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Brel : dans la carrière Boulbon, on ne triche pas (Anne Teresa De Keersmaeker & Solal Mariotte)

  • Photo du rédacteur: Delphine Edy
    Delphine Edy
  • il y a 1 jour
  • 5 min de lecture

Brel, Anne Teresa De Keersmaeker & Solal Mariotte © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Brel, Anne Teresa De Keersmaeker & Solal Mariotte © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Anne Teresa De Keersmaeker est une fidèle du Festival d’Avignon : il y a plus de quarante ans, elle y présentait sa première pièce Rosas danst Rosas (1983). Référence incontournable pour des générations de danseur.ses et de spectateur.ices, elle revient pour la 79ème édition avec Brel et partage la scène avec Solal Mariotte, jeune danseur venu du breakdance, passé par l’école P.A.R.T.S. que la danseuse-chorégraphe a créée à Bruxelles en 1995. Ils nous proposent un geste éminemment singulier : que faire de l’admiration que l’on voue à un artiste disparu ? De concert, il n’y aura plus : peut-on faire revivre l’artiste et son œuvre au présent ? Qui plus est dans un lieu emblématique du Festival comme l’est la Carrière de Boulbon. C’est tout le pari des deux artistes.


*****


Tout commence par un espace vide, comme pour mieux faire apparaître le décor naturel que constitue la carrière, minéral et majestueux. L’immense plateau rectangulaire noir se voit seulement réhaussé, dans le lointain, d’un muret tout aussi noir, sur lequel viendront ultérieurement s’afficher les textes de Brel. Quand les lumières s’éteignent, la voix de Brel s’élève dans les hauteurs, charnelle et puissante (il faut saluer la performance technique). « Un jour le Diable vint sur terre […]. Il a tout vu le Diable, il a tout entendu. Et après avoir tout vu, après avoir tout entendu, il est retourné chez lui, là-bas ». Prologue de ce spectacle, prologue de la chanson Le Diable (ça va) : le ton est donné.  Brel revient parmi nous, avant de s’en retourner chez lui, jurant que « ça va », en lettres capitales qui s’affichent en gros plan sur la paroi verticale de la carrière. Mais on le sait bien, ça ne va pas… : le monde ne va pas mieux aujourd’hui qu’en 1954, peut-être même est-ce pire. 


Anne Teresa de Keersmaeker entre alors sur scène, discrètement, sans fanfare. Elle cherche sa place et ne semble pas vouloir se glisser sous la douche de lumière ronde et pleine, apparue sur le plateau. Comme si elle désirait rester encore dans l’ombre : nous ne sommes pas au cabaret. Les paroles de La Place déchirent alors la nuit : « sur la place chauffée au soleil, une fille s’est mise à danser ». Une autre voix double celle de Brel, elle vient des hauteurs de la carrière. Solal Mariotte apparaît, dans le lointain, tout petit, il se met à descendre, il chante, de plus en plus fort, sa voix tel un écho maladroit crée un passage vers notre présent, ici et maintenant. Parallèlement, la danseuse, toujours hors champ lumineux, esquisse quelques mouvements d’épaule à peine perceptibles. Elle ne se met pas vraiment à danser, elle cherche, tâtonne, puis ses mouvements se font de plus en plus amples, s’affirment. Elle trouve la lumière mais n’y reste pas, comme si elle cherchait encore sa place. Entretemps, son partenaire est arrivé jusqu’au plateau, mais il ne l’investit pas de son art. Tout au plus l’explore-t-il, à l’instar d’un géomètre : il semble chercher à en mesurer les dimensions, comme pour mieux se l’approprier ; par moment il chante, nouvel écho. Lorsqu’elle se met à « tourner toujours pareille aux danseuses d’antiquités », ce sont des pas de valse qui se forment de plus en plus, comme par anticipation de La Valse à mille temps


En choisissant de réaliser un véritable montage des chansons de Brel, les deux artistes ont imaginé une traversée esthétique où corps, dispositif scénique et paroles de Brel s’articulent, leurs deux corps en scène devenant le lieu du langage, de la représentation, et même de l’accumulation de signes discursifs relayés par le paysage visuel. Les chansons de Brel offrent des images fortes, des condensés de vie, des épiphanies bien ancrées dans nos mémoires individuelles et collectives. Elles appartiennent à une mythologie qui déborde très largement des frontières flamandes. Que faire aujourd’hui de ces mythes, de cette figure majeure de Brel ? 


