
« Plus qu’une idée, l’inaccompli est une aventure de la pensée et du poème tenant ensemble l’intime et le politique, les voix chères et les sans-voix, l’océan et les migrants, les oiseaux et les frontières… ».
Tels sont les tout derniers mots qu’a publiés en ligne Serge Martin. C’était la veille de son décès brutal, le 17 février 2024.
C’est par ces mots que le Laboratoire LASLAR (Lettres Arts du spectacle -Langues romanes) de l’université de Caen a annoncé le décès d’un de ses chercheurs. La Sorbonne nouvelle où il était Professeur lui a rendu hommage en novembre 2024 (cf. le CR ci-joint). La revue Le Français aujourd’hui dont il a été partie prenante de 1989 à 2010 a consacré toute une partie du n° 225 (2/2024) aux articles de ses collègues et amis : Jacques David, Jean-Louis Chiss, Emmanuel Fraisse Max Butlen et Yann Miralles. Etant donné l’importance de son œuvre tant scientifique que poétique, cet intellectuel exceptionnel ne peut être oublié et ne le sera pas. Il fut un des soutiens enthousiastes de Collateral à sa mise en ligne.

En 2019, Serge Martin avait publié un recueil d’études littéraires, L’Impératif de la voix, de Paul Éluard à Jacques Ancet, qui m’avait particulièrement marquée. Cet « impératif » avait fait immédiatement surgir dans mon esprit tant de « voix » incontournables pour l’accès à de nombreux textes… Comment ne pas penser à la voix de la Sultane dans les nuits des contes… Et déjà en 2018, il éditait une étude d’un poète dont il a été un des spécialistes, Ghérasim Luca, une voix inflammable et offrait quelques vers :
« Plus que de me situer par rapport à une
tradition ou à une révolution
Je m’applique à dévoiler ma résonance
D’être
La poésie est un silensophone
Le poème, un lieu d’opération
[…] En d’autres termes
JE M’ORALISE »
La voie choisie est donc celle de la voix, « une critique de la voix » : ce livre propose « une poétique en actes, en actes de lecture comme autant d’inventions d’écoute, comme autant de voix continuées ». Aussi, à la sortie de ce livre, je lui ai posé quelques questions, toutes en lien avec ce qui est ma passion, les voix francophones, les voix minorées ou les voix de l’ailleurs que Serge Martin connaissait et enseignait, particularité assez rare pour un universitaire français. Ses réponses, que je reprends ici pour leur force et leur pertinence, peuvent aider enseignants et poètes à s’aventurer dans ce labyrinthe sonore. C’est aussi entendre la voix de Serge devenue trop tôt silence. Son dernier recueil, édité en 2024, de Serge Ritman, reprend la voix.

– Les titres de chacune des quatre parties demandent explication. Pouvez-vous nous dire ce que vous mettez derrière ces quatre choix ? Pourquoi y a-t-il aussi peu d’écrivaines ?
Après vous avoir remerciée pour votre intérêt pour mon ouvrage, il me faut commencer, chère Christiane Chaulet Achour, par la dernière question qui est, de fait, une critique forte faite à mon livre, et au-delà, à mes recherches et, bien au-delà, à la situation de ces dernières décennies dont je suis partie prenante très modestement : il est temps que cela change et ce livre est en retard de ce point de vue – mais qui ne l’est sauf exception quand des chercheuses comme vous initient, depuis pas mal de temps, des attentions critiques renouvelées ! Les femmes ont été minorisées depuis longtemps dans la recherche littéraire tant du point de vue du corpus primaire que des références secondaires (ce dernier point me paraît crucial et est loin d’être pris en compte même dans les études littéraires de genre) et je me promets, dans un ouvrage en cours sur l’écriture critique, non d’y remédier mais de participer à changer la situation pour que l’écoute ne soit plus univoque voire écrasante à l’égard d’œuvres littéraires et critiques qui doivent dorénavant compter (outre vos propres travaux, je citerais volontiers ceux de Christine Planté et d’Anne Besnault-Levita ; disons que les choses avancent depuis longtemps lentement, de Woolf à Tsvetaïeva en passant par Toni Morrison ou, plus près de nous, Leonora Miano, je tiens certaines autrices comme de grandes théoriciennes de la littérature) : dois-je dire que dans le domaine de la littérature jeunesse, j’ai été beaucoup plus attentif à cette situation parce que je sais qu’elle est initiatrice et que c’est dès le plus jeune âge que l’écoute des femmes comme des hommes se construit dans une perspective que je dirais démocratique avec plus d’égalité et de sororité/fraternité – je me permets de renvoyer à mon Poétique de la voix en littérature de jeunesse. Le racontage de la maternelle à l’université (L’Harmattan, 2015).
