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Photo du rédacteurCécile Vallée

Ananda Devi : le cri de l’île (Le jour des caméléons)


ANANDA DEVI - PHOTO © OUMEYA EL OUADIE/EDITIONS BRUNO DOUCEY

Le lieu et l’écriture


Ananda Devi est née dans un petit village de l’île Maurice en 1957. Il n’est évidemment pas anodin de vivre sur une île. En effet, au-delà de la spécificité géographique, l’île est devenue un lieu commun littéraire chargé symboliquement, tout particulièrement pour cette île de l’archipel des Mascareignes. Alors qu’il avait plutôt peu goûté la nature de l’Île de France, comme en témoigne son journal de voyage, Bernardin de Saint-Pierre, en fait un locus amoenus dans sa pastorale exotique Paul et Virginie. Un siècle plus tard, Charles Baudelaire entérine ces clichés. Après l’indépendance, l’industrie touristique s’en empare pour les adapter aux attentes des touristes : mer, filaos et sable fin. La carte postale de l’île idyllique est née. Cette représentation exotique, donc eurocentrée, a imprégné l’imaginaire et il est bien difficile d’y échapper.

Pourtant, Ananda Devi affirme que son premier rapport à l’île s’est fait hors de ces représentations stéréotypées et qu’il est la source de son écriture. Les mots sont venus de son rapport sensuel à son environnement. Dans Deux malles et une marmite (2021), récit autobiographique dans lequel elle se raconte à la jeune fille qu’elle était, elle précise bien la façon dont l’île l’habite :

« L’île et la volupté sont bien sûr baudelairiennes. Mais pour toi, il s’agit de ton propre corps, et cette volupté-là n’est pas extérieure ni exotique, mais issue du magma intérieur qui t’emplit et t’étourdit. Tu ne le saisis pas encore entièrement, mais quelle joie, aujourd’hui, de constater que cette intuition-là, cette impulsion-là, étaient bien celles qui constituaient ton travail ! »




Cet « élan vert » comme elle le nomme, illustre sa conception de la relation entre l’être humain et la nature : il s’agit de s’y fondre, d’y retrouver ce qui fait qu’on en est soi-même un petit élément.

Malgré cette relation viscérale, Ananda Devi ne pouvait rester sourde aux discours sur son île. L’écriture hors des stéréotypes devient une écriture contre eux. Parce que l’île n’est pas un paysage mais un pays, que les Mauriciens ne sont pas une population mais un peuple, pour reprendre les mots d’Aimé Césaire, elle fustige les clichés de la carte postale qui masquent la misère, qui trahissent l’île et la prostituent, comme l’illustre, par exemple, le poème en prose « Poétique des îles » du recueil Quand la nuit consent à me parler (2011) :

« Je n’en ai que faire de la poétique des îles. Des infusions de verdure en homéopathie sublimée, du bleu fallacieux de nos ciels, de nos appeaux à la fluette et maigrelette musique – sinistres pâtres –, de nos appâts en attente comme des filles à la bouche infiniment ouverte / j’en ai marre de mordre et de manger cette poussière-là, de la gratter de mes pattes grêles à la recherche de pépites littéraires / rien à faire rien à foutre des images désarrimées de nos terres ».




Son dernier roman, Le Jour des caméléons, publié cet automne, semble être le point culminant de la dénonciation de ce décalage entre la réalité de l’île et sa représentation. Ananda Devi lui donne voix et elle dit tout : l’hypocrisie de la nation arc-en-ciel, les marques indélébiles de la colonisation, ce qui la détruit de l’intérieur et de l’extérieur. L’île-paradis devient île-dystopique, symbole du chaos annoncé de l’humanité, victime de son aveuglement, de son anthropocentrisme et de sa surdité à l’univers qui lui est pourtant vital.





