Peut-être, pour ouvrir ce nouvel édito d’un dossier consacré aux images et aux récits, conviendrait-il de se placer sous le signe d’Alix Cléo Roubaud, de sa réflexion presque quotidienne sur l’image – sur la photographie : « La doublure des choses n’est pas une profondeur mystérieuse: elle est à la fois l’instant qui précède ou qui succède à la photo,qu’on ne voit pas; elle est donc l’image de notre mort.Ces choses pourraient ne pas être là,après tout: mais moi non plus,et avec moi disparaître le monde – telle est la folie de la photographie. » On aura sans peine reconnu ici le destin nécromantique de la photo, sa puissance éminemment moderne d’expression d’un romantisme noir qui, depuis Benjamin, fait de la photographie le destin romantique de l’humanité. Un romantisme qui, quelque part entre Jean-Luc Nancy et Didi-Huberman, a fait de la photographie le cénotaphe des absents, le cortège sombre des morts, la procession des instants révolus.
Une zone de visible qui ne se révèle que zone d’invisible, revers de tous les paradoxes par lesquels l’absence se matérialise, où la mort se visualise, d’où s’échappent par vagues continues autant de fantômes qui seraient enfin matérialisé depuis leur caractère diaphane. Une zone de visible qui ne demande qu’à être scrutée, qui ne demande, à chaque fois qu’à être interrogée. Qui fait de la mort son fond meuble, si incertain et si inquiétant. Nancy, dans un essai important mais encore trop peu lu, Au fond des images ne disait pas autre chose des images : que toute image, comme le suggère avec force Alix Cléo Roubaud, nous dévisage depuis la mort qui nous guette, qui rôde. Une image qui, en somme, comme l’imago romain, ne montre pas la mort, mais nous regarde, qui convoque la mort en nous par la parole. Comme si l’image était toujours insuffisante en soi : comme si la parole était insuffisante en soi. Comme si visible et dicible devaient toujours s’articuler, dans un récit, dans une exposition, depuis la mort, qui se retire mais se laisse entrapercevoir. Comme si l’image était, d’emblée, une littérature.
Curieuse et insistance dialectique, harassant va-et-vient au fond des images qui, pourtant, ne dit de l’image que sa face la plus sombre – qui se donne, comme toujours avec Blanchot, que dans un romantisme qui n’ose pas prononcer son propre nom. Mais tout le monde n’est pas romantique comme Blanchot, c’est-à-dire comme Hölderlin.
Au fond des images : peut-être pas uniquement cette mort qui rôde mais aussi bien et dans le même temps, la puissance à pouvoir habiter les vivants. L’art nécromantique de la photo, et plus largement de toute image, qu’elle soit cinématographique aussi bien, serait peut-être de ne livrer à la mort que dans un premier temps.
Dans un second temps, à la manière de la fameuse dialectique à l’arrêt de Benjamin, l’image ne serait pas affaire de mort, ni de vie. On ne joue pas la partition du vivant aussi simplement. L’image aurait plutôt à voir avec un autre mouvement, plus fragile et évanescent : la revie. Une revie qui appelle à un retour du vivant parmi nous, à un retour de ce qui permet de ramener ce qui aurait disparu à la surface, à un retournement qui, partant de ce qui est révolu, se proposerait de faire révolution en nous.
C’est peut-être ici que commence à s’articuler le lien étroit entre récit et image : dans la possibilité du retour. Quand ça revient, c’est le récit qui, sans nul doute, se donne. Assertions toujours fragiles, toujours elles-mêmes faussement péremptoires depuis le promontoire des hypothèses.
Au fond des images, ce que l’œil du récit voit, c’est peut-être bien la capacité à réinvestir le fragment de ce qui a été vécu et est mort de toute la possibilité à revenir. Seuls les vivants ont raison disait Schiller – et, depuis son romantisme, il avait amplement raison. L’image serait alors à tenir comme un opérateur de vivance – ce qui ouvre.
