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Camille Laurens : « L’amour, c’est tant qu’on y croit » (Ta promesse)

Photo du rédacteur: Delphine EdyDelphine Edy

Camille Laurens (c)  Francesca Mantovani/Gallimard
Camille Laurens (c) Francesca Mantovani/Gallimard


Dans ces bras-là (P.O.L, 2000) avait fait couler beaucoup d’encre lors de sa parution. Considérer le désir comme essence littéraire, ne pas voir dans l’amour « une relation sociale », rester à l’écart de la lutte qui oppose hommes et femmes, écrire l’allégresse d’aimer, le désir vif de l’Autre, vivant, sans limites, cela n’allait visiblement pas de soi. Vingt-cinq ans plus tard, avec Ta promesse (Gallimard, 2025), nous voici à l’autre bout de l’arc. Amour, allégresse et désir éclatent en vol, le roman prend les couleurs d’une enquête pour comprendre comment on a pu en arriver là. Aussi loin. Aussi bas. À la fin, pourtant, la lumière sera. Une lumière à laquelle on ne s’attendait pas. 


Claire Lancel est « intelligente, belle, indépendante. Elle est romancière », c’est en ces termes que le metteur en scène, assez connu, Gilles Fabian, décrit à son ami Georges la femme « merveilleuse » qu’il vient de rencontrer, « une femme à sa mesure ». Après leur première nuit d’amour, Claire écrit quelques mots, petit poème en prose ? Extrait :


Toute la nuit

on se parle 

on se baise

au front

au cou

aux lèvres

On se baise

On se raconte

On entre dans le secret

On ne se dédit plus 


Moment parfait. Idylle. À moins que ? En bonne lectrice, on a lu le prologue avant le premier chapitre, et on sait déjà qu’il n’en est rien. Cette histoire « a fini là », un jour de novembre. Le jour où « Claire, ma narratrice, découvre la preuve ». De quelle preuve s’agit-il ? Celle que la promesse n’a pas été tenue ? Probablement. L’autrice choisirait donc ici d’éclairer très vite le titre. Tout comme le projet d’écriture formulé dès la troisième page du prologue : « Il faut que ce livre finisse comme finit un roman policier : par la vérité ». Ce serait donc ça ? L’histoire d’un échec amoureux raconté comme un polar ? Avec, sur la ligne d’arrivée, LA vérité ?... Un peu facile peut-être, non ? Ce serait mal connaître Camille Laurens. D’autant que l’autrice s’emploie à brouiller les cartes en laissant planer la confusion sur l’identité de la femme qui vit cette histoire : c’est bien elle, Camille, qui « romp[t] la promesse » que Claire fera quelques pages plus loin… Simple jeu de piste sur la nature du je, comme si Camille jouait avec l’autofiction ? À moins que ce ne soit un geste d’écriture affirmé qui fait de la littérature le medium incontournable pour faire la lumière sur nos vies. L’autofiction se verrait alors revisitée : ce ne serait plus un récit fictionnalisant de soi, mais le recours à la fiction comme entreprise d'élucidation de soi et de son propre vécu.


L’intuition première se révèle juste. Dès le premier chapitre, la vue se trouble. On ne commence visiblement pas par le début, tel un deuxième départ. Très vite, le récit de la narratrice est interrompu pour faire entrer une autre figure, muette à ce stade, à laquelle elle s’adresse en disant « Maître ». Son avocat.e ? (Elle divorce ?!) Puis, le récit de Claire reprend comme s’il n’avait jamais marqué un temps d’arrêt. Chapitre 2 : « Nom, prénom, âge et qualité ? » Nouvelle voix : un.e policiè.re ? un.e magistrat.e ? L’affaire semble se compliquer, à moins que le divorce ne soit bigrement retors. C’est Émilie qui prend la parole, l’amie de Claire, elle fait le récit de la rencontre entre Claire et Gilles, « un vrai coup de foudre » … 


