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Denis Podalydès : Une esquisse rétive (L'Ami de la famille : souvenirs de Pierre Bourdieu)

Photo du rédacteur: Guillaume AugiasGuillaume Augias

Denis Podalydès (c) Archives personnelles/Julliard
Denis Podalydès (c) Archives personnelles/Julliard

On connaît Denis Podalydès pour son durable et fructueux compagnonnage au cinéma avec son frère aîné, Bruno. Également pour ses rôles à la Comédie française depuis plus d'un quart de siècle. On sait moins qu'auparavant il a étudié la philosophie, au point de songer à l'enseigner. C'est au cours de ses études qu'il fera la rencontre déterminante pour lui d'Emmanuel Bourdieu, l'un des trois fils du célèbre sociologue disparu en 2002, professeur au Collège de France et normalien voué tout d'abord à enseigner… la philosophie.


Avec L'Ami de la famille qui vient de paraître chez Julliard, dans la nouvelle collection "Camera Obscura", le comédien livre ici un récit issu de ses nombreux souvenirs avec les Bourdieu, devenus à ses yeux comme une seconde famille entre ses vingt et ses trente ans. Si son affinité est grande avec le fils cadet de Pierre Bourdieu et avec son travail de cinéaste lancé par des scénarios co-écrits avec Arnaud Desplechin, Denis Podalydès centre son propos sur l'illustre intellectuel et sur la relation mêlée d'admiration et d'appréhension qu'il a tissée avec lui au long des années.


Hésitant sur le seuil de son texte, il peine d'entrée de jeu à définir le jour et les circonstances de leur première entrevue. Puis sa plume se délie, à mesure qu'il évoque l'accueillant appartement qu'occupait Bourdieu à Paris ou encore les vacances qu'il passait dans le Béarn natal du maître, fils d'un modeste facteur. Si l'acteur se montre plus à l'aise, c'est qu'il est sur le point de nous proposer un véritable tour de passe-passe.


En effet, c'est une gageure : comment décrire fidèlement celui qui se dérobe ? Quel moyen utiliser pour faire le portrait de cet homme adulé et néanmoins rétif à tant de choses, à commencer par la renommée et les honneurs ? Bourdieu est l'auteur à titre posthume d'Esquisse pour une auto-analyse, « livre qui n'est pas une autobiographie », et au-delà de sa méfiance vis-à-vis de la psychanalyse on peut assez bien résumer son rapport à ses semblables par une formule qu'il avait souvent : « sans phrase et sans chichi ».


Magicien, Podalydès va avoir recours à un truc imparable : le double-fond de la sociologie. Car il s'attache à évoquer le père d'un concept-clé des sciences humaines. L'auteur en 1979 de l'ouvrage fondateur La Distinction a popularisé le concept d'habitus pour décrire ce que nos comportements divers (goût, pratiques, dilections, langage) disent de nous sans qu'on en ait toujours conscience. Ainsi placés dans le référentiel de notre capital économique (richesse plus ou moins grande) et culturel (plus ou moins grand accès au savoir), nous nous retrouvons assez souvent déterminés par nos caractéristiques sociales. Prévisibles, en un sens.


Or Pierre Bourdieu, informé au premier chef de ces schémas théoriques, craignait toujours de l'être, prévisible. Il aimait chambrer et être chambré, ne se se montrait jamais docte mais plutôt taquin et complice. D'où sa réticence, érigée en trait de caractère : réticence à devenir un mandarin, réticence à dicter leur voie à ses enfants, réticence à faire le jeu des médias durant les grèves de 1995 ou encore réticence à apparaître dans un film de Jean-Luc Godard ; scène improbable où il lit une lettre du pape de la Nouvelle vague en s'esclaffant « J'y comprends rien », immortalisée par Pierre Carles dans le documentaire La Sociologie est un sport de combat.


Non content de s'improviser prestidigitateur, Podalydès se retrouve bientôt bonimenteur : ainsi, sa mémoire fait des Bourdieu une aristocratie d'esthètes-athlètes chez qui tout est grand, beau, supérieur (les trois fils de Bourdieu sont très sportifs et par ailleurs tous trois anciens élèves de Normale sup). Mais tout ceci est inexact et ne reflète pas assez bien le projet de Podalydès. Il doit alors s'amender, et pour cela apporter un éclairage sociologique sur son propre parcours. À la croisée d'un habitus grand-bourgeois (mère issue d'une bonne famille versaillaise) et d'un autre habitus petit-bourgeois (père pied-noir désargenté), il oscille en permanence et masque son inconfort par tout ce que représente sa famille d'élection. Longtemps déchiré entre aspiration académique et carrière théâtrale, il se compare ainsi à un personnage du Flaubert de L'Éducation sentimentale, l'indécis et frustré Deslauriers.


Ce n'est pas un hasard si Bourdieu aimait ces mots de Flaubert : « se tenir face au réel et l'écrire ». Lui qui avait publié Leçon sur la leçon (texte de sa leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 23 avril 1982) se retrouvait en tout point dans la disposition du génie des Lettres, adepte du « roman au cœur du roman ».


On notera pour finir que l'ouvrage du sociologue paru en 1992 traitant de la naissance du champ artistique au XIXème siècle, Les Règles de l'art, contient ces mots au sujet de l'expression impénétrable qu'a la jeune serveuse du tableau de Manet Un bar aux Folies bergères (tableau reproduit il y a peu en tête du beau roman de la Britannique Chloe Ashby, Peinture fraîche, dont l'héroïne en fait son confident) : « présence du vide ». L'enquêteur Bourdieu cherchait à débusquer ce qui se cache derrière les mots.

Ceux de Podalydès laissent la part belle au mystère.





Denis Podalydès, L'Ami de la famille : souvenirs de Pierre Bourdieu, Julliard, "Camera Obscura", février 2025, 256 pages, 21 euros

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