La voix de l’île

Le jour des caméléons, c’est le jour où tout bascule, où « ce qui pourrissait depuis toujours à l’ombre noire du pays, et dont le fiel s’est infiltré dans la terre et s’est mis à nourrir le volcan sous l’île » parvient à l’étape ultime du chaos qui va se jouer par vagues concentriques dévastatrices. Tel le coryphée d’une tragédie, la voix de l’île scande cette action tragique. Ainsi, les rôles sont inversés : ce n’est plus l’être humain qui parle de l’île mais l’île qui parle des humains, ce n’est plus l’homme qui regarde l’île, c’est elle qui le regarde et dévoile sa culpabilité.

Elle révèle ainsi toutes les failles dont il est responsable et coupable et qui vont le mener à sa perte. L’île explique en effet qu’elles « suivent parfaitement celles qui entaillent le manteau terrestre à [s]es pieds. Car les énergies humaines et géologiques se sont ici, par un hasard parfaitement incongru, coordonnées. Ce qui se passe à la surface se diffuse sous la surface. Et inversement. »

Et ces failles sont nombreuses. Il s’agit de celles causées par les vagues successives de colonisation dont l’île a été victime : celle qui a fait disparaître les dodos et les ébéniers, celle qui qui a retourné son sol pour la culture de la canne et l’a marqué du sang de l’esclavage et des engagés indiens. Après l’indépendance, devenue « une brochure touristique flottante », l’île a été vendue aux « parasites » qui continuent de la défigurer avec leurs propriétés et leurs hôtels. Hors de ces espaces privilégiés pour privilégiés, « la carte postale est maculée de suie » par la pollution, comme celle de « l’usine de transformation textile voisine, avec ses déchets chimiques, sa jolie nacre toxique et ses remugles d’œufs pourris (d’où pensez-vous qu’il vienne, le miracle économique ?) ». Même l’emblème des plages mauriciennes, le filao, se meurt : « les filaos sont effilochés, rongés par les scarabées rhinocéros. Ils ressemblent à des vieillards hauts et maigres, presque des squelettes, dressés contre le ciel ». Il n’est plus question de l’île-paradis.

Les autres failles viennent de celles qui se creusent entre les hommes à cause du patriarcat, du communautarisme et des inégalités sociales. L’île fustige surtout les hommes d’avoir fait d’elle Mammon, un lieu qui n’est régi que par la cupidité. Et elle n’épargne personne dans son cri de rage :

« ce si joli petit pays devenu un ventre grouillant de vers comme les filaos rongés par les rhinocéros, une bouche grande ouverte gobant les arrivées d’argent depuis les égouts du monde car tant de mains sont là pour les blanchir et dorloter les riches, ses véritables enfants, qu’ils aient reçu la terre en héritage de leurs aïeux, qu’ils se partagent le moelleux gâteau colonial sur le dos des esclaves à genoux, qu’ils aient accumulé des milliards en plongeant leurs mains enduite de glu dans les caisses publiques, qu’ils aient construit des hôtels avec le ciment sanglant de l’apartheid, peu importe – ce petit pays aime leur goût de pourriture sucrée. »

 

Les caméléons : le symbole du décentrement


C’est donc le jour des caméléons. Ils débarquent de Madagascar. Comme tout Mauricien, ils viennent par bateau, d’ailleurs. Ce sera le seul point commun avec la gent humaine qui ne fait qu’accentuer tout ce qui les oppose.

On aurait pu croire qu’ils sont, par leurs couleurs, une belle métaphore de la nation arc-en-ciel dont se targue le roman national mauricien. Ils révèlent, au contraire, que ce rêve n’a jamais été réalisé et ne saurait l’être que grâce à eux : « le mensonge de l’arc-en-ciel ne servira plus à rien, puisqu’ils sont, eux, le véritable arc-en-ciel, ils sont les héritiers des justes qui jadis ont rêvé ce pays, qui m’ont rêvée telle que j’aurais dû être ».