Ceci dit, le corpus de cet ouvrage (une vingtaine d’auteurs-œuvres) n’est nullement représentatif de mon enseignement ou d’un choix valant consécration critique. Il s’est agi pour moi de réagencer des travaux, parmi d’autres, pour leur donner force critique aujourd’hui dans les conflits qui traversent nos institutions et lieux de recherche et d’enseignement. C’est effectivement dans une constellation de quatre notions qui titrent les parties de l’ouvrage que j’ai tenté de problématiser une critique littéraire par la voix où recherche et enseignement ne se séparent pas dans les configurations habituelles d’un applicationnisme aveugle qui ouvre à un didactisme acritique tant pour les professeurs que pour les élèves, ou d’une recherche hors sol, c’est-à-dire hors énonciation, hors écoute des expériences les plus vives des œuvres, y compris celles qu’on n’a pas l’habitude d’entendre – j’aime à dire que les crooners de la parole publique (orale ou écrite) dont bien des universitaires, sont sans voix quand les sans-voix (ceux qui n’ont pas ou si peu accès à quelque audimat) montrent une écoute fort attentive avec une richesse d’énonciations inouïes mais, il est vrai, inaudibles dans l’état des rapports vocaux de domination ou plus largement de communication et de transmission. Ces quatre notions (oralités, rythmes, gestes et relations) séparées par souci de clarté dans la problématisation doivent, de fait, être travaillées ensemble vers des vocalités performatives, tant critiques que didactiques. Aussi, leur séparation est-elle pour moi invalide autrement qu’à commencer par les oralités pour signifier fortement combien il importe de considérer les littératures hors de la dichotomie habituelle, écrit/oral, articulée à l’idéologie anthropologique dualiste de la mort et de la vie, et à la politique séparatrice du savant et du populaire, etc. Les oralités littéraires obligent à vivre avec les œuvres des expériences pleines de rythmes, au sens de subjectivations, et de gestes, au sens d’incorporations, qui ne cessent d’élargir les relations, c’est-à-dire les possibles du vivre dans et par le langage. Cela peut paraître encore un peu abstrait mais c’est le concret qui l’emporte par cet enchaînement-déchaînement à la fois pratique et théorique puisque ce sont des modes-formes de lire-écrire-vivre sans cesse en activité de réénonciation et non des techniques ou modèles. L’Impératif de la voix n’est donc pas une série de monographies accumulant des savoirs partiels et discontinus mais bien un essai de conceptualisation de la vocalité en écriture/lecture dans et par la pluralité d’expériences, de situations, d’historicités. Pour ne pas conclure, avec un brin d’humour non moins sérieux en regard de certains essentialismes, je dirais alors que les « écrivaines » peuvent alors s’entendre avec ce féminin conceptuel ou cette conceptualisation que j’aimerais féminine : l’impératif de la voix… Et l’évocation des Voix Endormies de Dulce Chacón (Plon, 2004) n’est pas pour me déplaire – il faudrait signaler que son œuvre poétique importante mériterait d’être connue et traduite. Je ne peux m’empêcher de citer, à propos de ce roman, Michèle Perrot (Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Champs Flammarion, 1998) pour laquelle il y a souvent « un océan de silence lié au partage inégal des traces, de la mémoire et plus encore de l’Histoire qui a si longtemps oublié les femmes, comme si elles étaient hors du temps ou hors événement ». Mon essai participe, quoi qu’il en soit, à l’écoute de ces voix jusque dans leurs silences – c’est toute la force des œuvres que de les faire advenir, que de les porter à résonance.
