De la page à l’écran : l’écriture visuelle d’Annie Ernaux
- Sara Durantini
- 15 oct.
- 5 min de lecture

C’est d’abord une attitude que je veux avoir par rapport au sujet du texte, c'est-à-dire une observation la plus objective possible, un regard non empathique qui permette d’échapper à l’expression d’un vécu spontané. Ensuite, c’est trouver l’écriture – le « style de la distance » – qui fasse juste « voir », comme au cinéma, pas n’importe lequel, celui qui est avare de dialogues, de psychologie, celui qui suscite l’émotion et la réflexion par le comportement des personnages. Tout le temps que j’ai écrit La Place, je pensais à La Strada. Et quand j’ai vu le film de Christian Mungiu, Quatre mois, trois semaines deux jours, j’ai eu l’impression que c’était ce que j’avais voulu faire dans L’Événement.
Annie Ernaux
Constamment en équilibre entre parole et image, l’écriture d’Annie Ernaux se configure comme une écriture photographique qui emprunte les codes du cinéma et du théâtre. Par ce biais, l’écriture d’Annie Ernaux a transformé le dispositif narratif en un dispositif visuel, où le regard et le montage intérieur jouent un rôle aussi déterminant que la composition lexicale. C’est précisément l’emploi d’un lexique et de techniques empruntés à la photographie et au cinéma qui représente la forme la plus persistante de subversion des conventions narratives. Dès ses premières œuvres, Ernaux adopte des flashbacks et des scissions textuelles qui produisent des effets comparables aux fondus cinématographiques. Ces techniques narratives se prolongent dans ses textes ultérieurs et s’affinent avec le temps. Je pense à des œuvres comme Les Années et, bien avant, La Femme gelée, ainsi qu’à Mémoire de fille, L’Événement, La Place. Cette vocation visuelle de la parole, qui chez Ernaux devient méthode plutôt que simple suggestion, constitue l’ossature de ce qui apparaît comme une écriture plate. En réalité, derrière cette sobriété se cache une complexité structurelle remarquable : un dispositif de précision fait de coupes, de suspensions et de répétitions agissant comme des figures de montage, restituant à la mémoire sa nature discontinue. En ce sens, l’ekphrasis photographique devient chez Ernaux l’une de ses pratiques les plus puissantes : à travers les pages de ses livres, l’autrice se sert du mot pour construire des images qui agissent comme des traces persistantes, des fragments de réel sauvés de l’oubli.
Son regard, enraciné dans le quotidien et dans le féminin, a anticipé une esthétique aujourd’hui centrale dans le cinéma d’auteur européen. Je pense à Danielle Arbid avec Passion simple, à Audrey Diwan avec L’Événement, à Régis Sauder avec le documentaire J’ai aimé vivre là, à Claire Simon avec Écrire la vie. Annie Ernaux racontée par des lycéennes et des lycéens, jusqu’à la plus récente Judith Godrèche, qui portera prochainement à l’écran Mémoire de fille. Si L’Événement d’Audrey Diwan représente sans doute la traduction la plus fidèle de l’écriture d’Ernaux dans le langage cinématographique, en restituant sa tension morale et la nudité de son regard, Passion simple de Danielle Arbid se situe sur un tout autre plan : celui du désir, de la corporalité, de l’exposition intime. Arbid choisit de faire émerger la dimension sensorielle et presque fébrile du texte, en transposant en images la dialectique entre plaisir et dépendance, entre obsession et aliénation, qui, dans l’écriture ernausienne, demeure toujours maîtrisée, contenue, filtrée par une langue sèche et implacable. Différente encore c'est la perspective de J’ai aimé vivre là de Régis Sauder, un docu-film qui fait de la voix d’Ernaux, et de ses textes, le fil conducteur pour traverser les lieux de son quotidien : Cergy, ses espaces urbains, les traces du temps. Ici, l’autrice devient à la fois présence et absence : narratrice d’elle-même et observatrice des transformations paysagères et urbaines. À travers ses textes, Sauder construit une topographie de la mémoire, où la parole s’ancre dans le paysage réel comme sur un support visuel. C’est un film qui met en évidence la dimension civique et politique de l’œuvre d’Ernaux, en faisant ressortir la force d’une écriture qui se confronte à l’histoire, aux classes sociales, à la transformation des lieux et des corps. Dans ce parcours s’inscrit la contribution de Claire Simon avec le récent Écrire la vie. Annie Ernaux racontée par des lycéennes et des lycéens, qui met en scène la réception de l’œuvre d’Ernaux par les nouvelles générations. Simon place au centre le regard de la jeunesse, en documentant la manière dont les textes d’Ernaux sont aujourd’hui enseignés, accueillis et vécus, et en montrant la littérature comme un instrument d’éveil et de transformation des consciences. Pour clore idéalement cet itinéraire, le projet de Judith Godrèche, qui portera Mémoire de fille à l’écran, apparaît à la fois comme un défi et comme un acte de traduction de la douleur. Avec son regard sensible et lucide, Judith Godrèche pourrait rendre à la mémoire son véritable pouvoir : celui de nous réécrire lentement, tandis que le temps continue de s’écouler.
