Negar Haeri : Tombeau de Shaïna (La jeune fille et la mort)
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 2 heures
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« Que ce livre réhabilite sa parole. Qu’il adoucisse ses peines et lui offre un tombeau, à l’abri de la violence du monde ».
Au procès ultrasensible du 13 novembre 2022, Me Negar Haeri, avocate de la défense (de Mohammed Amri) est présentée par Sophie Parmentier (France Inter, 16 juin 2022) comme se démarquant en « brillante pénaliste » doublée d’une « pianiste virtuose ». : « des mots ciselés, alignés d’une petite voix douce pour échafauder des raisonnements souvent complexes, toujours subtils ». L’article, à lire, est un portrait tout en nuances de l’avocate.
Dans l’ouvrage que nous allons évoquer, La jeune fille et la mort, qui vient de paraître au Seuil, ce mois de septembre 2025, le bandeau de publicité du livre en librairie, est à la fois accrocheur et démonstratif :
« VIOLÉE Á 13 ANS, PASSÉE Á TABAC Á 14, ASSASSINÉE Á 15.
Comment la parole de Shaïna n’a pas été entendue »
Dans Le Figaro du 30 septembre 2025, Celia Gruyère rend compte de ce livre en rappelant les faits et les intentions de la défense, d’abord dans l’exercice de sa fonction, puis, après le verdict, dans le désir fort de rendre sa dignité à Shaïna, dignité qu’elle estime bafouée par le monde de la justice, tout au long de son calvaire. L’avocate était l’invitée de l’émission «Points de Vue» sur Le Figaro TV.

La démarche de Negar Haeri est singulière et participe à l’information de plus en plus précise et ciblée sur les féminicides : « Le récit qu’elle nous livre est la continuation de l’exercice des droits de la défense de Shaïna Hansye », nous prévient-on dans la page de garde.
Ce récit est très structuré par le plan adopté, les titres de chaque séquence et la chronologie scrupuleusement suivie : tout cela doit aider la lecture, non pas seulement pour compatir – comment ne pas être bouleversée au fur et à mesure des événements ? – mais pour entrer dans les arcanes du monde de la justice et documenter cette phrase terrible qui clôt le verdict : « La justice se fout des violences faites aux femmes » qui tombe comme un couperet, répondant à la première phrase : « Aucune intrigue dans ce récit. Shaïna est morte ».
Le récit ne peut réserver aucune surprise de dénouement ; il sera consacré à autre chose, à décrire la violence « ordinaire » de deux de ses petits copains, Ahmed et Driss : « ils ont infligé à Shaïna parmi les pires violences morales, sexuelles et physiques qu’une femme peut subir dans une vie » ; et la mansuétude sociale vis-à-vis de ces actes commis par de jeunes hommes contre une jeune fille. Dans leur entreprise de démolition de sa réputation et dans une finale sordide d’assassinat au couteau et de mise à feu d’un être encore conscient, ils ont été, eux, assistés par la justice, qui à chaque étape, a enfoncé Shaïna, ajoutant à son meurtre la salissure et n’a pas stoppé le processus malgré les plaintes déposées. Ce livre entend donner à Shaïna, autant que faire ce peut, son vrai visage, ou au moins une part de sa personnalité : « qu’elle était plus belle, plus grande, plus libre que ceux qui, confondant les rôles, l’ont jugée elle plutôt que ses agresseurs ».
Mais avant d’entrer dans le labyrinthe juridique, la narratrice imagine le dernier soir de Shaïna, la manière dont elle s’apprête pour son rendez-vous amoureux où elle doit convaincre son petit copain de sa grossesse et de sa volonté de garder l’enfant. Les autres garçons se moquent de Driss qui a « mis enceinte une pute »… La médisance est la suite d’une réputation usurpée. Dans une incise – il y en aura d’autres dans le récit dans lesquelles la narratrice reprend le pouvoir de commenter ce qu’elle vient de raconter – la réflexion porte sur une distinction qu’on doit faire absolument entre "combat à armes égales" et "piège". On sait combien, dans les féminicides, les femmes sont piégées et dans l’incapacité physique et psychologique de se protéger et de porter des coups à l’adversaire : « alors que tu pensais retrouver un amoureux, tu découvrais un assassin ». La narratrice ne peut que se poser une foule de questions sur ce qu’a vécu Shaïna puisqu’on sait qu’elle est morte de ses « brûlures thermiques » Et on sait aussi, après examen du corps, que la jeune fille s’est défendue.