Toute la première partie du spectacle est une recherche : comment mettre en œuvre, comment mettre en corps la relation qui s’instaure entre les paroles et le corps, est-ce seulement possible ? L’une et l’autre s’y essaient, chacun.e isolément. « Ne me quitte pas » apparaît pour elle comme un coup au cœur qu’elle cherche à incarner. Elle cherche alors à se fondre dans la musique : alors qu’elle s’est déshabillée, le visage de Brel se voit projeté sur la carrière, son corps nu accueille les traces spectrales d’une vie dont ne restent que des images en noir et blanc. De cette superposition naît le sentiment qu’elle reste dans son ombre, dans ses traces. C’est la même impression qui se renouvelle quand la mer du Nord se fait l’écho du Plat pays, alors que Solal Mariotte est allongé sur le muret en fond de scène, comme s’il était couché sur la plage, incapable de bouger, incapable, lui-aussi de sortir d’une posture d’admiration, de trouver une forme d’agentivité.


Brel, Anne Teresa De Keersmaeker & Solal Mariotte © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Brel, Anne Teresa De Keersmaeker & Solal Mariotte © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon


Tout bascule avec Bruxelles, dont les lettres BXL s’affichent en grand. Les lumières se font plus éclatantes, le rythme les emporte. Enfin, les deux danseurs trouvent une manière de s’approcher vraiment, de danser ensemble, de faire corps. Comme s’ils parvenaient à dépasser leur admiration passive, leur crainte, peut-être aussi, de ne pas être à la hauteur. La danse ne relève pas seulement d’un processus de transmission, elle implique une compréhension profonde des paroles et de la musique originelles, et une maîtrise impeccable du corps en mouvement au plateau, capable d’en faire entendre la pulsation. De sorte que l’imparfait 


C'était au temps où Bruxelles rêvait
C'était au temps du cinéma muet
C'était au temps où Bruxelles dansait
C'était au temps où Bruxelles bruxellait

se métamorphose en présent, au cœur d’un processus qui a tout du reenactement théorisé par Milo Rau : Brel se voit, non ressuscité, mais réactualisé


Une fois qu’ils se sont rencontrés et que leur langage corporel trouve un terrain commun, les tableaux qui s’enchaînent sont bouleversants : chacun.e bardé.e de son histoire, sa technique, son expérience propose une partition chorégraphique complexe où les solos, sont aussi des duos, véritable polyphonie capable de faire entendre toutes les strates d’une écriture originale puissante. De manière inattendue, les rythmes de Brel innervent le hip-hop et la break dance de Solal Mariotte. Ils y conquièrent une présence accrue. Après les moments de doute, les corps meurtris peuvent saigner ou se libérer ; parfois aussi ils exultent. Les jeux d’ombres et de lumières, les projections de photographies en noir et blanc ou d’images abstraites colorées (feu, sang…) ne sont jamais illustratives. Corps et dispositif scénique dans cet impressionnant milieu naturel sont tissés ensemble. Ils écrivent un commentaire dansé sensible de l’œuvre musicale. Le spectacle s’achève comme il avait commencé, la boucle se boucle : dans l’ombre de Brel, ses doubles – corps et voix – disparaissent petit à petit. Comme pour nous rappeler la fragilité et la fugacité du spectacle vivant. Mais aussi sa générosité, sa détermination à résister, sa vérité. 


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