Pourquoi avoir repris la qualification d’Éluard lui-même, d’étrange animal pour suivre le parcours du poète et son inscription dans le patrimoine national ?
Cette question est en lien avec l’affirmation de la p. 23 : « L’enjeu ici serait assez modestement de redonner à Éluard la dynamique empirique que Capitale de la douleur engage avec ce dispositif où, indistinctement, l’expérience amoureuse et l’aventure poétique s’inventent vocalement à chaque pas comme anthropologie relationnelle ».
En quoi cela permet-il de dépasser la « facilité » qui apparaît comme une caractéristique de son écriture poétique (ce qui en a assuré par ailleurs le succès) ?
Les grands auteurs et les œuvres patrimonialisés tout comme les auteurs et œuvres scolarisés ont trop tendance, dans les dispositifs de recherche et d’enseignement, à perdre leur force inaugurale voire leur inquiétante étrangeté, pour parler comme Freud, ou leur étrangèreté, pour y ajouter une pincée de Proust. Alors, le lecteur saute de joie à cette évocation par Éluard d’une animalité étrange, non familière, inhabituelle puisqu’il s’agit de parler avec les oreilles, et d’écouter avec la voix, comme il l’écrit en 1951 dans le Phénix ! Ce poète est devenu mièvre pour beaucoup parce qu’on l’a ainsi neutralisé alors même qu’il est par bien des côtés de son écriture plus que dérangeant parce que toujours (se) recommençant dans et par le poème « ininterrompu ». Voilà ce qu’il faudrait envisager avec les grands congelés du patrimoine national : leur redonner une force naissante et donc dérangeante. Il faudrait alors préciser qu’Éluard n’appartient pas à la France comme ses fromages ou à quelque Résistance comme ses commémorations autrement qu’à nous engager à le recommencer dans ses expériences parfois incompréhensibles, souvent irrépressibles et irrécupérables. Poète de l’amour, il est en même temps poète de l’énigme (« Je sors au bras des ombres » et « Je dis la vérité sans la dire ») ; aussi ce poète conjoint-il en fait « une liberté d’allure » et « la plus altière facilité » comme l’écrivait Mandiargues en 1966 en rappelant sa lecture première, jeune et donc pleine d’avenir, presque quarante plus tôt, de Capitale de la douleur. J’ai voulu relire-revivre ce paradoxe effacé par le textualisme et le structuralisme qui ont trop vite durci la dichotomie facile/difficile, rejouée par celle du populaire opposé au savant. Comme l’écrivait, pour le public belge (France-Belgique n° 4, 1947), dans un texte sur « le poète de la Résistance », le jeune Christian Dotremont (en voilà un, et quelle œuvre !, qui aurait pu se retrouver dans L’Impératif de la voix – voir ma contribution au dossier que la revue Europe lui a consacré en mars 2019) : « comme le poème, la lutte continue » ! Elle continue et elle doit se poursuivre contre ces dualismes qui ont la vie dure, pas seulement dans les écoles : clarté/obscurité ; concret/abstrait ; et émotion/raison ou encore documentation/fiction qui font florès de nos jours avec le tournant émotionnel et maintenant documentaire des études littéraires. Je ne veux pas nier telle facilité ou telle difficulté dans la lecture, mais il faut sans cesse rappeler combien ces valeurs sont construites et toujours à situer, à historiciser : Baudelaire a été illisible comme les impressionnistes ont été des sauvages de la peinture, sans parler de Mallarmé qui s’est vu quasiment traité d’étranger quant à la langue française ; mais la liste n’est-elle pas toujours à rallonge avec ces auteurs relégués dans les niches-marges de la francophonie ou de la jeunesse ou du féminin !
- Peut-on revenir aux pages – que j’ai tout particulièrement appréciées –, que vous consacrez à « L’orgue de barbarie » de Jacques Prévert. Vous signalez les censures scolaires qu’il subit car, dans les jeux listés, c’est l’assassinat qui est mis en valeur. Pouvez-vous redonner les enjeux de votre lecture ?