Si on poursuit la comparaison, force est de constater que « leur peau même est plus évoluée que nos cerveaux. Leurs pigments leur permettent d’éviter les combats de territorialité. Les couleurs sont leur langage, de séduction ou de terreur. Chez eux, pas de hiérarchie », alors que l’homme ne peut même pas être considéré comme un animal puisqu’il « ne vit pas dans la nature, il la terrasse ».

Au contraire, les caméléons, qui « ont la patience des siècles et la mémoire des lieux », sont en osmose avec l’île :

« Ils me rêvent glorieuse et plein de mansuétude envers eux, mes enfants du silence, leurs petites pattes ne fractureront pas ma pierre, au contraire, ils me nourriront de leur sang, de leur sève, je serai grande comme me rêvent les poètes, porteuse de riches élans, folle et crépusculaire dans ma danse arrimée. Ils ne m’oublieront pas, ne cesseront jamais de contempler ma splendeur, de veiller sur mes rives menacées. »

« Observateurs de la déréliction des choses », les caméléons essaient, pourtant dans un dernier élan d’envoyer des messages aux humains. Le caméléon du jardin de Nandini, semble lui signifier par sa double couleur noire et jaunâtre, la gravité de la situation de son jardin et donc de l’environnement. Mais Nandini le plante avec un couteau. Même quand les membres du gang s’injectent le sang noir des caméléons, utilisé comme drogue du pauvre, ils ne sont pas capables de comprendre ce que les caméléons leur révèlent : « Elle leur fait voir le paradis qu’est supposément cette île qui ne leur a rien donné. Or, ce paradis ne doit rien aux hommes, ils le savent à présent. Il est là depuis sa création, attendant qu’on le voie et qu’on le reconnaisse. Avec le sang des caméléons, une petite part de sa merveille est entrée en eux […] « très vite, trop vite, leur conscience se sépare de celle des caméléons et reprend pied dans leur fange familière. »

Zigzig, le chef du gang, semble plus réceptif. Quand il voit les caméléons envahir la grève, il s’interroge sur la signification de leur présence, sans pour autant la comprendre. Il les explose donc avec son arme. Toutefois, des particules des caméléons s’insinuent en lui. Il sent l’île s’effondrer, « l’île se désarrime et se dessocle sous ses pieds ». Il bénéficie ainsi un peu de leur prescience, ce qui va modifier son chemin mais seule Sara leur rendra leurs couleurs.



« Tout cela se terminera comme cela a commencé »


Le jour des caméléons, c’est donc le moment où l’humanité est remise à sa place. L’être humain qui se croyait « un noyau d’éternité, une chose irréductible », doit reconnaître sa « nature biologique éphémère » et se rendre compte qu’il n’est pas au milieu de la création, il n’en est qu’une partie.

Considéré par l’île comme un « virus », elle annonce qu’elle va le rejeter parce que « lorsqu’une espèce oublie ses pareils, les tue et les massacre, c’est que le moment est venu d’en finir. » Est-ce que certains êtres humains seront épargnés ? En existe-t-il encore qui peuvent se métamorphoser comme les caméléons ? Trois personnages offrent une petite lueur d’espoir. Zigzig par sa métamorphose même s’il servira de bouc émissaire comme lui explique l’île : « tu paieras pour tous, lui dit-elle à regret, il en faut quelques-uns, pour que leurs yeux s’ouvrent. » Sara, la petite fille à l’écoute de ce qui l’entoure et sa mère grâce à son amour maternel restent le seul espoir.

Dans ce roman, Ananda Devi écrivaine-caméléon nous aide à écouter la voix de l’île Maurice. Si le lecteur se fait aussi caméléon, il ne pourra qu’entendre les résonnances universelles à travers l’exemple de l’île Maurice, histoire emblématique de la nature maltraitée, dévastée par les êtres humains, « petits esprits souffreteux, loquetons macérant dans leur ressentiment et leur amertume, [qui] ne savent pas que leur courte vie n’est qu’un subterfuge préparant le monde pour ceux qui viendront après. »





 


Ananda Devi, Le Jour des caméléons, Grasset, août 2023, 272 pages, 20,90 euros

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