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Jean-Michel Devésa : « La Littérature, c’est l’Histoire + le désir travaillant la langue »

Dernière mise à jour : 26 mars




Ouvrir un dossier d’ampleur tel que celui de la théorie littéraire nécessite, à l’évidence, d’en convoquer des figures qui, aussi bien dans l’enseignement que dans la pratique d’écriture, ont cherché à la mettre en œuvre et à l’interroger. C’est, à l’évidence, le travail qu’a su mener avec exigence et variété Jean-Michel Devésa, à la fois professeur émérite des universités, qui a longtemps enseigné en Afrique mais aussi romancier et notamment auteur de récits tels que Garonne in absentia. Pour Collateral, il répond à ce que correspond pour lui théorie littéraire aujourd’hui.


Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?

 

D’une manière irrévérencieuse, je pasticherai le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et de Friedrich Engels : Un spectre hante la littérature : le spectre de la théorie. Et puis, toujours aussi provocateur, je retournerai la formule : Un spectre hante la théorie : le spectre de la littérature. Ma bravade demeure assez raisonnable puisque je n’attribue pas la moindre majuscule à « théorie » ni à « littérature », à la différence de ce qui était l’usage dans les textes précisément de théorie et de critique, souvent dits d’ailleurs « d’intervention », durant les années 1950-1970 : indiscutablement, les temps ont changé… Par cette plaisanterie, je voudrais signifier que pour moi, sinon pour ma génération, les rapports du littéraire au théorique n’ont pas été des plus limpides, mais l’objet d’un enjeu, d’un rapport de force, entre les tenants du concept et ceux de la métaphore, entre les partisans d’un discours rationnellement convaincant et d’une représentation réaliste du monde, et les champions d’une écriture sollicitant comme ressort l’emploi poétique de la langue (dans cette empoignade, Jean-Paul Sartre et son Qu’est-ce que la littérature ? n’ont pas joué les seconds rôles).

Mes réponses à votre questionnaire, je les ai conçues comme une réflexion d’un auteur – peut-être, d’un écrivain : l’avenir qui dure longtemps le précisera ou pas –, et d’un travailleur intellectuel à la retraite qui, pendant quarante-trois ans, afin de payer ses factures, a enseigné, attendu que ce métier, je l’avais choisi faute de mieux, lorsqu’à la charnière des années 1970-1980 j’ai (fort tardivement) saisi que mes camarades et moi avions raté le train blindé de la révolution et que dans celui-ci, même s’il était passé à notre portée, pas plus que nos aînés nous n’aurions su y monter. Roland Barthes nous avait pourtant prévenus (« l’idée révolutionnaire est morte en Occident », in « Le Refus d’hériter », 1968, repris dans Sollers écrivain), nous avions préféré gloser sur ce qui empêchait cet intellectuel petit-bourgeois de se lier aux masses. Quant à l’avertissement lancé par Jacques Lacan le 3 décembre 1969 à Vincennes, il nous avait échappé ; en tous les cas, moi, je ne l’avais pas relevé : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez. » Avec le recul, il apparaît que non seulement Lacan ne se fourvoyait pas mais que son alarme demeurerait en deçà de ce qui menaçait : non pas l’avènement d’un maître, mais le règne d’une foultitude de « petits maîtres » à la semblance des « petits chefs » que nous dénoncions dans les usines et dans les écoles…

Ce rendez-vous manqué avec l’Histoire a métamorphosé le militant professionnel (mais sans solde) que j’étais en enseignant expatrié, d’abord « contrat local », ensuite « coopérant », à Biskra, à Bangui, à Brazzaville, dix années durant, où j’ai fait en sorte de me mettre à un niveau académique dont jusque-là je n’avais cure. En 1978, à Michel Hausser qui me déconseillait de m’inscrire en IIIe cycle, je n’avais pas avoué qu’il m’était impossible de préparer l’agrégation car, ayant été condamné au titre de la loi anti-casseurs (loi du 8 juin 1970, article 314 du code pénal) je n’étais pas en mesure de fournir l’extrait de casier judiciaire vierge exigé par l’administration…

