Jakuta Alikavazovic : une mère entre art de l'éclat et art de la fugue (Au grand jamais)
- Clélie Millner
- 8 sept.
- 4 min de lecture

Après son roman L’avancée de la nuit aux éditions de l’Olivier et son récit autobiographique Comme un ciel en nous édité dans la collection « Ma nuit au musée » de Stock, Jakuta Alikavazovic poursuit son inspection des évanouissements nocturnes, des mystères d’êtres en exil dans son dernier roman, ou sa dernière autofiction, Au grand Jamais publié chez Gallimard. Après le père voleur de Joconde dont elle cherche les souvenirs dans les dédales du Louvre, elle tente ici de rendre l’impression évanescente d’une mère qui n’a cessé jusqu’à la fin de tendre à la transparence. Le portrait en absence donne lieu à des réflexions existentielles bien plus vastes qui mêlent histoire de l’art et féminisme, récits légendaires, considérations politiques et poétiques : un univers en kaléidoscope se crée dans la confrontation de deux regards en un seul, de mère en fille.
Dès l’incipit, Jakuta Alikavazovic installe deux fauteuils en vis-à-vis, deux fauteuils aux femmes absentes : celui où la mère s’est éteinte, et, lui faisant face, le fauteuil vide qui n’attendait qu’elle, sa fille, la narratrice. Le ton est donné d’une double présence-absence, d’un héritage d’un art de l’éclat et de la fugue.
C’est l’histoire d’une mère dont - au grand jamais – la narratrice ne peut figer ni la personnalité ni le mystère, dont la vie échappe à toute entreprise de réduction : poétesse à l’existence à la fois scandée de drames personnels et collectifs, communs à une ancienne patrie, la Yougoslavie, de choix décisifs et téméraires ; personnage gracieux, inspiré, prompt à déclencher chez les autres un sentiment de fascination – notamment auprès de son cercle d’amis poètes ou auprès du père de l’auteure, ancien étudiant prêt à traverser les frontières pour la retrouver – et personnage qui reste pourtant aux yeux de sa fille caractérisé par un désir apparent d’abandon, d’effacement, un comble de discrétion.
En miroir, c’est l’histoire d’une fille qui se rappelle ses rebuffades, ses contre-pieds tout en reconnaissant et en re-découvrant l’immensité de sa dette : des gestes imités au goût des mots qui pour être une échappatoire personnelle n’en reste pas moins le prolongement des aspirations maternelles. L’enquête dévoile combien la fuite faisait partie de l’héritage : reproduire, en les déplaçant, en se les appropriant, des manières d’échapper à ce qui enferme, des formes de vigilance qui tentent de ne garder que ce qui est le plus juste et le plus intense.
Les portraits des deux femmes s’entrecroisent et se répondent. L’improbable robe rose des années 70, qui dormait sous le lit et signait une présence, se réincarne en une robe de soie de la vingtaine dans les années 2000 qui se désagrège à même le corps de la narratrice une nuit de désir et de retrouvailles impossibles. Les fantômes du frère de l’une et de l’ami d’enfance de l’autre sont les chambres d’écho d’une guerre que l’une a fuie et que l’autre a tue, mais qui les a meurtries en silence. Les frontières traversées et les ruptures assumées se superposent pour dessiner des chemins qui s’ignoraient complices.
Et finalement, si l’enquête se porte sur une disparition, que la narratrice analyse comme une quête existentielle, une démarche volontaire de sa mère, le livre dit en réalité la beauté de l’instable, le mouvement toujours recommencé entre le départ et le retour. Un peu comme le Montaigne de l’essai « De la vanité » qui chante à la fois, tour à tour, les louanges du voyage et la joie du foyer retrouvé : la mère, comme la fille, pétries de deuils, ne cultivent l’art de la disparition que pour mieux réapparaître, fardées de couleurs vives, enlacées de mots choisis. Des silences et des atténuations, le livre fait résonner, rend présents et sonores les accords. Si dans ses premiers romans, Jakuta Alikavazovic bâtissait ses personnages d’éléments de ce réel improbable qui avait été la vie de ses parents, ici le contraire se produit et des éclats de fiction indistincts s’immiscent dans le récit autobiographique, accentuant l’effet de présence.
L’expérience réitérée de la perte est sertie et presque contredite par l’écriture elle-même qui embrasse ce qui s’en va et le fait réadvenir : les jeux de répétition – certaines anecdotes se proposent comme des leitmotivs de l’écriture -, de déplacements, les expériences dilatoires – on ne découvre les principaux événements de la vie de la mère que très progressivement, et jusqu’à la toute fin du livre - créent des effets multiples d’apparition. La fuite déploie sa propre lumière diffractée. Et le livre est une ode à tout ce qui reste, par éclairs sur fond noir.
La narratrice parle de sa difficulté à dormir, de moments rares d’écroulements et d’absence qui semblent être la condition de cette intensité de vie. Jakuta Alikavazovic est comme les insomniaques de Blanchot (dans une phrase qu’Antonio Tabucchi met en exergue à son récit Nocturne indien) qui « rendent la nuit présente ». Sa mère, quant à elle, voulait, dans le vers que sa fille garde comme un talisman, « rendre son obscurité à la nuit ». Dans les livres de Jakuta Alikavazovic, et dans Au grand Jamais en particulier, si la nuit s’avance, c’est afin, sans égard pour la contradiction, d’affirmer son être même au vu de tous, son obscurité profonde et essentielle et, dans un même élan, de laisser percer les lumières, précaires et vacillantes, irréductiblement vivaces.

Jakuta Alikavazovic, Au grand jamais, Gallimard, août 2025, 256 pages, 20,50 euros