Culture pauvre, pauvres grincheux
- Jan Baetens
- 27 févr. 2024
- 6 min de lecture

On pourrait commencer par un souvenir, puisque la culture de poche semble indissociable de quelque chose qu’il faut bien nommer les débuts. Mais ce retour au passé est tout sauf un passéisme, il est en revanche une promesse d’avenir, c’est-à-dire de bonheur.
Dans Liberté, j’écris ton nom, Pierre Bergé se rappelle une rencontre, pour lui sans doute banale, avec François Mitterrand, où tout d’un coup il surgit un événement moins commun qui brise cette banalité : « Un soir donc, après un meeting à Strasbourg, j’étais assis à sa table et nous parlions de la Charente. Je lui rappelai qu’à Jarnac, une revue – la Tour de Feu – avait publié bien des poètes et je citai le nom de René-Guy Cadou. À mon extrême surprise, comme à celle de tous les convives, il récita un long poème de Cadou. Cadou est un poète qu’on ne cite pas pour épater le bourgeois ou les intellos. Connaître Cadou ne délivre à personne un passeport de culture. Ce n’est pas vraiment valorisant. Il ne s’agit pas de Saint-John Perse qu’on peut nommer – suivez mon regard – avec l’espoir d’épater, qui donne l’air d’être dans le coup et qu’on peut caser dans un fourre-tout culturel, entre Vasarely et la poésie chinoise. » On peut dater cette anecdote de la campagne de 1988, le livre même est sorti en 1991, je le découvre, un peu par hasard, en 2024 : le temps de l’écriture n’est pas celui du calendrier, chacun a droit aux souvenirs des autres, si possible pour les continuer et les passer à tous ceux qui ne se souviennent pas encore mais auront bientôt la joie de le faire, par personne interposée.

L’amour de René-Guy Cadou, qui fut instituteur, plutôt nomade du reste, et poète à la fois de province et du dimanche, ne laisse pas de faire penser à la faveur d’un certain type de livres, les « livres pauvres » dont Adrienne Monnier, la mythique libraire de « La Maison des amis du livre », a fait l’éloge dans un court article paru en 1931 dans Arts et métiers graphiques, revue de semi-luxe de la firme Peignot, fonderies de caractères, qui s’efforçait entre autres de renouveler la vieille, très vieille typographie et bibliophilie françaises à l’aide des modèles modernistes allemands, eux-mêmes marqués – mais on ferait peut-être mieux d’utiliser ici le mot « frappés » – par le constructivisme russe (les quelques pages de Monnier ont été reprises depuis dans le livre de mémoires, Rue de l’Odéon, publié cinq ans après sa mort). Pour la libraire, un livre pauvre est un livre publié sans fioritures, exclusivement centré sur la reproduction d’un texte, mais surtout merveilleusement bon marché, fait donc pour les « pauvres » et partant irremplaçable dans tout éveil à la lecture, qui pour Monnier est encore celle de la « grande » littérature, classique ou contemporaine (un livre pauvre n’est donc pas synonyme d’édition « populaire », de romans à quatre sous, mais d’écriture exigeante mise à la portée du plus grand nombre). Un tel livre n’est pas nécessairement un livre de poche, Monnier est très claire là-dessus. Il en a plus ou moins le format et le prix, ainsi que la négligence de certaines conventions du livre « riche », que la libraire ne stigmatise d’aucune manière, mais il s’en sépare sur au moins deux points.
Tout d’abord, un livre pauvre est loin d’avoir toujours une couverture bariolée, cette caractéristique fondamentale des premiers « Livres de poche » (la marque créée en 1953) qui fera hurler les premiers adversaires, pour qui un poche n’est pas un livre destiné à être lu, mais un objet fait seulement pour être vu : on l’achète pour l’illustration (cajoleuse, hypocrite, envahissante), puis on le met de côté (pour les sceptiques, les « déçus de la démocratisation », le prix très bas s’avère très pervers : un poche ne coûterait pas assez cher pour qu’on se donne ensuite la peine de le lire). Inutile de rappeler ici l’iconophobie séculaire de plus d’un homme de lettres – je dis à dessein « homme », car l’image continue à être associée au féminin, à l’émotion, aux défauts de la raison.