Enseigner, voilà qui n’était pas honteux. Ce n’était pas comme journaliste ou avocat, le révolutionnaire romantique que j’étais n’ignorait pas les préventions cultivées à l’endroit de ces métiers par les surréalistes et les marxistes-léninistes. Enseigner permettait de continuer la lutte sous d’autres formes. Et, de surcroît, enseigner en Afrique, c’était aussi une façon de prolonger un engagement internationaliste auprès des peuples que l’Occident avait colonisés et qu’il maintenait sous sa domination. Bref, en Algérie, en République Centrafricaine, au Congo-Brazza, je me suis rêvé « enseignant aux pieds nus ».

Je vous épargnerai l’évocation d’un parcours en lignes brisées et en éclipses prolongées, lequel a été une traversée de l’existence sans boussole, un itinéraire avec des mises à l’épreuve et pas mal de désillusions, une somme assez considérable d’erreurs d’aiguillage et de faux pas, avec comme seul credo celui-ci : ce qui n’était pas envisageable à l’échelle macroscopique pouvait et devait être maintenu et expérimenté dans la sphère personnelle et privée, d’où le souci de bien faire, à tout le moins de ne pas trop mal faire, avec ses étudiants, ses relations et connaissances, ses sœurs et frères en humanité, et ses proches, naturellement.

L’enseignement et l’Afrique, pardon : l’enseignement en Afrique m’a déniaisé. Depuis cette époque, je pense que « le cercle n’est pas rond » (allusion au subtil film de Milcho Manchevski, Before the rain, 1994). Cette avancée dans l’âge adulte a renforcé les traits mélancoliques de mon caractère et ma vision élégiaque du monde, d’où ma propension à ressasser ce vers de Breton adressé à Charles Fourier, « Toi qui ne parlais que de lier vois tout s’est délié », et, plus récemment, à m’émouvoir à ces mots de Jean-Luc Godard, « Et même, et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances resteraient, l’utopie serait nécessaire », dans lesquels il m’est aisé de couler mon spleen et ma tristesse.

Pendant cette décennie 1980, ai-je changé de cap ? Mon manque de lucidité m’a interdit d’avoir conscience que je me contentais d’opérer un déplacement : de l’utopie « unis-vers-Cythère » (et le communisme) à la « carrière » universitaire…





Mon bagage de connaissances et ma boîte à outils critiques étaient nettement insuffisants, à la fois pour accéder à la « position » que je visais (intégrer l’université) et pour me dépêtrer dans mes classes de mon devoir de transmission sans trop de maladresses ni d’erreurs. Au Pour une théorie de la production littéraire de Pierre Macherey (Maspéro, Coll. « Théorie », 1966), je devais adjoindre d’autres repères et élargir mon horizon : linguistique, psychanalyse, philosophie, sociologie, histoire, esthétique. C’est ainsi que j’ai opté pour une pratique du « bricolage » (au sens de Claude Lévi-Strauss), en essayant de ne pas verser dans le travers d’un patchwork théorique et critique agglutinant des éléments épistémologiquement incompatibles, et en assumant de ne plus rechercher une pensée faisant système, attendu qu’aucune théorie ne fait l’économie d’une faille, d’un angle mort. Je n’ai pas néanmoins renoncé, d’une part, à considérer que la littérature forge un savoir, différent de celui dispensé par la théorie (ou la science ou la politique) ; et que, d’autre part, quand elle est celle des « grands » auteurs (pour m’exprimer comme Gilles Deleuze), elle perce « l’impensé » sur lequel finit par échouer la théorie, puisque devant « la rencontre [d’un] problème réel, insoluble », elle permet « un recours, mais d’une autre nature » que théorique puisqu’il est « un transfert, cette fois, le transfert de l’impossible solution théorique dans l’autre de la théorie, la littérature » (Louis Althusser, « Sur Le Contrat social », in Cahiers pour l’analyse, n° 8, 1970 - c’est moi, J.-M. Devésa, qui souligne). 

