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Peu importe : mettre à nu le couple bourgeois, voilà ce qui importe (Marius von Mayenburg / Robin Ormond)

  • Photo du rédacteur: Delphine Edy
    Delphine Edy
  • il y a 6 jours
  • 4 min de lecture

Peu importe, Marius von Mayenburg / Robin Ormond © Louie Salto
Peu importe, Marius von Mayenburg / Robin Ormond © Louie Salto

Lorsque le rideau s’ouvre à la Scala Provence, on n’en croit pas nos yeux : c’est Noël ! Une montagne de cadeaux se révèle progressivement dans la pénombre : il y en a de toutes les tailles, dans des tonalités rouges, beiges et bleues, avec de gros nœuds… Une femme (Marilyne Fontaine) se tient à cour face public, en imperméable clair, lunettes de soleil, elle semble hésiter. 


La lumière se fait. Un homme (Assane Timbo) sort alors de dessous le tas de paquets : est-ce lui la surprise ? Immédiatement, la langue fuse, les mots s’échangent à toute vitesse, les phrases sont entrecoupées, comme s’il n’était pas possible d’aller au bout de sa pensée. Décharges successives d’électricité au sein de ce couple qui se retrouve ce soir-là, alors qu’elle, Simone, rentre épuisée d’une semaine de voyage d’affaires. Elle lui a apporté un cadeau (dont la couleur dorée dénote par rapport à l’amoncellement des autres paquets : est-ce le signe d’un changement à venir ?). Lui, Erik, ne semble pas du tout pressé de l’ouvrir, il résiste même. Il a visiblement d’autres choses en tête. Traducteur du néerlandais et éditeur, il travaille principalement depuis chez lui et s’occupe de leurs deux enfants ; la semaine qui vient de s’écouler a été horrible. 


Le match de ping-pong qui commence est emblématique de l’écriture de Marius von Mayenburg : le plus souvent, il esquisse des situations dramatiques développées au sein d’espaces domestiques, intérieurs bourgeois ou petits-bourgeois qui fonctionnent comme autant de signaux de l’ancrage quotidien du drame. Ici, toute la tension dramatique est concentrée dans une cellule intime réduite aux parents (les enfants restent à l’état spectral, fortement présents dans les échanges, mais absents sur scène) et à l’appartement familial qui, à l’instar du théâtre britannique in yer face des années 1990 enserre une action et révèle tensions et violences. 


Robin Ormond (1), le traducteur et metteur en scène de Peu importe, a parfaitement compris l’esprit et le cœur de la dramaturgie de Mayenburg et s’en empare avec finesse et justesse. La scénographie se veut métonymie du mode de vie bourgeois et de ses valeurs : l’amoncellement de paquets souligne la banalité d’un quotidien où les « cadeaux » que l’on se fait ou que l’on reçoit – promesse capitaliste par excellence – n’en sont plus : on ne les ouvre plus, on n'en a plus envie, ils ne font plus sens. L’effet miroir pour le public est particulièrement efficace, induisant une possible identification embarrassante avec son propre mode de vie. 


Peu importe, Marius von Mayenburg / Robin Ormond © Vahid Amanpour
Peu importe, Marius von Mayenburg / Robin Ormond © Vahid Amanpour

Très vite, dans la confrontation qui s’installe entre Simone et Erik, l’extérieur se veut menaçant : alors qu’ils auraient toutes les raisons de se réjouir – Simone retrouve enfin son partenaire et ses enfants et Erik va enfin pouvoir souffler et partager la charge mentale – immédiatement la conversation s’engage autour de Manuel, le patron de Simone. Erik lui rappelle toutes les fois où elle est rentrée agacée par son comportement, se sentant dominée, exploitée parfois, ou même mal à l’aise face à une séduction à peine dissimulée. Il attend visiblement, sans le dire, qu’elle confirme, qu’elle abonde, qu’elle le rassure. Mais, cette fois, Simone botte en touche. Elle ne se souvient pas. L’échange continue sur le mode stichomythies, mais, là où dans le théâtre antique ou classique, ces échanges verbaux rapides et vifs cherchent à marquer une accélération dans le dialogue, ici, ils sont le système. Au sein de ce couple, le dialogue est impossible : les mots échangés sont de l’ordre de la confrontation verbale inachevée (les phrases ne vont jamais au bout), d’une gradation dans la violence, d’une disjonction de la parole qui crée des situations absurdes. Car, on rit par moment, jaune parfois, mais on rit : est-ce parce qu’on y reconnaît des choses qu’il vaut mieux évacuer par le rire ? Peut-être bien.


Dans cette pièce où, concrètement, il ne se passe rien, où seule la vie de ce couple se voit observée, passée au scanner, disséquée et où la fin semble inéluctable (mais qu’en sera-t-il vraiment ?), la structure dramaturgique cyclique de la pièce est un modèle du genre. Le pendant germanique peut-être de Clôture de l’amour de Pascal Rambert (créée à Avignon en 2011 avec Audrey Bonney et Stanislas Nordey), dont on se souvient qu’il leur faut deux tirades, lui puis elle, pour mettre fin à une histoire d’amour. Dans Peu importe, les choses se font en quatre temps, la situation se répète mais se voit à chaque fois légèrement modifiée, les rôles s’inversent (sur les temps impairs, elle est celle qui est souvent en déplacements ; sur les temps pairs, c’est l’inverse), et la langue s’use à force de répéter un schéma de frustration et d’incompréhension. Comme si l’Avant-garde amoureuse qu’ils auraient aimé incarner, ne résistait pas. À y regarder de plus près, la scénographie dessine en réalité une diagonale : de la face à jardin vers le lointain à cour. À jardin donc, le plein, la lumière, le tas de cadeaux ; à cours, le vide, la pénombre, le rien. Une véritable diagonale du vide qui délimite l’intérieur et l’extérieur, dont la mécanique se révèle également via le paysage sonore : tic-tac de l’horloge, bruit de gouttes d’eau, percussions, sonneries intempestives du téléphone signalent le chemin périlleux à parcourir, toujours sur la crête, on finit par en avoir le vertige. 


Traduire Mayenburg est un tour de force car sa langue, qui peut apparaître au premier abord facile, quotidienne, concrète, a une vraie puissance dynamique qui cherche à creuser le sillon de l’humain, à en montrer les tours et les détours, pour être au plus près d’une forme de vérité acérée, au couteau. Cette traduction est remarquable car elle ne fait l’économie de rien et souligne tout. Surtout, elle permet aux deux comédien.nes de s’en emparer avec grâce et légèreté. On dirait que, comme dans le processus qui unit Rambert et ses acteur.ices, elle a été écrite pour eux. Et ils en prennent possession avec délectation sur le plateau pour notre plus grand plaisir. Ils en jouent littéralement, de sorte que dans cette scénographie pourtant très imagée, le réalisme des situations nous saute aux yeux. Ces deux-là sont plus vrais que nature ! De la fin, je ne vous parlerai pas… Il faudra aller voir la pièce au plus tard à la rentrée : ils joueront à la Scala Paris du 12 septembre 2025 au 4 janvier 2026. Et cette fois, ce sera vraiment Noël ! 



Note :

(1) Le texte de Marius von Mayenburg, traduit par Robin Ormond, vient de paraître à L’Arche.




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