Nastassja Martin & Olivier de Sépibus : « Nous respirons les plantes et nous respirons aussi les glaciers. Ils nous respirent en retour » (Aux sources de glace)
- Cassandre Louis
- il y a 3 jours
- 6 min de lecture

Il semblerait que tout chargés de mythes et de légendes qu’ils soient, même les géants ne durent éternellement. Ceux de glace nous le prouvent jour après jour en disparaissant plus sûrement que lentement. Les glaciers, où naît et meurt chaque goutte d’eau claire du cycle de l’eau, s’effondrent, fondent et s’enfoncent à un rythme effréné dans la terre des montagnes et des vallées. Dits « féés » par les anciens regards charmés qui se sont les premiers posés dessus et ont porté jusqu’ailleurs leurs paroles empreintes d’une puissance évocatrice dans le but de partager leurs merveilles, les glaciers ont aujourd’hui perdu de leur magie et se parent d’habits sales de sable, de cailloux et de pollution, se sillonnent de crevasses, de « crêtes qui s’effilochent » et de « voûtes affaissées ». Malgré tout, ils continuent d’être parmi les derniers lieux primordiaux à gronder leur force, à craquer leur puissance, à grincer leur magnificence à qui leur tend l’oreille.
À propos de ces derniers lieux reculés, l’anthropologue Nastassja Martin et le photographe Oliver de Sépibus nous livrent dans leur dernier livre Les Sources de glace, à travers une association mots / images, leurs réflexions teintées de colère et de tristesse, mais aussi d’espoir.
Dans un texte centré sur les relations entre humains et nature, Nastassja Martin écrit que les montagnes sont « des dragons terrassés par l’humanité », « des dragons aux ailes brisées », reflets quotidiens de l’impact de l’humain sur le monde qui, en quelques centaines d’années seulement, à scarifié leurs visages de pierre et « annulé la puissance dont elles témoignaient ».
En les enfermant dans des cadres d’abord, au sens littéral du terme — avec l’apparition de l’idée de « paysage montagnard » au XVème siècle — l’humain a limité les mers de glace aux contours plus que de bois, du regard du peintre, figeant sa vision picturale et la portant au rang de vérité indépendante des vues du percevant, comme si la montagne était « naturellement » taillée pour les yeux des humains, pour être un « paysage ». L’apparition de nouvelles techniques en peinture à cette époque, notamment celle de la perspective linéaire, n’a d’ailleurs fait, selon l’anthropologue, qu’appuyer les approches se voulant rationalisantes du monde, le point de vue de l’observateur devenant de facto le point de départ d’un élan cherchant à rendre compte d’une cohérence naturelle « paysagesque », d’un « ensemble naturel unifié ». Alors qu’arbitraire et subjectif, ce point de vue a au fil du temps été de plus en plus considéré comme objectif, achevant de rendre à travers lui une vision biaisée de la montagne acceptée par tous.
En l’« objectivant » ensuite, en la prenant comme objet d’étude scientifique tout en écartant les sentiments qu’elle fait naître, en incorporant dans nos mots pour la décrire du langage économique, en parlant « de l’exploiter ou de la protéger », c’est-à-dire en la considérant, dans la continuité de cette idée de face-à-face picturale, de cette dualité humain / montagne, comme extérieure à nous, en ne voyant en elle qu’une possible « ressource » en échange d’une « dépense », ou encore, en la considérant comme une activité que l’on « fait », plutôt que comme une rencontre propice à une mise en mouvement, l’humain n’a cessé d’apposer une valeur à la montagne, empêchant de fait, de la voir comme ce qu’elle est : inestimable.
Voir la montagne dans ses détails et paysages, « l’objectiver », devient, depuis les modernes, la comprendre, et donc tuer en elle les mythes, les légendes, les fées et les histoires : c’est la vision naturaliste qui s’impose. Puisque que la religion puis la science ont fait de cette vision, par la conquête et la soumission des peuples non-occidentaux, la vision dominante, nous avons aujourd’hui l’impression, avec le changement climatique, de nous heurter à un fait qui nous semble incontestable : le glacier se meurt. La montagne, « comme un corps musclé vieillissant » ploie.
Cependant, ce que nous explique Nastassja Martin, c’est que non, la montagne ne meurt pas, ni pour les animaux, ni pour les plantes, ni même pour l’humain en vérité. Que sur ses flancs, « les entités les plus austères, les moins « vivantes » dans une perspective biologisante et les êtres les plus éloignés de la plupart des humains génèrent de l’existence ». Ce qui se désagrège en revanche aujourd’hui, c’est l’idée humaine que nous avons de la montagne, ce sont les images naturalistes héritées des modernes et ancrées dans notre imaginaire, artificiellement passées en vérités, jusqu’à nous faire oublier que la montagne vit hors de ces images et hors de nous. Face à cette révélation, nous devons accepter le fait que « nos idées sur le monde ne sont plus tenables], qu’« elles ne tiennent plus debout ». De fait, nous devons aussi accepter de changer notre façon de voir et de percevoir : il faut changer notre cosmologie.
