Comme tu me vois : récits d’une grossophobie ordinaire (Arnaud Alessandrin, Grégori Miège & Marielle Toulze)
- Delphine Edy
- il y a 2 heures
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Grégori Miège est comédien. On se souvient notamment de lui dans Les Barbares mis en scène par Éric Lacascade en 2006 et joué à Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Depuis 2017, il travaille avec David Bobée, l’actuel directeur du Théâtre du Nord et on l’a particulièrement remarqué dans son incarnation de Monsieur Dimanche dans Dom Juan. En faisant le choix de souligner la manière dont « Dom Juan met Monsieur Dimanche à table », le rapport à la nourriture se fait l’écho du rapport de pouvoir entre les deux hommes, une manière déjà d’aborder la question de la grossophobie. Avec le sociologue Arnaud Alessandrin et la sémiologue Marielle Toulze, il a eu envie d’écrire une pièce de théâtre pour aborder les enjeux de discrimination liée à l’obésité. Le résultat est à découvrir au Théâtre du Train Bleu jusqu’au 24 juillet.
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Dans un cube noir, une musique dramatique retentit. Puis, alors qu’une voix enregistrée énumère des chiffres, une silhouette apparaît lentement, progressivement. L’homme au pantalon sombre et chemise blanche, regarde face public, impassible, les bras le long du corps. La pluie de fragments d’études scientifiques et de statistiques diverses continue de s’abattre sur la salle, inscrivant ce que nous nous apprêtons à vivre, non dans ce que l’on aurait pu imaginer être un récit de vie individuel, mais dans une réalité sociétale, une expérience collective. « Plus de la moitié des Français.es pensent qu’il faut mettre les personnes obèses en face de leur responsabilité » : en effet, il y a bien là un enjeu de société qui dépasse de loin des histoires singulières.
La voix de Grégori Miège se fait entendre : « Ce matin-là, je suis arrivé à 6h pour un rendez-vous à 7h30 ». Est-ce lui qui est attendu au département obésité sévère de l’hôpital Huriez de Lille ? On pourrait le penser. Tout dans ce premier récit est bouleversant parce qu’on en perçoit immédiatement le poids (sans jeu de mots), la culpabilité, la violence : le fauteuil qui l’attend dans le couloir (seul élément de décor sur le plateau) est démesurément large, « à sa mesure » ; les autres patients qu’il rencontre, prêts à se dévoiler sans gêne, se racontent facilement, alors que lui résiste, ne sait que faire des mots qu’il reçoit et de ceux qui restent coincés au fond de sa gorge. Et pourtant, il parle, il nous parle et le « récit gardé secret » jusqu’ici nous apparaît alors comme un cadeau fragile dont il faut prendre soin.
Très vite, la forme du spectacle se dessine : non un récit de vie à la première personne, mais une sorte de patchwork de plusieurs voix. Certaines sont autobiographiques, d’autres biographiques, d’autres encore sont issues d’enquêtes de terrain réalisées par Arnaud Alessandrin et Marielle Toulze. Nous suivons plusieurs parcours de vie dont les voix ont été recueillies puis écrites, et c’est là une vraie qualité de ce travail, d’une forme dramaturgique très aboutie.
Toutes ces voix ont un point commun : elles cherchent à trouver des mots pour dire le quotidien de personnes victimes de grossophobie. Que ce soient des enfants, des femmes, des hommes, des salarié.es, toutes et tous disent leur combat avec le regard des autres, les difficultés de communication avec les soignant.es, la nourriture qui se révèle la seule réponse possible aux émotions quotidiennes ; les parents témoignent, les enfants aussi… Parfois le récit se fait essai et s’adresse à la salle comme pour mieux la renvoyer à ces questions restées bien trop invisibles.
Ces voix sont portées par le seul Grégori Miège qui fait de son corps le réceptacle d’un collectif. Agile, alerte et déterminé, il donne vie avec sa présence, sa gestuelle, ses mimiques et sa voix à toute une kyrielle de personnages : il leur offre une tribune, se fait leur porte-parole, leur rend ainsi une forme d’agentivité.

Tout cela se joue au cœur d’un dispositif performatif qui fait du théâtre un allié dans ce combat : qu’il s’agisse de danser – bien sûr le corps est lourd, mais la chorégraphie cherche la légèreté, l’envol –, de jouer avec les ombres sur les parois du cube permettant de démultiplier le je en scène, de le rétrécir ou de le placer au milieu de quatre sombres colosses, l’écriture scénique se veut poétique. Tout comme le texte, capable de décliner les différents enjeux du verbe « examiner » pour celui qui est atteint d’obésité, de jouer des anaphores et autres répétitions, de créer un rythme entre temps pleins et temps creux pour mieux dire encore les difficultés, les attentes, les bascules à l’œuvre dans ces vies. Quand commence la longue liste introduite par un « je voudrais » qui semble ne pas vouloir s’arrêter, on repense à la chanson de Christian Olivier, le chanteur des Têtes Raides « Je voudrais ça et toi tu veux quoi » (Album L’An demain, 2011), écrite à partir des paroles ciselées d’un SDF, et on sait qu’on est bien chez les poètes. Ceux à même de nous révéler quelque chose de la vérité du monde qu’on habite pourtant ensemble.
« Ce corps n’est pas mon corps » nous dit d’abord Grégori Miège. Pourtant, quelques minutes plus tard, ce corps, « fruit de l’industrie agroalimentaire », redevient le sien. Visiblement, le miroir n’est pas fiable, ni le sien, ni le nôtre. Que voit-on finalement lorsque l’on regarde le corps de l’autre ? Et qui se cache derrière les pronoms personnels ? « Je s’occupe bien de moi sans vous, sans nous ». Voilà peut-être la phrase-clé du spectacle. Car elle interroge de face, sans sourciller, les enjeux d’inclusion/ exclusion, d’intériorité/extériorité, d’individuel et de collectif. Qui doit être à la hauteur de qui ? Comment changer nos regards ? Comment faire pour que « les choses soient juste comme ça », c’est-à-dire comme elles sont ? Comment transformer la HONTE en un possible commun ? Les cinq lettres noires, grandeur nature, qu’il porte comme des croix ont beau être massives et lourdes, il en viendra à bout dans un final cathartique qui laisse le public sans voix. Mais heureux d’avoir été là et de pouvoir porter, à son tour, une autre voix.