Il en a découlé que l’approche sensible revendiquée lors de l’élaboration de ma thèse d’État consacrée à René Crevel a postulé que la littérature avait doublement partie liée avec l’Histoire : avec celle dans laquelle les sujets sont pris à l’échelle sociale et avec celle qui, inconsciemment (dans une part prépondérante et sous l’aiguillon du désir), préside à leur construction psychique.

Il s’ensuit que, pour moi, l’étude et l’appréciation des productions littéraires impliquent : une sociologie de la littérature (de sorte que le texte sur lequel je me penche soit situé dans son champ littéraire) ; une grille d’analyse articulant une série de questionnements esthétiques, idéologiques, poétiques et stylistiques, échafaudée de manière spécifique en fonction du texte à laquelle je projette de l’appliquer.

 

 

« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?

 

Le « lieu » d’où je parle venant d’être circonscrit, je suis à même de vous proposer quelques pistes (des lignes de fuite ?) d’une extrême modestie :

-ainsi que les surréalistes en ont usé et Roland Barthes soutenu, l’écriture se confond avec la forme la plus accomplie de la critique ;

-je n’imagine pas une écriture littéraire d’envergure sans outillage théorique ;

-mon travail d’écrivain me conduit à donner des noms, des traits et une physionomie aux fantômes qui m’habitent, et comme je suis un matérialiste j’ai la conviction que mon écriture les suscite dans le même temps où elle les informe, de sorte que ma pratique romanesque me voue à regarder la littérature que je produis comme une fantasmagorie, c’est à dessein que j’emploie ce mot renvoyant à un commerce avec des êtres surnaturels et aux fantasmes qui strient notre vie psychique ;

-la langue de l’écrivain n’est pas un « discours orné » mais le vecteur de l’« étrange étrangeté » qui subvertit et interpelle les rassurantes conventions du dictionnaire et de la grammaire ;

-l’évolution de la vie sociale et de celle des idées renforce ma méfiance vis-à-vis des gloires médiatiques car, si « à l’avenir tout le monde sera célèbre pendant quinze minutes » (Andy Warhol), une fois ce quart d’heure de notoriété épuisé, la plupart de ces « célébrités » replonge dans les ténèbres extérieures…

-il convient de se garder d’ériger la pratique théorique en posture compensatrice et de se préserver du fétichisme de la lettre ; et il est vain de chercher dans le passé des recettes aux problèmes qui sont les nôtres, sauf si l’on se condamne à la farce ou à la tragédie, car c’est en fonction des problèmes actuels qu’il convient d’écrire l’Histoire, et non pas l’inverse, écrire le présent à partir des leçons du passé demeure un leurre ;

-il est déterminant en matière de théorie de se comporter comme des maîtres ignorants, et non pas comme des guides, il n’est plus temps de donner crédit à la thèse selon laquelle la « science » (révolutionnaire ou pas) vient, de l’extérieur, éduquer, instruire et éclairer.

Ces « directions » n’épuisent pas le chantier critique ni figent le théorique, au contraire, elles les ouvrent à l’incertain, à l’aléatoire, au surgissement de la trouvaille et à l’illumination, à ce qui sourd sans avoir été concerté ni prémédité, à la beauté et à sa surprise : celle qui s’enflamme de « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie »... À ce qui enlise, substituons les ressources inépuisables de l’incomplétude !

 

 

Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.

 

Dans mes cours et dans mes séminaires, j’ai fait état de l’essai de Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, avant qu’il fût traduit et j’ai rendu compte de la version française (chez Epel, en 2010) de Surveiller et jouir, Anthropologie politique du sexe de Gayle Rubin…

Lors d’une audition organisée dans le cadre d’un concours destiné à pourvoir un poste de professeur, après avoir indiqué combien les thèses de Edward W. Saïd sur l’orientalisme m’étaient précieuses, j’ai été passablement chahuté par un collègue « supposé savoir »…

Freudien et lacanien, mais à mille encablures de l’adhésion sectaire, je dirige, sans heurt ni conflit, une doctorante (iranienne) qui, pour commenter Fariba Vafi et Assia Djebar mobilise les archétypes jungiens…

