqu’à embrasser même une forme de petite délinquance, qui m’a fait obtenir un CAP-BEP dactylographe avant un doctorat de lettres en une douzaine d’années, qui m’a fait passer durant le même laps de temps d’une détestation de la lecture (je n’avais pas lu un seul roman avant dix-huit ans) à une vocation d’écrivain – peut même paraitre, par certains côtés, inimaginable tant ma trajectoire est improbable. Je me sens d’ailleurs comme un miraculé social. Cette expérience de la vie irrigue toute mon écriture, elle me fournit aujourd’hui une matière de premier choix dans laquelle je puise à volonté et que je me contente de recueillir, de récolter et de traduire comme le prescrivait Proust dans Jean Santeuil : “Puis-je appeler ce livre un roman ? C'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté.” Voici comment je pourrais définir le principe régissant mon écriture. De la capitale de la Normandie, Rouen, à celle de la région de la Campanie, Naples. Qu'est-ce qui unit ces deux terres et qu'est-ce qui vous plait dans cette ville aux mille couleurs (expression qui donne le titre à un de vos derniers livres, Napoli mille colori , Gremese, 2021) ? Ce sont deux villes si morphologiquement et socialement différentes, assez opposées : Rouen est aussi charmante, bourgeoise, calme, discrète et pluvieuse, que Naples est une populaire mal-aimée, hyperactive, spectaculaire et ensoleillée. Je reste profondément attaché à ma Normandie, à Rouen, Evreux, Gaillon, Trouville, où j’aime revenir, mais l’homme de la pluie, qui sommeille en moi, qui a longtemps rêvé de vivre dans une sorte d’été permanent, a longtemps fantasmé la ville de Naples. C’est dans cette ville d’adoption, que le philosophe Luciano de Crescenzo considère comme « le dernier espoir de l’humanité », que j’ai retrouvé l’enchantement des jours, la fraternité du monde de mon enfance populaire. Une dernière question. Quels sont vos “livres du réveil” ?  Les livres déterminants dans mon cheminement, sont L’espèce humaine  de Robert Antelme – le grand texte sur lequel j’ai longtemps hésité à travailler dans le cadre de mon doctorat –, L’Eté 80  de Marguerite Duras, Adolphe  de Benjamin Constant, Journal du voleur  de Jean Genet et bien sûr, toute la Recherche de Proust. Mauvais élève est le nouveau livre de Philippe Vilain (à paraître en janvier 2025 chez Robert Laffont) dans lequel il évoque une période déterminante de sa jeunesse en milieu défavorisé, ses années de formation marquées par son échec scolaire et des épreuves qui l'ont vu évoluer, à force de volonté, du lycée technique à l'université, d'une détestation de la lecture à une passion pour la littérature, qui l'ont mené, jeune homme, à vivre une histoire d'amour avec une écrivaine célèbre avant d'entrer dans le monde des lettres. À travers son récit de transfuge, l'auteur poursuit sa quête de vérité et offre un véritable message d'espoir, révélant qu'une vocation peut combattre les déterminismes. Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, 240 pages, 16,90 euros - à paraître le 9 janvier 2025

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