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Jean Rolin : Traverser les Pyrénées (Tous passaient sans effroi)

Photo du rédacteur: Marie-Odile AndréMarie-Odile André

Jean Rolin (c) Hélène Bamberger/POL
Jean Rolin (c) Hélène Bamberger/POL

« C’est [...] à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute petite partie se trouve être placée en notre pouvoir. »

Walter Benjamin, Sur le concept d’Histoire



Le lecteur familier de l’œuvre de Jean Rolin s’étonnera peut-être du titre choisi par l’écrivain (Tous passaient sans effroi) pour son dernier opus, tout juste paru chez P.O.L en cette rentrée de janvier. 

Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’une citation (Alfred de Vigny, « Le cor », Poèmes antiques et modernes, 1826), ce qui est tout à fait inédit chez un écrivain bien peu enclin en général à mettre en avant une érudition et une culture dont témoigne pourtant chacun de ses livres. Parce que ce titre est constitué très exceptionnellement d’une (courte) phrase, ce qui implique à la fois une action (pour le sujet de l’énoncé) et une assertion (pour le sujet de l’énonciation), dont on verra comment elles sont, l’une et l’autre, progressivement interrogées au fil du texte. Parce que, contrairement à la grande majorité des titres de Jean Rolin, en particulier les plus récents, il n’induit pas d’ancrage géographique direct, ni explicitement (comme avec Ormuz ou Le Pont de Bezons par exemple) ni plus implicitement (comme pour Le Traquet kurde ou Les Papillons du bagne) – à moins d’imaginer que le lecteur potentiel du livre soit à ce point savant qu’il puisse déduire de la seule lecture d’un hémistiche de Vigny la référence aux Pyrénées qu’il implique (et même si le vers entier, cité, quant à lui, en exergue – « Roland tenait les monts ; chacun passait sans effroi » – en suggère plus directement la piste, tout en explicitant l’effet de redoublement intertextuel qu’induit le choix du titre du fait de la réécriture par Vigny de l’histoire de Roland à Roncevaux (1)).


Réécriture qui ouvre sur une dimension essentielle du texte de Rolin puisque son narrateur/auteur s’emploie lui aussi à lire et réécrire toute une série d’ouvrages, documents et témoignages qui racontent comment, pendant la Seconde Guerre mondiale, toutes sortes de personnes, au demeurant fort diverses par leur identité et leur itinéraire antérieur, se sont lancées dans la traversée des Pyrénées pour tenter de quitter la France et fuir le régime de Vichy et/ou le pouvoir nazi. Et ce sont d’ailleurs, comme le souligne le narrateur à au moins deux reprises, la rencontre plus ou moins fortuite avec quelques-uns de ces documents, qui ont été à l’origine de « [s]on intérêt pour la traversée des Pyrénées, ou plutôt pour de telles traversées dans le contexte de la guerre et de l’Occupation » ainsi que de son projet d’en effectuer à son tour quelques-unes.

Nous voilà revenus par là en terrain rolinien connu. Le narrateur raconte en effet comment il se rend à plusieurs reprises dans les Pyrénées l’espace d’un été (entre les mois de juillet et d’octobre) avec l’intention de les traverser (au départ de Saint-Girons, Banyuls ou encore Luchon) en plusieurs points de passage plus ou moins précisément identifiés à partir des documents consultés, et ce avec un succès mitigé, entre réussite complète et échec relatif, compte-tenu de la difficulté matérielle de ce genre d’entreprise qu’il expérimente très concrètement pour l’occasion – bien loin du terme de « randonnée » d’abord utilisé. Le récit de ses tentatives (quatre, ou plutôt trois et demi, rectifie le narrateur avec un souci louable d’honnêteté intellectuelle) ne manque pas d’ailleurs de se teinter dans les premiers chapitres d’une forte nuance d’autodérision confinant parfois au burlesque ainsi que d’un certain scepticisme face à une logique qui relève peu ou prou du pèlerinage (avec ses commémorations officielles et convenues, d’un côté, et ses graffitis revendicatifs  de l’autre) et dont il se retrouve le témoin ou même le participant aussi involontaire  qu’obligé. Il apparait, en effet, que la multiplication des initiatives mémorielles (reconstitution d’itinéraires balisés, randonnées collectives organisées annuellement) peine à échapper à une logique de « touristification » de la mémoire qui laisse assez vite apparaître ses limites. Bref, l’option (et la tentation) du pèlerinage, dont témoigne en particulier le choix initial de dates anniversaires, s’avoue assez largement comme un échec, d’autant que repasser sur les pas de ceux qui sont passés là pendant la guerre s’avère une entreprise des plus incertaine, tant les itinéraires sont imprécis, les récits incomplets ou contradictoires et leurs parts de mystère loin d’être totalement levées.

Mais les marches qu’entreprend le narrateur le confrontent à une autre expérience encore. Comme toujours dans les récits de Jean Rolin, l’acuité du regard et de l’ouïe ainsi que le goût de l’observation et de la nomination accordent toute leur place aux éléments du paysage (estives, ruisseaux, lacs, glaciers, pierriers) ainsi qu’à la flore et à la faune : plantes, arbres et arbustes, troupeaux de races diverses, marmottes, et, bien sûr, oiseaux (parfois rares ou rarement aperçus par le narrateur) se trouvent, ici comme ailleurs, scrupuleusement identifiés et nommés, sans oublier l’ours, parfaitement invisible pour sa part mais néanmoins présent en permanence, comme dans une sorte de hors-champ, à travers panneaux de mise en garde installés sur les chemins de randonnée et graffitis anti-ursidés. Or il apparaît assez vite, à travers la mention de plantes invasives (la balsamine de l’Himalaya), d’animaux récemment introduits (buffles, marmottes) ou, au contraire, à travers la quasi disparition des glaciers et l’étrange absence de tout aboiement de chiens dans la nuit, que la nature pyrénéenne, loin de toute illusion idyllique et champêtre de permanence, n’a pas cessé, de son côté, de se transformer, prise qu’elle est, elle aussi, dans un flux temporel qui lui est propre et l’éloigne inéluctablement de ce qui a été.