Interrompant son récit, Negar Haeri raconte une expérience personnelle vécue grâce à son professeur de français en classe de cinquième. Elle en tire à jamais l’idée que rendre justice n’est pas seulement sanctionner mais comprendre par une écoute et un échange.
Le dossier de Shaïna, elle n’a eu à le traiter que lorsque l’avocat qui l’avait en charge lui a demandé de le remplacer au mois de novembre 2019. Negar Haeri a alors rencontré les parents de la jeune fille. Elle raconte sa première impression : « étrangement calmes et souriants – c’était, je le comprendrai plus tard, l’expression camouflée de leur chagrin ». Et parle aussi du frère Yasin : « Je crois avoir rarement vu un frère autant aimer sa sœur ». L’avocate se pénètre de la réalité de ce dossier et découvre qu’il y a trois affaires Shaïna.
La première partie porte le titre de « Le Continuum de violences » : avec le 31 août 2017 : le viol en réunion, la première plainte de Shaïna et les premières interprétations erronées, d’abord de la médecin légiste puis de l’enquêtrice (notons que ce sont deux femmes) : dans leur rapport, elles amorcent la disqualification de la sincérité de la jeune fille, conséquence presqu’automatique de plaintes que beaucoup de femmes ont dénoncé dans les commissariats. L’avocate constate que, frontalement ou insidieusement, ce qui est dit charge Shaïna et déresponsabilise les auteurs des actes : viol, passage à tabac puis assassinat.
Negar Haeri consacre une vingtaine de pages aux « défaillances de l’autorité judicaire » avec une précision accablante pour l’institution dans la manière dont on met la victime sur le grill. C’est aussi dans ce chapitre qu’elle revient sur sa défense de Mohamed Amri dans le procès des attentats du 13 novembre 2015. Si les avocats ont du mal à se mettre dans la logique de l’adversaire du client qu’ils défendent, le juge d’instruction lui doit garder une impartialité, une neutralité. La juge ne le fit pas (encore une femme !) comme noté dans le dossier.
Accentuant son calvaire, Shaïna fut confrontée à ses agresseurs (sans qu’elle sache qu’elle pouvait refuser cette confrontation, encore un raté de la justice). L’avis de la psychologue est favorable à la confrontation pour que Shaïna se débarrasse du sentiment amoureux qu’elle semble encore manifester pour Ahmed. Dans cette confrontation, l’avocate montre comment on s’acharna à « la confondre dans ses réponses » : « Dès le départ, les questions se concentrèrent sur elle. Ce sont ses réponses à elle, exclusivement, qui furent reprises et remises en doute. Pas une seconde, les contradictions de ses agresseurs ne furent relevées ». Les exemples qui suivent sont accablants d’une instruction à charge.
Second temps du calvaire : le 1er mai 2019 : l’expédition punitive : elle est orchestrée par Ahmed avec ses copains, pour se venger, huit mois après le viol. Après son réveil à l’hôpital, Shaïna porte plainte une nouvelle fois. Elle est examinée par la même médecin légiste qu’après le viol. (C’est d’ailleurs la même qui fera l’autopsie de la jeune fille après son assassinat !). Malgré le constat des marques du corps fracassé, elle lui donne deux jours d’ITT !
Les premiers procès ont lieu et aboutissent à ce que le « viol en réunion » soit rétrogradé en « agression sexuelle ». Lors du procès, la manière dont on ménage les prévenus ne peut les inciter à prendre la mesure de leurs actes. Un commentaire de l’avocate m’apparaît important à rappeler :
« Le crime, ce n’est pas seulement un coup porté à la victime. C’est un acte de mépris qui lui est lancé en pleine figure. Celui qui frappe, viole ou tue, au moment même où il agit, entend la victime. Il entend sa voix, il entend sa surprise, il entend son refus, sa douleur et sa résistance. Et pourtant, il décide que cette parole n’aura aucun effet. Qu’elle aurait pu tout aussi bien ne pas s’exprimer. Ce que l’agresseur signifie à la victime, au moment où il lui porte les coups, c’est la dénégation de son être. Sa disqualification à l’état de sous-être, sa chosification. En cela, il brise le principe fondamental d’égalité entre les individus et provoque une humiliation qui imprégnera la mémoire de la victime – en l’absence de décès bien sûr – par-delà son rétablissement physique ».