Le socle théorique que j’ai enseigné et à partir duquel je conçois mes textes littéraires n’a jamais été « bétonné ». Son « bricolage » équivaut, à mon avis, à une heureuse « fluidité » de concepts, de notions et de catégories ajustables les uns aux autres bien qu’« importés » de champs dissociés – heureuse fluidité, parce qu’elle a nourri deux ou trois « papiers » que d’autres que moi ont estimés adroitement « torchés » et sentis ; et aussi parce qu’elle constitue la trame et innerve la tessiture de mes narrations romanesques. En souvenir d’une période où il n’était pas ridicule de juger que la lutte de classe traçait des lignes de démarcation dans la philosophie et la théorie, je m’abstiendrai (même si ma voix est fluette en comparaison de celles de nombreux universitaires et écrivains encensés par les médias) d’aggraver les dissensions et les divisions qui, dans la Cité, entravent la convergence de combats légitimes et leur besoin d’alliances. Pour que notre futur mue en avenir, il faut être patient, beaucoup.

 

 

La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?

 

La théorie littéraire et philosophique, pour ne mentionner que ces deux domaines, qui a marqué les années 1950-1970 me semble avoir été produite en marge des institutions universitaires « légitimes » et, en partie, contre elles. Le Sur Racine (1963) de Barthes est un « anti-Raymond Picard ». Dix ans après Le Degré zéro de l’écriture (1953), l’enjeu est de faire un sort à l’histoire littéraire traditionnelle, à l’éclairage de l’œuvre par la biographie. Les champions de la « nouvelle critique » et Roland Barthes affrontent les « héritiers » de Gustave Lanson lesquels sont les « mandarins » d’une université française « confite ». La « bande » de Tel Quel réunie autour de Philippe Sollers dialogue avec ces « irréguliers »… Et surtout les contradictions de la société française en éclatant au grand jour servent de formidable caisse de résonnance à ce renouvellement de perspectives : en témoignent les deux colloques de Cluny (« Linguistique et littérature », 16-17 avril 1968 ; « Littérature et idéologies », 2-4 avril 1970) mis en place par La Nouvelle Critique, revue chargée de la propagation des idées du PCF dans les milieux intellectuels (Tel Quel rompt avec le PCF en 1972), puis le rayonnement exceptionnel du « Centre universitaire expérimental de Vincennes »… La « normalisation » de l’université française et, ensuite, sa professionnalisation ont substitué à cette effervescence de la pensée la… « valorisation de la recherche », soit l’instrumentation de la réflexion et son assagissement dans un cadre et selon un régime auto-référentiels afin de justifier le plan de carrière des universitaires, leurs promotions et leurs rivalités picrocholines pour un capital et un pouvoir symboliques à faible rendement depuis que l’École n’est plus l’« appareil idéologique d’État » hégémonique (comme lorsqu’Althusser en avait établi l’hypothèse en 1970 dans « Idéologie et appareil idéologique d’État »).

 

 

Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?

 

Le champ littéraire n’est pas étranger à la tendance générale du capitalisme globalisé, laquelle ne cesse d’assigner le statut de marchandise à l’existant comme au vivant, au trouvé et au découvert comme au produit et au créé ; y prévalent de plus en plus les règles, les habitudes et les comportements inhérents au marché : vendre des livres suppose que l’image et la réputation de celles et de ceux qui les ont écrits se prêtent à l’exposition, ou que leurs ouvrages mettent en récit un vécu, un fait divers, une catastrophe individuelle ou collective de nature à susciter des émotions fortes, identification transie ou rejet offusqué. Comme dans la plupart des secteurs de l’économie, la quête du profit s’effectue désormais sous les modalités du spectacle et du sensationnel. Les écrivains ont disparu, des vedettes surestimées de l’édition les supplantent et déjà, pour les effacer, se profile une cohorte d’influenceuses et d’influenceurs. Quant aux auteurs, les connus comme les reconnus, les méconnus et les pas connus, pour qu’une lueur de consécration vienne caresser la couverture de leurs volumes, ils doivent consentir à leur uberisation, comme les autres artistes, ceux du théâtre, du cinéma et de la musique, lesquels sont contraints, par contrat, à assurer la publicité de leur travail.