À partir de là, dans cette longue première partie du roman, le récit se déploie – au sein de onze chapitres – sous forme de miroirs brisés qui réfléchissent chacun une part de cette histoire ; aux lecteur.ice.s de s’interroger afin de reconstituer l’affaire. Car c’est bien d’une affaire judiciaire dont il s’agit : Claire est accusée de tentative d’assassinat sur son compagnon. Une enquête est ouverte : magistrat, avocat, témoins, accusée, racontent leur version des faits, ce qu’ils ont compris de la romance amoureuse entre Claire et Gilles. La fréquence cardiaque de la narratrice accélère, la nôtre aussi. Comment tout cela est-il possible ? Le présent s’impose, contre la réalité qui s’affiche. Impossible de penser au passé. On le lit à chaque page. Tout est si parfait : leur maison dans le sud, leur relation aux enfants, leur bienveillance et soutien mutuel dans leurs vies professionnelles, leur intimité, surtout leur intimité…


La parole se met à circuler entre les pages, elle accélère, mais Claire garde la main et organise les ruptures narratives et poétiques. Très vite apparaissent des parenthèses, lieux de commentaires, en italiques, de la narratrice – à la voix intérieure qui instille le doute et établit une mise à distance des faits, des émotions surtout. Parallèlement, elle insère, au fil du texte, des petits poèmes en prose avec un marqueur énonciatif fort : ce n’est plus je qui parle, mais on. Claire orchestre le récit telle une observatrice extérieure : effet de distanciation brechtien ? À moins qu’elle ne soit victime de dissociation ? L’écriture devient très visuelle – matérialisation de la « mémoire vidéo » de la narratrice – elle construit des silences et des ruptures, l’alternance creuse la perte de repères pour Claire, son entourage, son lectorat.


Jusqu’à ce que tout bascule le 14 février 2019. À partir de cette soirée, Claire relit les faits et ses souvenirs avec une autre focale. La même scène à Saint-Tropez repasse, mais avec un sous-texte initialement absent. L’interprétation se fait plus fine, comme si Claire avait chaussé des lunettes grossissantes. Oui, « il joue bien, le théâtre est son affaire ». Oui, elle commence à prendre conscience de l’immense pouvoir de manipulation de cet homme qu’elle aime, pourtant. Certaines pensées s’imposent, elle ne parvient plus à les contenir. Les parenthèses se font moins présentes. Le réel fait effraction. D’abord « complètement perdue », très vite son « intuition féminine [se met à] carburer » comme le dit Georges, et la narratrice assemble les morceaux du puzzle. « Je ne te demande pas de me dire la vérité. Je te demande juste de me dire quelque chose de vrai ». Silence. À partir de là, il n’y a plus de promesse qui tienne. D’ailleurs, cette promesse, quasi imposée au tout début de leur histoire, aurait dû la faire réagir : exiger d’une écrivaine qu’elle n’écrive pas sur, n’est-ce pas de facto l’empêcher d’écrire ? Le récit de l’enquête approche de la fin. Thriller par moment insoutenable, tant on se demande jusqu’où il est possible d’aller. Mais le récit s’arrête, brutalement. Claire n’y arrive plus, elle devient folle. 


Là, commence la deuxième partie du roman. Beaucoup plus courte. En deux chapitres. Cette fois, c’est l’agent littéraire de Claire qui prend la parole. Il nous raconte le projet d’un réalisateur américain d’adapter l’histoire de Claire au cinéma, alors même que l’issue du procès n’est pas encore fixée. Mais sur quelle base va-t-il écrire le scénario ? À partir de quel prisme ?  Très vite, on comprend que Claire écrit, des bribes, et s’il « n’y a pas encore de livre à proprement parler », il existe des traces écrites qu’elle envoie à son agent. Car Claire est sortie de prison, elle attend son procès en liberté conditionnelle. Brisée. Impuissante. Incapable d’écrire. « Plus de mots ». « Les mots l’avaient oubliée ». Et pourtant, nouvelle bascule, un jour elle regarde le film Gaslight de Cukor, et là, « elle a vu la vérité ». Une vérité qu’elle ne lâche plus, un os qu’elle va ronger jusqu’à son terme. La voilà qui mène visiblement elle-même l’enquête pour élucider cette affaire dont elle se sait être la vraie victime ; et une fois la « machine à comprendre » lancée, rien ne l’arrête. Dans son atelier, la vérité se fabrique : mensonges, trahisons, silences, tout était système ; un système bien rôdé, déjà éprouvé par le passé, le système de Gilles.