Au-delà des peines infligées aux agresseurs et assassins, ce que « la victime » (ou les siens) attend de la justice, « c’est le rétablissement de l’égalité rompue », la reconnaissance de son statut de sujet.
La seconde partie du livre est consacrée à « L’Assassinat ». Negar Haeri commence par la citation complète du verdict, le commente et explique la réaction des parents et du frère de Shaïna. Elle raconte l’explosion de colère de Driss (qui, pourtant, aurait dû être satisfait) et la réaction de Yasin, le frère : « Yasin répondit à Driss. Par un interminable cri qui aurait pu percer la chair et le sang. Quelque chose de l’ordre de la plus grande détresse. (…) Yasin poussa ce cri. Puis se raidit entièrement dans une crise de tétanie ».
Conclusion lapidaire et justifiée : « C’est ainsi que s’acheva le procès de l’assassin de Shaïna : cinq journées d’audience interminables, un verdict sec et insatisfaisant, un accusé qui explose, une partie civile qui s’évanouit. Et en filigrane, une famille entière brisée par sept années de drames et de procédures judiciaires ».
Dans un chapitre additif, Negar Haeri passe en revue, pour apprécier leur profil, les soutiens de Driss : sa mère, sa grand-mère, son oncle, ses amis du quartier Chaïb et Gibril, Inès, la docteure D. ; se distinguent les témoins qui ont refusé leur soutien malgré les pressions qu’ils ont subies : Sélim et sa mère, le père de Driss et la famille Hansye. Cette galerie se termine par un portrait de Driss, l’assassin, sortant de son procès, persuadé qu’il subit une injustice !
Le dernier chapitre réfléchit à ce qui est revenu avec entêtement : le crime d’honneur et la réputation. Elle engage une réflexion sur l’acharnement que Driss a mis à tuer Shaïn pour sauver sa réputation et qui, en regard, a construit la réputation de la jeune fille qui l’a condamnée aux yeux d’un certain nombre d’acteurs de la justice : « Tuer plus que nécessaire. Plus que de raison. Tuer une presque-morte, un déjà-cadavre. En anglais, cet acharnement porte un nom. To overkill. Sur-tuer. On ne se contente pas seulement d’ôter la vie. On l’efface. Avec effet rétroactif. Parce que c’est bien à cela que mène le feu : à réduire en cendres, à réduire à rien, à anéantir ». Shaïna n’a jamais existé. Quant au crime d’honneur, il sanctionne la femme indocile, qui n’obéit pas, qui ne se conforme pas à l’image construite
***
Si j’ai bien lu, il me semble qu’à aucun moment l’avocate n’a utilisé le terme de « féminicide » dans son récit. Et pourtant, c’est bien un féminicide qu’elle décrit tout au long de ces pages. Je venais de lire le récit de Natacha Appanah, La nuit au cœur et tant de liens, de ressemblances se tissaient entre ce que je lisais et le destin de trois femmes que je venais de lire ; pour reprendre une de ses phrases : « Tout nous lie, rien ne nous unit ».
Le 2 septembre 2025, Cécile Vallée rendait compte de ce saisissant récit qui plonge, de page en page, dans les violences faites aux femmes, avec une rare complexité et une lenteur construite de la narration qui empêche une lecture buissonnière.
On ne lâche pas le texte sauf, de temps à autre, pour reprendre son souffle et espérer en son for intérieur que la narratrice sorte de sa nuit. Les deux autres histoires qu’elle reconstitue – comme pour Shaïna, on sait que l’issue est connue – ont les lignes de force de tout féminicide : la peur, constante, dévorante, paralysante ; la honte qui empêche de trouver de l’aide et qui détruit l’estime de soi ; l’acharnement insensé d’un homme pour qui « sa » femme est sa chose, sa propriété. La différence avec Shaïna est qu’on a affaire à une adolescente qui a encore « une confiance imperturbable dans la vie » ; ce que les trois femmes adultes vont vite perdre. Shaïna n’a pas eu le temps !