Ma réponse à votre question va poursuivre la précédente puisque voilà un auteur primarisé, peu étudié au lycée et dans le supérieur, et par là-même censuré puisque sa cigarette qui brûle le moralisme pseudo-républicain se voit éteinte pour quelques poèmes sortis de leurs livres mis à la musak des ambianceurs en poésie pour les petits, le peuple et autres mineurs (même chez Gallimard, le nom de Prévert, absent de la collection phare « Poésie », offre 4 pages sur 8 d’éditions jeunesse où s’aperçoit le filon commercial plus qu’un travail éditorial rendant compte du poète. Je ne m’en prends pas qu’aux programmateurs de l’Éducation nationale mais à bon nombre de poètes et autres pourfendeurs du populaire réduit au facile dès que poésie. Paroles (1945) est aussi important et complexe que Le Parti pris des choses de Ponge (1942) ou que les Feuillets d’Hypnos de René Char (1946) : le chapitre qui suit Prévert est consacré à Ponge et à son Savon pour là également le sortir du bourbier philosophique sans critique dans lequel on l’enferme (ce chapitre résonne à distance avec mon Francis Ponge déjà ancien (1994) et toujours disponible) quand Prévert l’est dans le bourbier populaire sans peuple. L’un et l’autre méritent mieux et d’abord qu’on entende l’oralité vive qui les porte dans des recommencements infinis. Le ton du conte chez Prévert tout comme l’écriture volubile de Ponge ouvrent à la facétie souvent enfantine mais aussi érotique dont la portée politique met à mal le sérieux des assis de la pensée et de la poésie : il y a un gai savoir à la Montaigne-Rabelais chez Prévert et Ponge qui font apparaître des possibles poétiques et politiques encore vifs ! Je conteste donc les carcans modélisateurs d’une lecture essentiellement formaliste (chez Ponge) ou thématique (chez Prévert). L’absence fréquente d’attention philologique dans l’enseignement en France de la maternelle à l’université (en licence pour le moins), due aux négligences de son enseignement en formation des enseignants puisque le paradigme épistémologique en est l’herméneutique, quant aux textes qui restent aux mains des « maîtres », sur le vieux modèle religieux et théologique, une telle absence conduit à ce qu’on peut appeler des censures dont celle que j’ai pu repérer de nombreuses fois à propos du poème « L’orgue de barbarie » de Prévert dont on ampute ce qui gêne !
- S’il est un poète assez irréductible à l’appréciation habituelle, c’est bien le poète haïtien Frankétienne. Vous caractérisez sa poésie comme « un flux d’hétérogénéités » (131). Pour nous guider dans l’écoute de cette voix, vous sollicitez Baudelaire en une démonstration intéressante : pouvez-vous nous en redonner les grandes lignes ? Cette convocation de Baudelaire est-elle pertinente pour le grand poète haïtien ?
Il faut poursuivre la réflexion avec votre question fort pertinente qui pointe ce que d’aucuns percevraient comme une possible annexion d’une œuvre, celle de Frankétienne, par la « poésie française » mais c’est aussi encore une fois reposer le problème d’une modernité Baudelaire contre tous les conservatismes qui en font un poète scolaire ou le parangon d’une illustration de la langue française et de sa beauté forcément perdue ! Lire ces deux auteurs ensemble, c’était un défi pour, d’une part, montrer qu’il fallait considérer de la même façon une œuvre devenue classique et une œuvre contemporaine se ressourçant à l’expérience haïtienne plus que rejetée dans les limbes des humanités littéraires, et, d’autre part, grâce aux fonctionnements spécifiques et inouïes de cette œuvre reconsidérer la critique baudelairienne, la rejouer en quelque sorte par la voix de Frankétienne. J’ai saisi le levier du « cinéma de voix en marche », selon les termes de ce dernier, en le reliant à l’attention que Baudelaire portait aux nouveaux jeux proposés à l’enfance en 1853… Tout cela pour tenter de lire et l’un et l’autre dans et par leur théâtralité vocale d’une force redoutable, celle d’un imaginaire défamiliarisant et inventif quant à l’intensité des renversements entre formes de vie et formes de langage, contre toutes les habitudes bourgeoises de « la servilité parasitique » (Baudelaire). L’un et l’autre engagent une érotisation générale, puissant ferment révolutionnaire, au ras d’une prosodie dont les bizarreries restent des motifs de fermentation langagière et sociale extraordinaires : « l’écriture dévêtue le texte déshabillé la jalouïsie de l’œil entiché de mystères », écrit Frankétienne que je tiens pour un très grand poète dans toutes ses activités y compris pédagogiques.
