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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Claire Tencin : Retour vers Isabelle Eberhardt


Isabelle Eberhardt (c) DR

« Figure modèle de l’aventurière et de la rebelle… Fascination pour l’islam…

Isabelle Eberhardt livre à la postérité un butin ethnologique et littéraire d’une valeur inestimable »

Claire Tencin


Les éditions Ardemment, créées en 2021, privilégient des fictions et essais d’autrices qui ont été « invisibilisées » au cours de l’Histoire mais aussi des textes plus récents pour « constituer un matrimoine en vis-à-vis du patrimoine dominant ». Elles viennent d’éditer dans une collection, « Les Ardentes », une anthologie de seize textes de l’écrivaine à la fois connue et méconnue, Isabelle Eberhardt (1877-1904).

Notons que Claire Tencin, maîtresse d’œuvre de cette anthologie l’a présentée en librairie à la fin du mois de janvier : si une écrivaine mérite le qualificatif d’ardente, c’est bien celle-ci !



Claire Tencin n’est pas la première et, sans doute, pas la dernière, à être fascinée par cette jeune femme au destin exceptionnel. Ceux qui l’ont connue et aimée comme Victor Barrucand ou Robert Randau ont été parmi les premiers à sauver de l’oubli sa vie et ses écrits. Le premier l’a fait avec l’esprit d’un temps en tenant compte des préjugés de l’époque pour que l’édition de ses textes ne soit pas l’occasion de l’enterrer une nouvelle fois : cela lui fut reproché et cela reste le reproche majeur fait à son travail qui, pourtant, a permis de sortir de l’ombre l’écrivaine en des temps où l’ambiance coloniale n’était pas favorable à ce genre de transfuge et de dissidente. C’est plus tardivement, en 1945, que Robert Randau se décide à éditer chez Charlot à Alger ses Notes et souvenirs sur I. Eberhardt, en sachant que celle qu’il va évoquer n’est pas en odeur de sainteté, loin s’en faut ! Son « Avant-propos » est explicite por introduire à un livre passionnant à découvrir et dont l’objectif est de rectifier l’image déplorable qui court dans la colonie algérienne :

« La décourageante tâche que j’entreprends ici :

Pourtant il est nécessaire qu’avant l’advenue de ma dernière heure je rende compte aux lettrés de l’être exquis que fut Isabelle Eberhardt et des relations amicales que j’entretins à Ténès avec elle pendant plus d’une année ».

 

Claire Tencin sait tout cela. Aussi choisit-elle un angle d’attaque particulier pour inviter le lecteur à entrer pour la première fois, ou pour une nouvelle fois, dans la voix écrite de la jeune femme. Soulignant dès son titre de préface – « son genre est nomade » –, l’indécision qu’elle a cultivée toute sa courte vie entre le masculin et le féminin, elle choisit de proposer une anthologie sous une thématique formulée ainsi : « Où l’amour alterne avec la mort », avec la mention « textes originaux et inédits », le plus original étant « Per fas et nefas » où elle accompagne les amours d’un couple homosexuel.

 

Comme toutes celles et ceux qui se sont lancés dans l’édition de textes d’I. Eberhardt, et arrivant dans une course qui dure depuis près d’un siècle, elle a à cœur de montrer l’authenticité des textes qu’elle propose et la cohérence de leur enchaînement. Ainsi, la mention « textes originaux » est justifiée : « les écrits sont puisés dans les Inédits et textes originaux d’Isabelle Eberhardt, publiés par la Bibliothèque numérique romande (BNR) ». Précision utile puisqu’on sait que de son vivant, l’écrivaine a peu publié si ce n’est, ici et là, dans la presse française et algérienne. Par ailleurs, les textes retenus suivent un ordre chronologique sur quatre années de 1900 à 1904 pour les deux textes de réflexion ;  et de 1896 à 1904 pour les nouvelles et chroniques. Du côté de vrais inédits, c’est-à-dire jamais publiés, on ne trouve que la note retranscrite « Bled-el-Attar » « non daté, acquis par la Bibliothèque de Genève ». Les autres textes ont été publiés au moins une fois et « Zoh’r et Yasmina » existent dans d’autres anthologies. Peu importe finalement puisque le grand intérêt de cette édition est d’enrichir notre bibliothèque du matrimoine d’une femme oubliée dont on connaît au moins – où dont on croit connaître – la vie hors norme mais dont les œuvres restent peu accessibles.