La présentation a bien souligné l’objet du livre : revenir sur la trajectoire de trois femmes : la narratrice d’abord qui sauvera sa peau et ne subira pas la mort, sanction finale d’un féminicide ; Chahinez, Algérienne, brûlée vive après avoir été stoppée dans sa course par des balles dans les jambes – on peut se souvenir que quand un esclave prenait la fuite de la plantation et qu’il était repris, le Code noir indiquait que la première sanction était de lui couper les jarrets… bloquer toute possibilité de course… – et, à terre, brûlée vive ! Emma, cousine de la narratrice, Indo-mauricienne comme elle, poursuivie par la voiture du mari qui la jette dans le fossé et revient l’écraser plusieurs fois et reviendra encore pour lui enfiler ses chaussures ! :
« Abolir le temps et le réel, partir à la quête des mortes, comme si elles étaient vivantes, écrire depuis le noir, écrire dans le noir et que ce geste rassemble tous ces morceaux éparpillés de ces deux femmes et de moi-même et que tout ça prenne la forme qui ressemble le plus à la chair humaine pour moi, un livre. »
Ce livre justement s’ouvre par ce huis clos où la narratrice enferme trois hommes dont elle offre un portrait assez positif, donnant à voir le profil qu’ils renvoyaient à la société. Avancer résolument dans ces années de sa vie qu’elle a voulu oublier n’est pas facile et la recherche obsessionnelle de la trajectoire et du destin des deux autres femmes l’aident dans son dévoilement personnel. Elle y réussit mieux avec Chahinez qu’avec Emma, en un récit reconstitué remarquable. Elle est aidée pour la première par l’amitié qui se noue avec ses parents et ralentie pour la seconde par la honte que ressent encore la famille qui a étouffé ce souvenir et par les années écoulées depuis le meurtre. Natacha Appanah sait combien l’éclairage des médias est à la fois infantilisant et caricatural avec, pour Chahinez, l’insistance ethnique stigmatisante dans le simple mot « voilée » en opposition à « legging ». Je ne résiste pas au besoin de signaler aux p. 144 à 146, le « violentomètre « qui propose vingt-trois situations de couple, de la plus saine à la plus dangereuse », qui pourrait redonner lucidité et appréciation à plus d’une femme !
De nombreux passages réfléchissent, a posteriori, à l’incompréhension qui est la sienne face à cette jeune femme qu’elle fut : « Peut-être que si le récit pouvait s’écrire dans une vérité entière, sans oublier la complexité, le contexte, les points de vue, il offrirait une encyclopédie de perspectives sur la violence et l’emprise dans un couple, mais ici n’est pas le lieu des archives, de la statistique, de la clairvoyance, de la justice. Ici est un monde de monceaux, de bribes, de mémoires, de souvenirs, d’affects. Ici subsistent le souffle des rêves, le grain des peaux, le sel des larmes, l’épaisseur des nuits et le goût du temps. Ici se côtoient la vie et la mort, le passé et l’avenir, le possible et l’inimaginable, les fantômes et les vivants. Mis bout à bout, cela forme un artefact ».
La jeune fille et la mort et La nuit au cœur, deux manières d’aborder les violences faites aux femmes et les féminicides qui s’enrichissent l’une l’autre. Enfin ces jeudis 2 et 9 octobre 2025, Collateral dans « Cracker l’époquel » a reçu Margot Giacinti, chercheuse, dont la thèse (2023) peut introduire, plus savamment, au sujet que nous venons d’aborder, Quand il n'y a pas mort d'hommes. Socio-histoire du féminicide en France (1791-1976).
Plus lisible et court qu’une thèse, on peut lire en ligne facilement, un de ses articles de 2020 dont le titre correspond bien aux destins que nous venons d’évoquer : « "Nous sommes le cri de celles qui n’en ont plus" : historiciser et penser le féminicide » dont nous reprenons simplement la présentation : « Nous devons prendre conscience qu’un grand nombre d’homicides sont en fait des féminicides. Nous devons reconnaître les dimensions politico-sexuelles du meurtre [sexual politics of murder]. Des bûchers de sorcières dans le passé aux pratiques plus récentes d’infanticides féminins répandues dans beaucoup de sociétés et aux meurtres de femmes pour « l’honneur », nous réalisons que le féminicide existe depuis longtemps ».

Negar Haeri, La jeune fille et la mort, Le Seuil, septembre 2025, 192 pages, 19,50 euros