- Dans les pages consacrées à Kateb Yacine le choix du corpus est intéressant : les pièces de théâtre composant l’opus édité à titre posthume, Parce que c’est une femme et son second roman, Le Polygone étoilé. D’une part des pièces peu citées et, d’autre part, son second texte bien connu. Vous affirmez, « toute son écriture relève du théâtre non comme genre mais comme mode d’agir, de dire, d’écrire » (204). Eclairez-nous plus ?
Pourquoi affirmer par ailleurs que ces 4 pièces ouvrent à « un infini présent » (205) ?
Vous affirmez que sa « théâtralité » a pour source le contage (mère, grand-mère) : « c’est évidemment ouvrir à une poétique qui s’articule puissamment à une politique de la voix comme cœur d’un peuple en voix plus qu’en armes » (206). En pensant à Lakhdar dans la manifestation du 8 mai 1945 au début de Nedjma ne peut-on pas dire qu’il y a une fusion de la voix et des armes ?
Vous revenez à un texte tant glosé du Polygone, « dans la gueule du loup » sur contage donc et théâtralité de la mère. Pouvez-vous clarifier la distinction entre « oralité d’une écriture » et « appartenance à une tradition littéraire orale » car elles sont souvent confondues ?
La formule est saisissante par sa force de synthèse mais rend-elle compte de toute la richesse du roman : « Entre excipitet incipit, Le Polygone étoilé tient entre un cri qui l’ouvre et une langue coupée qui le ferme » ? On se place là au niveau de la thématique mais il n’y a pas de « langue coupée » si l’on prend en considération la création même de Kateb de ce texte inclassable. Qu’en pensez-vous ?
Pour répondre précisément à cette belle salve de questions, je dois tout d’abord signaler un problème de la critique et donc de la lecture des œuvres, c’est-à-dire de leur activité continuée. Il me semble que le défi à tenir est celui d’un savoir au travail tout en entretenant un non-savoir radical, étrange, dépaysant ; je veux dire que la maîtrise revendiquée d’une œuvre, au sens où l’habitude universitaire construit des spécialités et des spécialistes quand, comme disait Tsvetaieva, ces derniers devraient comme tout lecteur avoir la vie pour spécialité, la maîtrise, donc, est parfois un empêchement rédhibitoire pour accompagner au mieux le vivant d’une œuvre dans des historicités spécifiques, et donc laisser venir la voix, voire les voix, qu’on ne savait pas qu’on avait, qu’on pouvait avoir, grâce à cette œuvre. Avec Kateb Yacine, le lecteur comme le chercheur est servi ! Je veux dire qu’il est mis en demeure éthique et politique de répondre ces voix, de les continuer, les rejouer, les engager dans son histoire, ses situations. C’est ce que Kateb Yacine ne cesse de chercher dans ses activités qu’on ne peut rapporter étroitement à celle d’un dramaturge sous peine de le condamner à n’être qu’un animateur théâtral si ce n’est social quand l’enjeu, avec lui, est bien l’invention d’une démocratie neuve où le peuple deviendrait, dans ses composantes plurielles, acteur. Par ailleurs, il faut tout de suite ajouter combien Kateb Yacine est un auteur qui oblige à faire mouvement entre deux pays, et donc dans l’entre des histoires, des identités, des géographies et des mythes. Cet enjeu ne surplombe pas son écriture, c’est celle-ci qui le constitue, l’approfondit, le multiplie. De ce point de vue, je devrais dire de voix, les quatre pièces plutôt méconnues sur lesquelles j’ai pris appui, alors que l’œuvre aurait demandé bien plus de prises, constituent néanmoins une expérience inédite puisque l’écriture de l’Histoire par le moyen des paroles de femmes accédant au mythe, à la force imaginante, oblige à faire résonner voix populaires et savantes, mythes et expériences concrètes, d’hier et d’aujourd’hui en faisant entendre toujours à neuf des voix féminines qui transforment infiniment le présent de n’importe quelle écoute ici et là, en Algérie et en France ou ailleurs. Il y a aussi chez Kateb Yacine une permanente insatisfaction, une