 

A juste titre – et comme elle le souligne dans sa « Note éditoriale » – Claire Tencin rappelle le travail énorme accompli par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu aux éditions Grasset en 1988 et 1990. Il serait juste d’ajouter qu’ils ont publié plusieurs nouvelles dont la plus connue « Yamina » chez Liana Levi en 1986 ; et que, pour le Centenaire de la mort d’Isabelle Eberhardt, ils ont édité chez Joëlle Losfeld, quatre tomes regroupant des textes choisis de l’écrivaine : douze des seize textes de la nouvelle anthologie étaient déjà publiés dans Amours nomades et Sud Oranais. Malheureusement ces opus ne sont pas réédités. Pour une bonne information, notons aussi que Martine Reid a publié chez Gallimard dans la collection « Femmes de Lettres », un choix de douze nouvelles sous le titre « Amours nomades » en 2008. Entre l’anthologie récente de Claire Tencin et celle de Martine Reid, quatre textes sont les mêmes. On commence donc à avoir de la matière de lecture pour une bonne transmission et connaissance de celle que tout à tour, biographes et critiques ont nommée : « la bonne nomade », « une Russe au désert », « La Louise Michel du Sahara », « la Révélation du Sahara », « l’amazone des sables », « l’errante », « une rebelle », « une Maghrébine d’adoption », « Nomade », « Isabelle l’Algérien », « Si Mahmoud ». Car entre document, fantasme et reconstitution, Isabelle Eberhardt fait rêver.

 

 

***


Quelques éléments peuvent être donnés pour enrichir encore l’approche et la connaissance de cette jeune autrice.

Il peut être intéressant, tout d’abord, de relire sa vie : vie et textes sont intimement liés et aident à comprendre cette quête profonde pour construire son identité hors des chemins de sa naissance.




 

Le travail d’écriture d’une biographie est réalisé avec beaucoup d’empathie et de mélange documentation/imagination par Tiffany Tavernier. Empathie car, comme le dit la 4è de couverture, pour elle la découverte d’Isabelle Eberhardt fut une révélation.

Documentation/imagination car elle ne laisse aucun silence entre les intervalles inconnus des faits attestés de sa vie. Elle donne comme certaine une filiation qui ne l’est pas et nous installe dans l’intimité de la jeune fille puis de la jeune femme en puisant abondamment dans ses écrits qui deviennent ainsi tous autobiographiques. C’est aussi ce qu’avait fait, mais différemment, Eglal Errera en 1987. Les références sont données mais le récit en fondu enchaîné ne permet pas de distinguer entre le fait biographique et la reconstitution imaginée. Cela donne un ouvrage très enlevé, qu’on lit d’un trait avec carte, bibliographie fournie et glossaire ainsi qu’un cahier central de photographies. Les lecteurs familiers de cette figure étonnante seront reconnectés avec bonheur ; d’autres pourront la découvrir. Une autre biographie plus ancienne, celle de Khelifa Benamara (né à Aïn Sefra en 1947, décédé à Mascara en 2021), en 2005, aux éditions Barzakh à Alger (et réédité en France), présentée ainsi par ses éditeurs : « né dans l’habitation même où elle mourut, K.B. nous livre une biographie captivante ». La couverture est sensiblement la même que celle de Tiffany Tavernier. Et c’est Isabelle en tenue arabe d’apparat qui est aussi sur la couverture des nouvelles choisies par Claire Tencin. Outre la familiarité du biographe avec la ville où la journaliste-reporter termina sa vie, Khelifa Benamara revient sur l’accusation portée contre elle d’avoir été l’agent de Lyautey, encore un aspect obscur de cette personnalité complexe.

Toujours inclassable, elle est une femme « aux semelles de vent »…, inversant les perspectives, en cherchant la voie qui, de la compréhension de l’autre et de sa quasi-immersion en lui, dans sa religion, ses coutumes et sa langue, au début d’un siècle algérien « très » colonial, la reconduisait vers la vérité d’elle-même qu’elle n’a cessé de sonder. Elle est ce « trimadeur », titre qu’elle donne à son roman resté inachevé, terme qui n’a pas de féminin ! Terme masculin, terme populaire, il ne peut que plaire à celle qui a plongé autant qu’elle le pouvait dans les sphères des plus défavorisés de la société coloniale d’alors et des habitants du grand sud. Les éditions Cérès à Tunis ont réédité le roman en poche en 1997, soulignant qu’il a accompagné la jeune femme et bruisse donc de ses étapes de vie : « Bien plus qu’une tentative biographique transposée, Trimardeur apparaît comme le miroir romanesque du cheminement d’Isabelle Eberhardt. Véritable obsession, son élaboration incessante accompagne (…) la destinée tumultueuse de l’écrivain nomade ».

Un autre roman inédit doit être rappelé : Rakhil (1898, premiers cahiers retrouvés), édité par Danièle Masse en 1996, à « La Boîte à documents ». Comme le précédent, il atteste des qualités de romancière qui auraient pu s’épanouir dans une vie moins brève. Danièle Masse y joint un texte inédit de 1898, tout à fait étonnant, intitulé par la jeune journaliste : « Instruction professionnelle des [femmes] indigènes ». Etonnant car assez conventionnel en ce qu’elle propose qui n’était sans doute pas son domaine de réflexion de prédilection et écrit sans doute en 1898 quand elle-même oscille entre deux mondes et deux sociétés. Il n’empêche qu’il rend prudent quand on apprécie ce que l’on nomme l’anticolonialisme d’Isabelle Eberhardt : « ce qu’il faudrait, ce qui serait vraiment utile, ce serait, dans chaque centre important, une école professionnelle enseignant aux jeunes filles les travaux dont elles pourraient tirer parti étant mariées, pour les isoler de leur milieu natif, sans en faire des déclassées ». Elle a été très critique sur bien des points sur la façon dont la colonisation était menée, elle a dénoncé les atteintes profondes contre la structure d’une société, celle des territoires du Sud surtout, qui avait sa logique interne et dont elle a adopté et admiré les règles. Elle a un regard compatissant, parfois même condescendant mais ni méprisant, ni raciste.