À l’opposé de cette approche visant à figer la montagne entre quatre bords, Olivier de Sépibus explique et montre par son travail photographique, qu’il est nécessaire de la scruter pour trouver les angles qui, le mieux, la mettront elle, au centre de l’image. En effet, pour le photographe, « scruter est dynamique, à l’inverse de contempler, et invite au mouvement ». Selon lui, il est impératif de dialoguer avec la montagne, en quête d’une réponse à ses propres interrogations. En échange de ce qu’elle donne d’elle-même, le photographe offre des images. Offrande, réponse, échange, réciprocité, voilà ce qui permet de faire de cette entrevue entre Oliver de Sépibus et les glaciers une connexion fertile.
Sur ses photos, l’humain est le grand absent, ce qui force celui qui admire à ne pas le prendre pour référentiel, à « changer de façon d’appréhender la montagne », et à envisager qu’au cœur de ces photographies, c’est le récit de la montagne, et non celui de l’humain qui s’écrit : « le sujet est le glacier ».
Malgré tout, « la compréhension de l’humain du phénomène ne l’a pas empêché de continuer droit dans le mur ». Nastajassa Martin souligne d’ailleurs l’exemple de la course aux carottes glaciaires, véritables bibliothèques cylindriques. Face à « l’incendie » et la fonte des glaces, véritable tempête emportant avec elle les savoirs anciens, nous nous focalisons plus sur comment protéger ce qui se trouve sur le passage de la tornade que sur comment ne pas nourrir ses vents. Le nez dans la poudreuse, nous continuons à nous dire que l’ingénierie salvatrice vaincra, quitte à enfermer l’humain dans un contre-la-montre, dans ce que l’anthropologue appelle une « chamanique protectionniste shadokienne », où chacun se contente de pomper dans l’espoir que la grande machinerie fonctionnera d’une manière ou d’une autre, malgré une évidente absence totale de sérénité, pour ne pas dire inutilité. La course à la préservation des carottes de glace plutôt qu’à celle des glaciers est un marqueur de l’absence de changement de comportement du monde occidental.
Pour Olivier de Sépibus, certains souffrent de cette inaction et vivent « le changement de la montagne et la disparition des paysages de glace intimement, profondément », allant jusqu’à le décrire « comme la perte d’un proche », d’un membre de leur famille.
Alors où regarder lorsque l’on souhaite changer ? Après tout, selon Nastassja Martin, toute tentative de changement de dernière minute pour essayer en vain de calmer les choses, qu’elle soit locale et traditionnelle ou écolo-moderniste, n’ira vraisemblablement jamais plus loin que vers le ralentissement d’une disparition quasi inéluctable des derniers glaciers.
L’anthropologue se rit d’ailleurs du « techno-solutionisme » et de ses propositions ridiculement intenables qu’elle qualifie de « techno-science-fictionnelles ». Où regarder donc lorsque l’on souhaite faire un « premier pas symbolique » ? Vers où se tourner quand cinq cents ans d’histoire naturaliste ne suffisent plus ? Une possible réponse : vers l’animisme, en se connectant « grâce à une certaine vulnérabilité, à des pratiques anciennes ».
En effet, une solution envisageable pour ne pas pleurer la disparition des glaciers est peut-être d’essayer de comprendre qu’ils ne disparaissent pas, mais qu’ils changent. Là où la vision naturaliste crie à plein poumon, à qui veut bien l’entendre, que « nous sommes en train de perdre les archives atmosphériques de la Terre », la vision animiste nous rappelle que cette importance que les Occidentaux donnent aux archives de glaces, aux paysages de montagne, etc. est sienne, et uniquement sienne. Elle découle une fois de plus de l’entêtement de ce dernier à considérer qu’il doit étudier la nature pour la comprendre plutôt que de la vivre.
Les non-naturalistes n’envisagent même pas la chose. En fondant, le glacier « libère son eau », porteuse en elle de « la mémoire de ce qu’elle traverse, quel que soit son état » afin que celle-ci « fertilise ce qu’elle traversera » par la suite. En fondant, la glace libère la mémoire gelée dans l’air, et cette mémoire, à l’inverse de se perdre, redevient accessible.
Pour certains peuples, comme les Aymara, dont nous parle Nastassja Martin, les glaciers et la montagne sont de lointains cousins. La mythologie entoure pour eux la géographie, et leur cosmologie ne sépare pas l’humain des roches et des glaces.
À travers le souffle, le vent, la parole, le chant et bien d’autres actions, ils communiquent avec la montagne. Ils parlent, car ils savent que quelque chose écoute, que la montagne leur prête son oreille. Par l’air, notamment, un cycle se crée entre le chant et la respiration, le poumon et le vent. Et cette circulation est conscientisée. C’est l’intention que l’on met dans ce que l’on sait à destination de quelqu’un qui compte. Ainsi, ce sont les connections entre les gens et la montagne qui prennent le pas sur l’état purement matériel de cette dernière.
Le plus important n’est donc plus de sauver les glaciers tels que nous croyons qu’ils sont, ou pire, ont été, mais de se connecter à eux dès maintenant, de « se rendre disponible », afin de se lier à cette mémoire collective à travers l’acceptation du changement car, bien assurément, « cette mémoire nous change, et nous intime à changer notre façon d’être et de faire », il faut « se séparer de la catastrophe, d’un catastrophisme », et entrevoir une autre approche positivement nouvelle.

Nastassja Martin et Olivier de Sépibus, Les sources de glace, Paris, Éditions Paulsen, mars 2025, 167 pages, 37 euros.