Comment et dans quel but les réalisateurs ont-ils transformé les textes d’Annie Ernaux en images ? Pour les prolonger dans un autre langage, en donnant corps à cette tension visuelle déjà inscrite dans l’écriture elle-même. Les œuvres cinématographiques inspirées par Ernaux ne cherchent pas à traduire le livre, mais à en rendre visible le dispositif : le montage intérieur, les fondus du temps, les ellipses du souvenir. L’enjeu de l’intermédialité ekphrastique dans les œuvres d’Ernaux réside précisément là : dans le geste qui consiste à transformer la parole en image sans jamais trahir sa nature. Le cinéma qui la rencontre ne fait qu’amplifier sa manière de voir, restituant, à travers la lumière et le mouvement, l’essence même de son écriture et créant entre les deux mondes, le cinéma et la littérature, un espace dialectique. Ici, l’écriture devient image et l’image devient témoin ; toutes deux concourent à une même forme de récit du réel. Entre le visible et l’invisible, entre la parole et l’image, se manifeste la véritable puissance du dialogue entre la portée transpersonnelle et transculturelle d’Annie Ernaux et le cinéma européen contemporain, un dialogue dont les influences s’étendent déjà, notamment, aux réalisatrices de la nouvelle génération.
C’est dans le prolongement de ces réflexions et de ces constats qu’est né le premier volume de la collection Annie Ernaux International Studies (De Gruyter Brill), qui se propose d’explorer les multiples intersections entre l’œuvre de l’autrice et les arts contemporains, du cinéma au théâtre, de la photographie à la performance, en offrant un espace de réflexion critique sur la nature élargie et transmédiatique de son écriture. La collection Annie Ernaux International Studies, dirigée par Michèle Bacholle (Ph.D., professeure de français à la Connecticut State University, autrice de Annie Ernaux. De la perte au corps glorieux en 2011 et commissaire de l’e-museum Annie Ernaux 2021–2023) et par Jacqueline Dougherty (Ph.D., professeure de langues étrangères et assistante éditoriale du French Forum à l’Université de Pennsylvanie, spécialiste de la littérature française contemporaine, en particulier de l’œuvre d’Ernaux), se veut un espace dédié à la réflexion critique sur l’autrice et à la promotion d’un dialogue international entre chercheurs et chercheuses. Elle offre un cadre structuré et pérenne où les études sur Annie Ernaux peuvent se développer de manière organique, à travers des volumes thématiques, des monographies et des ressources interdisciplinaires susceptibles de favoriser de nouvelles perspectives de recherche et de confrontation des idées. Une invitation, donc, à continuer à lire Ernaux non seulement comme écrivaine, mais comme dispositif culturel vivant, dont l’œuvre ne cesse de réécrire notre manière de voir, de remémorer le passé et de représenter le réel.
À une époque où le cinéma européen ne cesse d’interroger le rapport entre mémoire et représentation, l’œuvre d’Annie Ernaux s’impose comme un prisme à travers lequel repenser le réel. Ses mots, nés du quotidien et ouverts au collectif, trouvent dans le langage des images un prolongement naturel. Et c’est dans ce dialogue que se dessine l’un des défis les plus féconds de la culture contemporaine : transformer le souvenir en geste, et le geste en forme de connaissance.