 

D’où la question lancinante dans le texte de la place que le passé peut occuper dans le présent, entre effacement, oubli et transformation permanente, mais celle aussi de la façon dont l’écriture peut, de son côté, lui ouvrir et lui offrir un espace. De sorte que ce sont en définitive les documents et les livres que le narrateur s’attache à consulter, lire et confronter entre eux et les récits qu’il s’emploie à son tour à réécrire qui finissent par former la matière centrale de son livre, et ce d’autant qu’ils résonnent eux-mêmes avec l’histoire familiale du narrateur (son père et son oncle ayant participé à la Seconde Guerre mondiale), avec la période qui a immédiatement précédé la guerre (républicains en fuite passant les Pyrénées dans l’autre sens en 1939) et avec le présent (migrants tentant d’atteindre la France). Huit figures au total – certaines célèbres, d’autres quasi anonymes –, aux identités et motivations fort diverses (jeunes gens cherchant à rejoindre l’Afrique du Nord pour continuer à combattre, Juifs français ou étrangers, pour certains résistants, fuyant les persécutions nazies, aviateurs américains dont les avions ont été abattus ou curé italien possiblement antifasciste) sont ainsi successivement évoquées avec tous les aléas, zones d’ombre et incertitudes que recèle leur trajectoire respective, telle, du moins, qu’il est possible de la reconstituer. Des histoires situées comme au point de rencontre entre pur hasard d’un itinéraire individuel et logique implacable de l’Histoire collective, et dont la succession fait aussi apparaître toute la gamme possible des destins (des plus heureux aux plus tragiques) et tout le feuilleté des comportements chez les différents protagonistes (compagnons de fuite ou passeurs), entre formes d’héroïsme aussi modestes que discrètes, pusillanimité voire passivité teintées de peur ou de lâcheté, jusqu’aux plus sordides motivations qu’il faut bien prêter à certains, assez loin parfois des interprétations officielles ou des décisions judiciaires qui ont pu en leur temps prévaloir. 


On ne peut qu’être sensible au demeurant à l’inflexion qui s’opère progressivement dans le texte. Commencé en partie sur le ton de la farce, le livre progresse, au fil des histoires racontées et des échos produits par tout un jeu d’annonces et de rappels, de ressemblances et d’oppositions, vers une tonalité plus sombre et plus pessimiste, au fur et à mesure aussi que la mort renforce sa présence insidieuse. Une tonalité qui se retrouve également dans la manière dont le livre suggère une vision plus découragée des tentatives que fait le narrateur pour explorer physiquement le monde, ces tentatives s’avérant, on l’a dit, assez largement déceptives, plus sans doute qu’elles ne l’étaient dans ses récits antérieurs, même les plus récents (2). Une tonalité qui était, en réalité, déjà inscrite implicitement dans le choix de la référence à Vigny, dans la mesure où l’assertion contenue dans la phrase du titre se trouve doublement réfutée au fil du texte (comme elle l’est d’ailleurs dans le poème lui-même (3)) : les récits qui le composent sont la preuve irréfutable que tous ne sont pas passés, loin s’en faut ; et ils suggèrent aussi que tous – ceux qui sont passés et ceux qui ont échoué à le faire –, ont sans nul doute été traversés par l’effroi, effroi né des circonstances extrêmes auxquelles chacun se trouvait concrètement confronté mais, sans doute aussi, effroi par quoi s’actualise une forme de tragique de l’Histoire.


Pour autant, Jean Rolin ne cède ni aux tentations de la grandiloquence ni aux facilités du pessimisme et du découragement. Il persiste à chercher les moyens de faire une place au passé dans le présent, et ce, en usant du pouvoir, tout modeste qu’il soit, de la réécriture et de la reprise. Dans l’ultime phrase du livre, au moment de finir, le narrateur ne s’attache-t-il pas d’ailleurs, plutôt qu’à la lecture des « caractères dorés » d’un nom « en train de s’effacer » sur une tombe, à l’observation attentive « [d]'une mue de serpent » ?






Jean Rolin, Tous passaient sans effroi, P.O.L, janvier 2025, 160 pages, 18 euros



Notes

(1) Vigny réécrit l’histoire de Roland, non directement à partir du texte de La Chanson de Roland, mais plutôt, semble-t-il, à partir d’un texte apocryphe, Chronique des prouesses et faits de Charlemagne, attribué à l’archevêque Turpin et dont il a pu avoir une connaissance plus ou moins indirecte.

(2) Sur ce sujet, ainsi que sur la présence de la mort, voir Les Papillons du bagne (P.O.L, 2024) ainsi que mon article : « Jean Rolin : Des vivants et les morts (Les Papillons du bagne) » publié dans Collateral à la date du 26 mars 2024.

(3) Dans le vers de Vigny, le rapport parataxique des deux assertions successives tire sa force suggestive du rapport de cause à conséquence qui s’y trouve sous-entendu, mais, plus encore, du fait que le premier énoncé relève en réalité d’une conviction erronée qui garantit à tort la sécurité et la sérénité qui règnent dans l’armée de Charlemagne. Cette sécurité illusoire est aussi un aveuglement involontaire ou volontaire dont le prix est la mort de Roland.




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