« Portrait-robot », le deuxième chapitre, est ce texte que Claire avait promis ne jamais écrire. En s’adressant directement à Gilles avec le « tu », elle écrit ce qui ressemble à un manuel – mode d’emploi à l’attention de toutes les femmes, dans lequel elle reconstruit l’histoire en remplissant les interstices, en répondant aux silences et aux questions restées sans réponse, tout en dessinant les contours d’un système bien plus large que celui du seul Gilles : celui de l’emprise. Se voit ainsi scrutée la manière dont Gilles, en imposant son empreinte sur les corps et les âmes, exproprie les femmes de leur propre vie, dans son seul intérêt. On se prend alors à reparcourir le livre à l’envers, dans une véritable revisitation élucidante du passé, qui invite à relire ce que nous avons lu, en y suspectant des détails inaperçus. Car le livre déconstruit toute forme de conte : il n’y a ni féérie, ni magie, ni miracle. Cessons de nous laisser enchanter. Le roman de Camille Laurens, parce qu’il suscite une telle expérience, semble alerter ses lectrices – plus, sans doute, que ses lecteurs – en soulignant l’urgence à être attentives, jusque dans leurs propres vies, à ces signes anodins où se manifeste la menace. Véritable conte à rebours, il incite à la vigilance. « Ce n’est pas ta faute, non : le monde fourmille de monstres innocents ». Comme un refrain qu’on entend bien trop souvent ces derniers temps… Voilà qui ferait une vraie fin : la fin d’un système, la fin d’une époque, la fin d’un monde et de ses derniers représentants.


Pourtant – surprise ! –, le livre ne s’arrête pas encore, la littérature n’a toujours pas dit son dernier mot. Troisième partie. La voix de l’avocat général retentit : la justice, ce n’est pas comme « un roman ». Il faut des « preuves ». En l’occurrence, une preuve, ce document évoqué déjà plusieurs fois dont on ne connait pas le contenu mais qui semble absolument déterminant pour disculper Claire et/ou incriminer Gilles et qui reste introuvable. Que faire ? Le verdict arrive pourtant, par l’entremise d’un article de presse du Midi libre du 13 octobre 2022 qui retrace la dernière audience et les ultimes mots de Claire à l’attention de Gilles, des paroles qui dépassent leur simple histoire, par-delà leur réalité personnelle. Et pourtant, comme souvent dans la réalité, on reste sur notre faim… On voudrait comprendre, emporter avec soi les raisons profondes de tout ça pour se prémunir, se protéger, ne pas souffrir. Heureusement, l’Épilogue est là. 


Ta promesse… ? Qui s’adresse à qui ? Cette question ne nous quitte pas, car cette promesse est au-moins triple : celle de Gilles à Claire ? celle de Claire à Gilles ? Celle de Camille ? Chacun.e se figurera probablement sa réponse, car ce roman est comme un feuilleté d’écriture délicieusement tragique qui déplie ses épaisseurs avec exigence et désir. Celui de ne jamais céder à la simplification, d’explorer les failles humaines sans les réduire aux évidences. « Nous nous étions créé un rôle, nous y étions appliqués à la perfection ». C’est peut-être là la clé de ce texte, comme l’évoque – à la toute fin – cette image de l’enfant rejouant la scène avec ses doigts pour donner accès à la vérité, s’inspirant ainsi, sans le savoir, des comédiens invités par Hamlet pour démasquer son oncle Claudius. Le théâtre au service d’un processus existentiel qui permet de démasquer les faux-semblants, d’atteindre une liberté non-conditionnelle ? On se souvient de cette phrase de Shakespeare « Le monde entier est un théâtre / Et les hommes et les femmes n’en sont que les acteurs » (Comme il vous plaira). On emporte alors avec soi cette phrase glissée au creux d’une page du roman : « L’amour, c’est tant qu’on y croit ». 




Camille Laurens, Ta promesse, janvier 2025, 368 pages, 22,50 euros

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