recherche de toujours autre chose que ces quatre courtes expériences théâtrales signent à leur façon. Et je voulais associer ce que d’aucuns appelleraient œuvres mineures avec cette œuvre majeure qu’est Le Polygone étoilé dont on sait qu’il s’agit du même chantier d’écriture que Nedjma. Ce chantier est un chantier de voix, une épopée démocratique et érotique où les corps ne cessent de donner voix, de résonner, de penser des vies possibles contre toutes les oppressions voire les massacres. Oui, ce chantier est un arsenal vocal pour faire la guerre dans et par le langage à toutes les rhétoriques de la domination contre les libertés des corps et des voix. Car si historiquement les peuples doivent parfois, souvent même, prendre les armes, ces prises d’armes peuvent très vite être instrumentalisées par les essentialismes qui tuent les voix, si justement les prises de voix ne constituent pas les tests décisifs des libertés vocales qui forcément associent démocratie et social, égalité et liberté… J’ai voulu aussi à l’intérieur de l’œuvre majeure qu’est Le Polygone éviter la lecture réductrice des morceaux choisis pour tenter de penser le mouvement continu de tous ses moments et, entre autres, ce lien fort entre le cri initial et la langue maternelle coupée justement parce qu’elle continue non linguistiquement voire culturellement mais éthiquement dans la puissance d’écoute de Kateb Yacine qui se transmet à son premier lecteur venu se laissant emporter par la force de son racontage emmêlant ce qu’on peut appeler la tradition orale (mais toute littérature n’est-elle pas d’abord reprise de parole vive) et ce que j’appelle l’oralité de l’écriture, laquelle permet d’ailleurs de reconnaître une force d’écriture aux traditions dites orales. Bref, Kateb Yacine nous a légué une œuvre qui nous demande de « vivre en voix » comme j’ai titré ma conclusion parce qu’il nous apprend à « voir les voix » ainsi que j’ai titré mon introduction : le consonantisme de ces deux titres n’est pas sans évoquer le fait qu’avec un tel auteur on est bien embarqué au point de « tomber dans les voix ».
- Vous analysez le tout récent roman de David Diop, Frère d’âme, à partir de la problématique de la voix : pouvez-vous y revenir ?
J’aime le risque des lectures à chaud au risque évidemment de la reprise critique ; mais c’est ce qu’il faudrait concevoir pour n’importe quelle lecture : la sortie du confort qui annihile toute critique un tant soit peu capable de résonnance avec les œuvres et l’invention par les œuvres d’une critique toujours à neuf qui, pour le moins, ne se contente pas de ses acquis et assurances. Une critique qui, comme l’écriture, la lecture, s’approche de l’expérience artistique au sens qu’indiquait Antoine Vitez dans son Journal : « Les artistes ne peuvent être que des amateurs. Leur travail est approximatif, lacunaire, précaire, douteux. Notre travail ne peut pas être vraiment scientifique, il est imparfait. » (3 janvier 1978) Et il faudrait ajouter qu’une telle précarité est plus que précieuse dans ce monde, à défendre vigoureusement dans nos institutions d’enseignement et dans nos vies ! Alors, oui !, ce roman de David Diop m’importe à la première lecture parce qu’il engage une gestualité du phrasé et donc de la voix qui transforme la thématique première dont j’ai bien peur que le Goncourt des lycéens attribué au livre ne fasse qu’on en limite paradoxalement les lectures, quand celles-ci pourraient inventer ce qui manque cruellement à nos enseignements mais aussi à nos recherches : du corps-langage où le verbal et l’infra-verbal ne se séparent plus pour qu’augmente l’écoute de la danse des voix. Le roman de Diop est alors une magnifique geste vocale qui associe obus et aube pour un inconnu du geste prosodique jusqu’à « cette petite voix » du finale. Je laisse le lecteur s’en sortir sans sortir, pour reprendre cette forte formule de Ghérasim Luca, absent de ce livre mais qui