Dans Les Fleurs de Tarbes (1936), Jean Paulhan définit la « terreur dans les lettres » comme la méfiance de ce qui, dans l’écriture, fait « littérature » : le souci de bien dire, le goût des figures de style ou le désir de faire œuvre sont vus comme autant de formes d’inauthenticité, de dissimulation du vrai, de l’authentique, bref du réel. La littérature moderne est depuis longtemps plus du côté de cette terreur que du pôle inverse, que Paulhan appelle « rhétorique ». Elle est une littérature contre la littérature, voire contre l’écriture dans les cas extrêmes de ceux et celles qui vont jusqu’à incriminer la langue même. Cette terreur a été, et reste à bien des égards, une œuvre de salut public, indispensable à débarrasser la littérature de bien de ses scories, puis à ouvrir l’écriture au champ plus vaste de l’engagement des auteurs dans la vie publique. Cette tâche, toutefois, ne va pas sans créer ses propres clichés (tel l’éloge de l’illisible, comme preuve ultime du refus du tout-marchand), ses propres impasses (car pourquoi continuer à écrire quand le but est d’aller au-delà de la seule écriture ?), voire ses propres contradictions (on peut se demander pourquoi s’en prendre à la littérature sans toujours renoncer au prestige du statut d’écrivain, comme dans l’exaltation de l’écrivain sans œuvre, soit de l’écrivain ayant une idée trop haute du travail de la littérature pour accepter d’user des mots de la tribu).
Ces débats ne sont pas purement hexagonaux. Depuis le surréalisme, ils se posent également en Belgique, mais de manière paradoxale : à la fois très forte et presque en cachette. Exemplaire à cet égard est l’attitude du groupe bruxellois réuni autour de Paul Nougé (1895-1967), figure clé du surréalisme belge et dynamiteur caché de toute chose littéraire, dont l’enseignement reste brûlant jusqu’à nos jours (ayant peu circulé de son vivant, les textes de cet auteur qui a tout fait pour ne pas le devenir ont été réunis en 2017 aux éditions Allia sous le titre Au palais des images, les spectres sont rois). Le succès international de Magritte et, dans son sillage, des surréalistes de Bruxelles, a fini par rendre presque invisible, du moins en France, les auteurs surréalistes hennuyers, assemblés autour d’Achille Chavée (1906-1969) : groupe littérairement plus conventionnel (si on peut dire), fort marqué par le modèle parisien de Breton, mais politiquement moins souterrain que ses confrères de la capitale.
Relire les surréalistes de La Louvière et d’autres villes du Hainaut est pourtant un enjeu essentiel, comme le montre cette belle édition critique d’un poète à première vue mineur, Marcel Havrenne (1912-1957). Mineur d’abord parce qu’ayant fort peu publié (et encore assez tardivement), mineur aussi parce qu’il n’a jamais cherché à se faire connaître ou reconnaître comme écrivain (ses priorités se situaient clairement dans le domaine de l’action politique et syndicale ; il était aussi homme de revues plus que de livres). Mais non mineur sur le plan des idées ou de l’écriture, pour lui inséparables. Havrenne n’est nullement de ceux qui désespèrent de la langue ou qui s’en détournent pour donner forme à ce qu’ils jugent nécessaire. Il est un écrivain qui accepte le défaut de la langue, non par résignation mais pour trouver dans l’écart entre les mots et les choses un encouragement à écrire malgré tout, et du reste non sans bonheur. Rien d’étonnant dès lors que son travail ait retenu l’attention de Jean Paulhan, qui l’a préfacé.
Même si le nombre de ses poèmes est extrêmement réduit (ils occupent à peine quarante pages des œuvres complètes), Havrenne est bel et bien poète, et le remarquable travail d’édition de Gérald Purnelle, professeur à l’université de Liège, montre que ses textes nous ont bien des choses à apprendre sur la poésie, du moins sur la poésie moderne et sa place dans une société où le poète fait plus qu’écrire des poèmes. Je voudrais relever ici trois points.
D’abord, dans sa critique de la poésie conventionnelle, Havrenne ne prône pas l’anti-poésie, mais une cure de prose. Pour réfléchir aux vrais enjeux de l’écriture poétique, aux modalités de la communication et de l’engagement littéraires, au rapport avec le lecteur et la question essentielle d’une poésie démocratique « faite par tous, non par un », le passage par la prose est une étape indispensable. Une prose concise, toutefois, rétive à l’expansion subjective et fictionnelle, dont témoigne par exemple la grande place donnée à l’aphorisme.
En second lieu, Havrenne se veut un écrivain qui donne un sens nouveau à la notion d’écriture collective. Instruments imparfaits mais perfectibles, la langue et l’écriture qui s’en sert ne se réduisent jamais à la seule dimension d’expression de soi ou de représentation du monde. Le poète, même quand il commet des textes en prose, est invite son lecteur à continuer le travail après le premier point final. Sans pour autant pratiquer l’écriture en collaboration (mais peut-être la préférence pour le lieu spécifique de la revue est-elle déjà une manière d’écrire en commun ?), Havrenne offre à ses lecteurs des textes certes achevés mais non nécessairement « finis ». Il affiche des procédés dont le public peut s’emparer en vue manipuler ou détourner les textes qui les accueillent (bien des aphorismes ne tardent pas à révéler, la contrepèterie aidant, des sens nouveaux, qui ne sont pas toujours à connotation sexuelle).
Enfin, Havrenne se réconcilie avec l’existence et l’efficacité des genres littéraires, même si, à l’intérieur de chacun des genres qu’il explore il n’hésite pas à rapprocher la prose de la poésie ou inversement. La réconciliation avec le concept de genre prolonge une adhésion fondamentale au travail de la forme, méticuleux sans nécessairement aller jusqu’à l’écriture sous contrainte. Il n’y a dans les textes d’Havrenne rien de non-contrôlé, comme on aurait pu l’attendre d’un surréaliste appartenant à des cercles ouverts à l’écriture automatique. Havrenne ne s’abandonne pas servilement aux règles du jeu rhétorique et littéraire, il s’en sert pour créer de nouvelles perspectives à travers des opérations qui annoncent déjà les manipulations situationnistes.
Ces œuvres complètes d’un homme et d’un auteur on ne peut plus discret n’ont rien d’un mausolée. Elles sont aussi, grâce aux commentaires judicieux de Gérald Purnelle, le contraire d’un geste académique de patrimonialisation. La simplicité voulue des textes d’Havrenne se révèle rapidement fallacieuse et on ne lit pas cet écrivain sans avoir envie de se faire écrivain soi-même.
Marcel Havrenne, Œuvres complètes. Édition et introduction par Gérald Purnelle, Châtelineau (Belgique), édition Le Taillis Pré, collection « Ha ! », décembre 2023, 302 p., 25 euros
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