De la « grande » rentrée à la « petite », la publication s’est maquillée en une « poubellication » à la mémoire courte, les « révélations » et les « valeurs » qu’on applaudit étant appelées à un évanescent succès par une machinerie éditoriale, certes friande de célébrations et de centenaires mais obstinément fermée à une rigoureuse situation dans l’histoire des formes des idées et des sensibilités, ainsi que dans celle des peuples et des cultures, de ces bizarres concrétions langagières agencées, quelquefois si douloureusement, par des écrivains et des poètes payés couramment en fausse monnaie par la postérité.

Oui, le caractère inactuel et sublimant des œuvres que hante l’Histoire et qui à leur tour passent les siècles dépend de la langue dans laquelle elles ont été modelées, façonnées, ciselées. Les avant-gardes en ont fait leur mobile réconciliant ainsi théorie et littérature : Tristan Tzara en effet ne se trompait pas, « [l]a pensée se fait dans la bouche », ni Sollers érigeant le langage en levier du soulèvement et en auxiliaire du désir. Les marchands de bluettes n’ont pas cette hardiesse, ils détestent « l’hermétisme » d’une langue émancipée des servitudes du commerce et de la communication, ils lui objectent le « motif » facile et le confort de la platitude.

 

L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?


Il faudrait le vérifier auprès de lui mais j’ai l’impression de ne pas être très loin de ce que Claude Burgelin a énoncé en 2013.

À moins de croire au père et à la mère Noël des lettres, et de prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages, pendant bien des décennies, qui ne pouvait pas renoncer à l’écriture parce pris dans un rapport existentiel la création devait composer avec les réalités du champ littéraire. Il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur, et à tous les étages s’arranger de et avec la connivence des copains et des coquins, celle des écrivains directeurs de collection et membres des comités de lecture des « grands » éditeurs parisiens, donc des plus puissants ; puis avec celle des critiques de presse et des communicants désireux d’endosser l’habit du littérateur ; et il lui convenait aussi d’avaliser leur gentil boniment et de le faire sien, de sorte de le régurgiter en y croyant, ou en donnant l’impression sincère d’y croire : on avait beau avoir lu Pierre Bourdieu et disposer de maintes enquêtes, témoignages, études et analyses, quand bien même savait-on tout ou presque de la distinction, de l’industrie du livre et de son économie, des renvois d’ascenseur et des prix, des résidences d’écriture, des distinctions et des bourses, de leurs conditions d’attribution et des dossiers à monter, de la nécessité de soigner son entregent, de ne pas heurter la bureaucratie ni les « décideurs », de consentir à des alliances, à la promotion et aux ronds de jambe, il n’empêche ! Demeuraient d’increvables chansons qu’on reprenait en chœur à un moment ou à un autre, comme celle du manuscrit parvenu par la poste ou de celui apporté par la cigogne, le pieux mensonge de celui ou de celle qui n’avait rien demandé et qu’on était venu chercher, le miracle de la commande en lieu et place de celui de la rose, la mystification de l’inconnu qui ne connaissait personne, pas même son ombre, et sans appui aucun avait quand même eu le toupet de forcer la porte du saint des saints… Bref, auteur, et même écrivain renommé, on n’en était pas moins bateleur, pas d’autre choix que de l’accepter pour que ses livres soient lus, commentés, chroniqués.

Aujourd’hui, le champ littéraire verse sans honte ni scrupule dans le simulacre au carré, les influenceurs supplantent les billettistes des journaux et de leurs suppléments littéraires, on cède au grotesque afin de vendre dans la semaine ce qu’on n’aurait pas éclusé en cinq années. On nous entretient d’ouvrages dont les services de presse sont transmis et organisés des mois avant leur publication à l’office et donc leur mise en place dans les librairies, ce qui nous vaut à chaque rentrée, des « sélections », soit une antienne - pour ne rien manquer de la fête, nous assène-t-on, en s’adressant à nous comme si nous étions des candides ou des demeurés, ce qu’en partie nous sommes devenus et dont nous nous arrangeons, du fait des mécanismes d’aliénation dans lesquels nous sommes englués, et de la soif plus ou moins névrotique de reconnaissance et de succès qui nous tenaille, prenant malheureusement au sérieux des marronniers qui balisent à la fois le marché et les conversations lors des dîners. À la fin de l’été dernier, entre deux articles contradictoires à propos de l’intelligence artificielle « appliquée » à la littérature, on nous a conviés à applaudir à l’attribution d’un prix à un livre qui n’existait pas encore, puisqu’il n’avait pas été publié, première production d’une auteure inventée, légitimée et célébrée (d’une pierre trois coups !) en vertu des espérances que sa maison d’édition investit sur son nom (et, de fait, sa « légende »).  

