Maud Thiria : Des errantes (extrait)
- Maud Thiria
- 12 juin 2024
- 2 min de lecture

on dit tu perds la boule
on t’électrise t’hypnotise
te met dans un état second
pour diviser le grain en toi
voir la brèche la guérir
mais au fond tu perds la boule
n’importe
comme le monde coulant de sa propre perte
tu coules en toi
tu glisses entre un avant un après
un cependant pendant ce temps
rien ne se perd dit-on mais toi si la boule
se perd et que gagnes-tu
après ton pain à la sueur de ton front
ta mie de pain en boule
sur la table du réfectoire cantine plateau
toutes ces petites boules de mie
collectées sculptées là entre l’ongle et la chair
durcies à force immangeables au fond
quand plus de dents
plus d’os où tenir bon
motus et boule de gomme dis-tu
oui chut
ici on perd la boule en silence
combien d’électrochocs
combien de pelleteuses
combien de mines de trous de foreuse
pour t’envahir t’entailler de taillader
toi et la terre blessée à coups de
machines à broyer
tu n’as plus de ressources
tu n’es plus productive
tu n’es même plus en jachère
trop de déchets en toi
la peau toute plastifiée
ils t’écrasent en TOION
gomment tes rides, tes plis, tes bosses
à ras te font rejoindre le plat hygiénique
du plastique des fauteuils
aux draps synthétiques
d’un monde clos trop lisse
ce trop toujours trop
pour toi n’importe quelle errante
en espace mis à mal
sur terre en déshérence
combien d’électrochocs
combien de pelleteuses
combien de mines de trous de foreuse
alors quand trop de bruits
de cris de souffles assourdis
tu dis
je fais de la poésie
sur les ronflements de mon père
recouvres des pages
du stylo plume qui pointe
sa rage
quand trop de bruits
tu écris le silence
et son articulation
la syntaxe du cri décomposé
c’est comme un ralenti
une image figée
tu écris
les ronflements renflements
sous les plis
là où ça bave coule encore
à la source
tu dis
je fais de la poésie
sur les ronflements de mon père
son rythme la rythmique de ta langue
sa musique sur fond d’apnée tes silences
tes blancs son espace de fumée et d’alcool
son haleine chargée tes sauts de ligne
et plus c’est chargé plus ça ronfle plus tu écris
si simple avant cette musique de vie sur fond de verre vide
ici
tu écris avant le réveil des corps
où ça patauge encore dans la nuit
avant la serpillère l’infirmière la civière
tu écris de la poésie sur les ronflements des machines
goutte à goutte ton nouveau rythme
tracé cardiaque ta nouvelle feuille quadrillée
sans plus de marge rouge
tout respire l’endormissement des corps
leur végétation lente
tu écrivais mieux sur les ronflements
de ton père

Maud Thiria, Des errantes, éditions LansKine, avril 2024, 64 pages, 14 euros.