Le réquisitoire d’un intellectuel engagé comme Hans Magnus Enzensberger, qui vitupère dès les années cinquante contre la mise au rabais de la « vraie » littérature recyclée sur mauvais papier en des pseudo-livres, fera date. On continue à citer son très adornien Culture ou mise en condition ? (traduction française chez Julliard/Les Lettres Nouvelles en 1965, mais reparaissant, « évidemment », en poche quelques années plus tard, en 1973, dans une édition 10/18 pour le coup très « pauvre »), sans trop réfléchir au fait que les reproches fondamentaux adressés à la non-culture des livres de poches, à savoir, primo, leur tendance à donner des versions abrégées (ce serait le syndrome Readers Digest du premier poche, quand bien même on précédait moins par contraction que par simple rature) et, secundo, l’absence de tout appareil critique (écueil indépassable empêchant tout lecteur non héritier d’une solide formation scolaire et universitaire d’entrer vraiment dans le texte), ont disparu depuis longtemps. En termes de valeur d’usage, un Amour de Swann en Foliothèque n’a plus rien à envier au même texte en Pléiade.
L’autre différence entre les deux pans non canoniques de l’édition est plus importante, toutefois. À la différence du livre pauvre, ouvert à n’importe quel type de publication pourvu qu’il vise un public plus large, voire le plus large possible, le livre de poche, du moins à ses débuts se réduit à la seule réédition économique de livres déjà publiés (cartonnés pour le marché anglais des Penguin ; en grand format pour le « Livre de poche » français et ses ancêtres, plus nombreux qu’on ne le pense parfois). Le livre de poche n’est en effet ni un livre de petit format (un volume de la Pléiade ne l’est pas moins), ni un livre mal imprimé (beaucoup de grands formats ne bénéficient pas davantage de tous les soins qu’ils méritent), il est un objet et surtout une pratique résolument démocratiques, qui modifient de fond en comble le « partage », non pas celle du visible mais celle du public, en l’occurrence divisé entre public lecteur et public non-lecteur. Le livre de poche n’est bien sûr pas le seul levier permettant de faire bouger cette frontière, les bibliothèques publiques en sont un autre, mais à l’époque d’Adrienne Monnier – dont la libraire faisait aussi office de bibliothèque de prêt – comme à celle du lancement du « Livre de poche » leur position n’était pas encore celle qu’elles ont acquises depuis (et dont il faut espérer la survie au cœur des médiathèques de demain, de plus en plus converties aux écrans, car si on peut lire et écrire à l’écran, comme vous êtes en train de le faire, tous les textes ne se prêtent pas de la même manière à cette évasion du papier).
René-Guy Cadou, donc, et le marché élargi du livre : le croisement de ces deux amours, d’une part celui d’une forme de littérature qui compte pour soi, qui produit un réel effet, indépendamment de tout qu’en dira-t-on, d’autre part celui d’un contact facile avec les produits de la pensée, presque sans barrière et surtout sans trop d’intermédiaires (les livres de poche se vendaient souvent sur le trottoir, dans des présentoirs qui ne pouvaient qu’en appeler aux lecteurs plus familiers des kiosques que des librairies), résume peut-être l’honneur du poche, à la manière de Benjamin Peret parlant de l’honneur des poètes. S’y entremêlent la passion de la lecture, le plaisir du partage, mais aussi la fierté de participer « physiquement » à un échange dont sans le poche on resterait sans doute exclu et enfin, pourquoi pas, le goût de l’objet-livre – à ne pas confondre avec le livre-objet, même si la culture du poche devrait nous inciter à rêver de nouveau d’une forme économique de ce type de publications, rêve utopique des pionniers du livre d’artiste des années 60, que ne maintiennent plus, hélas, qu’une minorité d’éditeurs actifs en ce domaine, héritiers peut-être de la belle tradition des clubs de l’après-guerre.
Non sans plaisir – concluons provisoirement par là – le premier poche, celui qu’on a pu juger sale, bête et méchant, n’aura cependant pas manqué de prendre sa revanche. Non pas sur le grand format, qui est son allié, non son adversaire, mais par rapport aux livres de poche modernes, de plus en plus gentrifiés, qui font un peu figures de parvenus. Le poche de l’avenir sera pauvre ou ne sera plus.