On l’aura compris : derrière ces quelques considérations en manière de préambule, la théorie ne cherche pas ici du côté de l’esthétique. L’image n’a peut-être rien à voir (ou alors toujours malgré elle) avec une histoire des formes mais s’attaque à ce qui échappe pour partir dans une quête de l’informe – informelle, l’image a davantage à voir avec l’esthésique qu’avec l’esthétique. Et il est peut-être là le saut de Barthes dans La Chambre claire, celle qui, après tous les deuils et avant sa mort, tente à toute force de retourner l’histoire de la photographie, de sortir de la définition négative de la nécromantie pour en produire une force de revie. Peut-être le punctum qu’il convoque comme la piqure qui pointe le réel en nous à travers une image qui n’est plus si image que cela, et davantage sensible, toujours plus sensible, doit-il être donc compris, ce punctum, comme un art de la Vita Nova.
C’est à une vie nouvelle – ou peut-être à une vie renouvelée qu’appelle depuis l’image le langage, ou depuis le langage l’image dans un mouvement sans hiérarchie aucune. Comme si chaque image livrait en nous un art ontologique, une manière d’être à part entière – une vie. Que dire ainsi des photos qui, par exemple dans Les Années d’Annie Ernaux, ne se montrant jamais, parviennent néanmoins à dire ce que furent nos vies, et à les redonner à chacun ? Que dire aussi bien de la nécromantie de Christophe Honoré dans Marcello Mio sinon qu’elle ouvre le vivant à lui-même, dépasse le seuil de la mort, pour que Chiara, non pas imite son père, mais vienne habiter, depuis l’intérieur, l’image de son père ?
Cette vie nouvelle qu’offrent les images, c’est peut-être aussi celles que discerne toujours avec force Mireille Calle-Gruber dans le travail passionné qu’elle mène sur l’œuvre de Claude Simon : l’ecphrase ne demeure jamais l’ecphrase. Il y a un bougé de l’image qui ne la rend jamais fixe. Une image fixe, ça n’existe pas – elle se meut à sa manière ou plutôt : à sa vitesse et à son rythme dans la phrase. Toute image, parce qu’elle convoque la mort, offre à la phrase sa vocation, au sens étymologique d’appel. C’est peut-être ceci qu’on entend, plus qu’on ne saurait le voir, depuis le fond des images : l’image appelle à l’hypotypose, cette figure de style que Fontanier définissait avec une telle puissance comme ce qui est décrit si précisément qu’on a l’impression qu’on l’a sous les yeux.
Sous les yeux – littéralement : une somme d’images qui, articulant visible et dicible, dessine un destin pour notre contemporain, sa littérature et qu’il s’agira de commencer à explorer dans cette nouvelle semaine de Collateral.
Un lien étroit entre écriture et image qui, dans le sillage du 9e Festival de « Littérature au Centre » de Clermont-Ferrand dont Collateral est partenaire et qui fut consacré à l’écriture des images, va à partir de cette semaine articuler une double saisie : à la fois en se penchant sur ces récits qui font droit à l’écriture de l’image avec notamment Laurent Jenny et Eric Marty. Mais aussi en dévoilant, absolument lié au travail d’écriture, comme sa lisière première, le travail plastique que l’image produit sur la parole, en proposant toute la semaine une exposition virtuelle du travail photographique d’Emma Marsantes, qu’elle donna notamment à voir et à entendre au Festival de « Littérature au Centre » de Clermont-Ferrand.
Une semaine en guise d’introduction, ou plutôt d’heureux préambule à un très large travail d’investigation dont le chantier ne s’ouvre qu’à peine. Car, entre nécromantie et retour à la revie, l’image n’est jamais un à-plat. Ce que nous enseignent les travaux de Laurent Jenny, Jan Baetens, Emma Marsantes ou encore Eric Marty, c’est peut-être cette loi fondatrice : l’image n’est ainsi jamais un à-plat : l’image est un biotope. Un organisme vivant à part entière, une nouvelle espèce qui évolue au milieu de nous.
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