Il est probable que je relève d’une engeance, celle des « modernes », en voie de disparition à ce stade du capitalisme, celui de l’économie distributive et des super profits sans travail, arrondissant de plus en plus sa pelote et ses avoirs par la tyrannie du temps réel et de l’image dupliquée. Pour qui a grandi, s’est instruit et s’est formé dans un climat de contestation et d’interrogation des évidences et des représentations que les tenants de l’ordre et de ses hiérarchies, et les appareils d’état qui les informaient et les diffusaient, opposaient à celles et à ceux qui, autour de mai et juin 1968, se sont employés à inventer un autre monde, il y a de quoi pleurer et hurler, en clamant sa ressemblance avec ce « jeune homme harassé » qui « déchirait ses cheveux », et qui « hérissé […] arrachait sa chemise », quand avec Claude Nougaro et d’autres il n’était pas insensé d’imaginer de « couv[er] un Igor Stravinsky » bien que « le Sacre du printemps sonn[ât] comme un massacre ». 

Les présentes lignes n’ont pas l’ambition d’élucider la règle du jeu d’écriture suivi pour mes livres en prétendant que mes textes en sont l’exact produit ni de leur préconiser un quelconque mode d’emploi. Je n’ignore pas qu’il y a toujours d’un côté les intentions de l’auteur et de l’autre ce que le texte, à un moment donné de sa réception, et auprès de chacun de ses lecteurs, suscite comme sensations, impressions, souvenirs, réminiscences culturelles, émotions esthétiques, mobilisation des savoirs, réflexions et exercice de pensée. De ce point de vue, je ne doute pas que mes ouvrages ne m’appartiennent plus dès qu’ils ont été publiés, mes lecteurs en font ce qu’ils veulent et peuvent, ils s’en emparent ou pas, je parle ici de mes lecteurs, une petite troupe, attendu que sans les ignorer ni les mépriser je ne cherche pas à leur associer celles et ceux que mes ouvrages ne touchent pas, faute de cette visibilité racoleuse qui, un quart d’heure durant, confère paillettes et notoriété, car je ne briderai pas ma plume afin de plaire au gros de la clientèle de la « chaîne » du livre, le divertissement n’étant pas mon horizon.

Toutefois j’ose espérer que ces bribes permettront de cerner un peu mieux, et plus aisément, ce qui oriente et structure mon écriture, son phrasé mordoré, sa ponctuation insolite, ses syncopes, la sensualité et la préciosité de ses images, la rutilance de son lexique et la mélancolie de son drapé. Cette poétique dont l’énoncé a vocation à demeurer inachevé, en fils sans père ni ancêtre je l’ai rédigée en guise de manœuvre sorcière, au milieu de la daube dont on nous abreuve je l’ai modulée en manifeste-fantôme indispensable à la « survie » de ma littérature. Quoique récusant que le texte et l’œuvre véhiculent une vérité, je suis rétif à une création sans esthétique insérée dans un partage du sensible particulier, en résonance « de l’autre côté des mots et des phrases » avec mon existence, la liberté, la poésie.

Alors, dresser la liste des réfractaires à l’actuelle pantalonnade éditoriale, à ses académismes et à ses thuriféraires ? Distinguer le bon grain de l’ivraie ? Il serait présomptueux de s’y essayer. À ces indociles et à ces rebelles, il incombe plutôt de se déclarer, en écrivant des livres et en posant des actes inconciliables avec ces grimaces.   


(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)



Dernier récit paru : Garonne in absentia, Mollat, 2021, 159 pages, 18 euros

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