en est le filigrane puisque je lui ai consacré une étude précédemment et qu’il m’a permis de lancer cette étude plus polyphonique, comme vous l’avez bien remarqué, sachant que la pluralité n’est pas seulement orchestrale comme dans ce dernier livre avec sa vingtaine d’auteurs/autrices mais aussi interne à chaque œuvre. C’est évidemment le cas chez David Diop. Ce doit aussi être le cas dans la critique : ce serait une façon de reprendre la réponse à votre première question puisque les quatre parties du livre voudraient signaler cette pluralité critique où une notion prise dans une constellation peut permettre l’écoute. Ici, avec Diop, comme dans les chapitres précédents, avec Benjamin, Vargaftig, Meschonnic et Yacine, autour de la notion de gestes, c’est-à-dire de proses en action qui inventent des présents de l’œuvre, des présences fortes à ce qui est ou semble sans voix. Les « petites voix » portent des gestes infinis…
– Ma dernière question portera sur l’effacement des catégories génériques dans cette « théorie et pratique de la voix » : peut-elle s’affirmer de la même manière selon les genres ?
Pour aller vite car il s’agit d’une question complexe et d’une notion, les genres littéraires, en regard desquelles je me situe par trop radicalement pour beaucoup de collègues puisque je donne l’impression d’ignorer la question générique ou plus simplement l’habitude de classer les textes ou d’assigner les œuvres et expériences littéraires à des catégories génériques jusque et y compris dans les discours fort à la mode de la porosité des genres, du « multimédia », etc. Je fais l’hypothèse que la notion générique et sa conceptualisation devrait être toujours un moment qui suit l’expérience des œuvres et ne jamais la précéder sous peine de réduction voire d’instrumentalisation et par conséquent de perte du rapport à l’œuvre, de perte de voix. Les catégories génériques (ou post-génériques) sont des instruments de la maîtrise des discours qui ont été créés, se sont développés, pour et par les médiateurs-prescripteurs des textes. Elles n’ont généralement que peu à voir avec les activités qui engagent et continuent les œuvres même si les cultures textuelles traditionnelles ou rénovatrices peuvent les privilégier, en jouer voire les déjouer. En tout cas, la voix permet de s’approcher du continu de l’activité des œuvres quand elles font vraiment œuvre : non que la voix autorise à une maîtrise quelconque de l’activité discursive mais elle oblige à sortir des carcans dualistes qui le plus souvent constituent la charpente des bastions qui protègent les discours d’emprise sur les œuvres. Il s’agit donc non d’effacer la réflexion sur les catégorisations culturelles toujours à historiciser mais de permettre qu’avec n’importe quelle œuvre on puisse continuer à faire œuvre et, en particulier, de ne jamais effacer les possibles vocaux et donc relationnels d’une lecture en prenant appui sur l’écoute de ses spécificités à partir des expériences propres des lecteurs et/ou des chercheurs qui sont pris par les œuvres plus qu’ils ne les prennent. Peut-être que l’impératif de la voix n’est que le souhait de reprises de voix enfantines qui, dès que la force d’un discours se fait sentir, font entendre un, voire plusieurs, « encore ! », c’est-à-dire autant de demandes de réénonciations, d’œuvres continuées. Car voilà l’enjeu décisif des expériences dès que littérature : que les œuvres vivent, transforment nos vies ! sinon l’enseignement comme la recherche en littérature(s) se voient instrumentalisés et mises au service d’autres enjeux (culturels et/ou idéologiques) que je ne dirais pas moins importants mais qui souvent empêchent que les œuvres continuent à faire œuvre librement, en préservant leur intempestivité puisqu’une œuvre est toujours irréversible et imprévisible. Une responsabilité éthique et politique incombe aux enseignants et aux chercheurs les concernant pour qu’elles tiennent voix…