Isabelle Eberhardt a bénéficié de nombreuses influences. Pierre Loti, le voyageur et l’amoureux des lointains et de l’Orient, l’a fortement influencée. Elle a été aussi très sensible à la peinture orientaliste et, en particulier, elle était admirative de Maxime Noiré (1861-1927) qui avait quitté la France pour s’installer en Algérie, sillonner le pays et résider définitivement à Bou-Saâda dans le sillage d’Etienne Dinet. Elle a dédié les Pleurs d’amandiers à cet ami, «le peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs ». Ci-dessous, deux tableaux qui pouvaient parler à la voyageuse du Sud.

 




Pour terminer ce rapide parcours « matrimonial » dans l’œuvre à  lire et à analyser d’Isabelle Eberhardt, ces « Notes au crayon ». Sur le manuscrit, le titre est « La route ». Victor Barrucand l’a intégré dans la section qu’il a intitulée « Divagations » de Pages d’islam. Ces lignes résonnent fortement de ce qui fut, me semble-t-il, l’épine dorsale de cette courte vie si intense.


La route

(Notes au crayon)

 

Un droit que bien peu d’intellectuels se soucient de revendiquer, c’est le droit à l’errance, au vagabondage.

Et pourtant, le vagabondage, c’est l’affranchissement, et la vie le long des routes, c’est la liberté.

Rompre un jour bravement toutes les entraves dont la vie moderne et la faiblesse de notre cœur, sous prétexte de liberté, ont chargé notre geste, s’armer du bâton et de la besace symboliques, et s’en aller !

Pour qui connaît la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n’est libre que quand on est seul), l’acte de s’en aller est le plus courageux et le plus beau.

Égoïste bonheur, peut-être. Mais c’est le bonheur pour qui sait le goûter.

Être seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranger et chez soi partout. Et marcher, solitaire et grand, à la conquête du monde.

Le cheminot solide, assis sur le bord de la route, et qui contemple l’horizon libre, ouvert devant lui, n’est-il pas le maître absolu des terres, des eaux et même des cieux ?

Quel châtelain peut rivaliser avec lui en puissance et en opulence ?

Son fief n’a pas de limites, et son empire pas de loi.

Aucun servage n’avilit son allure, aucun labeur ne courbe son échine vers la terre qu’il possède et qui se donne à lui, toute, en bonté et en beauté.

Le paria, dans notre société moderne, c’est le nomade, le vagabond, « sans domicile ni résidence connus ».

En ajoutant ces quelques mots au nom d’un irrégulier quelconque, les hommes d’ordre et de loi croient le flétrir à jamais.

Avoir un domicile, une famille, une propriété ou une fonction publique, des moyens d’existence définis, être enfin un rouage appréciable de la machine sociale, autant de choses qui semblent nécessaires, indispensables presque à l’immense majorité des hommes, même aux intellectuels, même à ceux qui se croient les plus affranchis.

Cependant, tout cela n’est que la forme variée de l’esclavage auquel nous astreint le contact avec nos semblables, surtout le contact réglé et continuel.

J’ai toujours écouté avec admiration, sans envie, les récits de braves gens ayant vécu des vingt et trente ans dans le même quartier, voire dans la même maison, qui n’ont jamais quitté leur ville natale.

Ne pas éprouver le torturant besoin de savoir et de voir ce qu’il y a là-bas, au-delà de la mystérieuse muraille bleue de l’horizon… Ne pas sentir l’oppression déprimante de la monotonie des décors… Regarder la route qui s’en va, toute blanche, vers les lointains inconnus, sans ressentir l’impérieux besoin de se donner à elle, de la suivre docilement, à travers les  monts et les vallées, tout ce besoin peureux d’immobilité ressemble à la résignation inconsciente de la bête, que la servitude abrutit, et qui tend le cou vers le harnais.

A toute propriété, il y a des bornes. A toute puissance, il y a des lois. Or, le cheminot possède toute la vaste terre dont les limites sont à l’horizon irréel, et son empire est intangible, car il le gouverne et en jouit en esprit.

 

 

Il faut alors revenir aussi sur son adoption, sans ambiguïté, de l’islam en ces temps où l’islam est au banc des accusés et son attachement non démenti aux trois hommes aimés, religio et amour étant liés dans sa vie. Deux livres peuvent alors nous accompagner. Le premier réédité en 2023 : les trois hommes les plus aimés : son frère Augustin, son confident Ali Abdul Wahab et son mari Slimène Ehnni. « Six années d’errance imaginaire et réelle jusqu’à sa mort, à vingt-sept ans, dans les eaux d’un oued en crue ».

 



 

Le second livre plus ancien, édité par Joëlle Losfeld en 2008 et où Marie-Odile Delacour approfondit le soufisme de la jeune femme.




 


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