Avec Peut-on encore être galant ? Jennifer Tamas offre à lire une réflexion passionnante et puissante sur les racines de la galanterie ainsi que sur son évolution. Nous apprendrons à ne pas la réduire à des comportements masculins uniquement liés à des gestes de politesse, nous découvrirons en quoi elle est devenue un levier de domination masculine, nous comprendrons pourquoi elle est, comme à sa naissance, un outil contemporain d’émancipation. Pour notre rentrée féminine et féministe, Collateral ne pouvait ne pas aller questionner le travail remarquable de cette essayiste, spécialiste de littérature française de l’Ancien Régime.
Peut-on encore être galant ? semble prolonger votre réflexion sur la galanterie qui était déjà engagée dans Au NON des femmes où vous proposez de porter un nouveau regard sur les classiques de la littérature en dehors de la lecture dominante masculine ayant effacé l’agentivité des femmes et notamment la question du refus. Ce nouveau et puissant libelle centré sur la galanterie s’est-il révélé également nécessaire pour que l’on puisse ajuster notre regard ? L’adverbe « encore » dans le titre annonce déjà la persistance et donc l’actualité de la question.
Dans l’étude IFOP menée pour Elle en août 2024 intitulée « séduction et galanterie à l’ère post MeToo », la galanterie est définie selon des gestes masculins destinés à procurer des attentions et des marques de confort aux femmes : « ouvrir la portière de voiture à une femme », « servir une femme avant soi », « lui prêter sa veste en cas de mauvais temps ». Or le sondage requalifie ensuite tous ces traits comportementaux en termes de politesse, ce qui prouve un flottement et montre que nous ne comprenons plus vraiment ce que fut la galanterie, ni d’où elle vient. La réduction de la galanterie à des traces de comportements masculins vide ce mouvement de son pouvoir corrosif et novateur. En écrivant ce petit essai pour le grand public, je voulais sortir la galanterie des faux débats qui l’orientent soit vers une définition édulcorée rose bonbon, soit du côté sulfureux du libertinage. La galanterie fut un champ de bataille qu’investirent hommes et femmes pour repenser les liens humains, se positionner dans le champ littéraire et rivaliser dans la création de pièces de théâtre, de romans ou de contes de fées.
Sait-on que la galanterie fut au cœur de querelles intellectuelles et littéraires qui redessinèrent la société du 17e siècle, que ce soit pour se situer sur des questions de mariage, de divorce, de mixité sociale ou de consentement sexuel ? Par exemple Boileau, qui, comme Madeleine de Scudéry mais pour d’autres raisons qu’elle, était un farouche opposant au mariage, ne cessa de s’attaquer à elle pendant quarante ans. Il critiqua ses propos, son style et la vision du monde qu’elle défendait dans ses romans. De même, les incartades répétées de Molière contre les Précieuses ridicules et Les femmes savantes ne peuvent se comprendre en dehors d’une forme de peur et de rancœur sociale à l’égard d’un paysage socio-culturel qui est en train de se transformer. Même Perrault, défenseur acharné du « parti des Modernes » par opposition aux Anciens, voit dans cette nouvelle galanterie une menace : l’emprise des femmes et la promotion d’une culture mondaine qui minent l’institution du mariage et donc le pouvoir des hommes. N’oublions pas que Perrault est resté célibataire pendant 44 ans et que lorsqu’il épouse une femme, Marie Guichon, c’est après l’avoir vue une seule fois à sa sortie du couvent à 19 ans : il lui fait quatre enfants et elle meurt à 25 ans. C’est contre l’usage réservé au corps et à la vie des femmes que se développa la galanterie. Perrault se dit « moderne », mais c’est un adversaire de la galanterie. Comme certains hommes qui se disent aujourd’hui féministes et qui vont même jusqu’à écrire des essais féministes pour combattre « la masculinité toxique », Perrault rédigea une Apologie des femmes (1694) pour entrer en lice avec les auteurs qui étaient officiellement misogynes tel Boileau, sauf qu’en réalité il ne défend ni les femmes ni leurs aspirations intellectuelles, mais le mariage et les activités domestiques des femmes qui consistent à prendre soin des hommes, les nourrir, repriser leurs vêtements, les écouter, les réconforter, et assurer leur bien-être. La galanterie fut un enjeu culturel majeur pour la promotion des femmes dans la vie littéraire, mais aussi pour l’instrumentalisation qu’en firent certains hommes afin d’assurer leur gloire aux dépens d’autres hommes.
L’idée de ce libelle était d’offrir – malgré l’exigence de brièveté qu’impose cette collection – des regards croisés sur le paysage galant pour complexifier notre vision d’une notion qui n’a cessé de s’affadir à travers le temps et de se réduire à une peau de chagrin. Suite à la parution d’Au NON des femmes, j’ai été amenée à faire plusieurs interventions dans différents milieux (universités, bibliothèques, grandes villes, campagnes, monde de l’entreprise, etc.). Plusieurs hommes m’ont dit qu’ils ne comprenaient plus les codes de séduction et que MeToo avait rendu les relations transactionnelles et dénuées de toute poésie. Il me semble qu’en ouvrant ce que Delphine Denis a appelé « l’archive galante », on peut situer la galanterie dans l’histoire des sexualités et comprendre la révolution culturelle qu’elle représenta en son temps, non pour dire que ce que nous vivons aujourd’hui est pareil, mais pour donner une profondeur historique aux enjeux actuels, aux incompréhensions, aux formes de résistance aussi.
La galanterie ne peut se réduire ni à l’extrême politesse ni à de simples marques d’attention. Elle relève d’un art de parler et de penser qui témoigne d’un souci de l’autre et d’une volonté de faire place à son esprit et à sa conversation. Par exemple, ouvrir la porte à quelqu’un pour rentrer dans une salle, ou payer l’addition ne constituent pas des gestes galants s’ils s’accompagnent d’une assurance telle qu’on monopolise la conversation, qu’on coupe la parole à l’autre et qu’on ne se laisse ni étonner ni contredire par l’autre.
De Rousseau à Strauss-Kahn la galanterie est utilisée tel un argument d’autorité, pourtant les raisonnements des uns et des autres se révèlent fallacieux. Pourriez-vous nous dire en quoi et pourquoi le patriarcat mobilise la galanterie pour continuer à assoir sa domination ?
Je pense qu’il faut distinguer les argumentations de Rousseau et de Strauss-Kahn : Rousseau perçoit très bien les enjeux de la galanterie et c’est pour cela qu’il la refuse, notamment parce qu’il pense que c’est un mal français et qu’il se présente comme Citoyen de Genève. Il prône la séparation des sexes et refuse la mixité qu’induit la galanterie. Au contraire, Strauss-Kahn instrumentalise la galanterie en prédation sexuelle pour justifier une incompréhension culturelle et un comportement criminel. Pourquoi la galanterie a pu servir la domination des hommes ?
La galanterie introduisit au 17e siècle un malaise dans les masculinités. Elle déstabilisa les hommes virils habitués à faire leurs preuves et à dériver leur valeur de leur force physique. Par exemple, l’interdiction des duels sur le plan juridique et sa disqualification sur le plan littéraire (chez Corneille ou Scudéry par exemple) conduisit les hommes à développer leur esprit et leurs qualités oratoires pour l’emporter autrement sur leur adversaire. Les femmes prirent une plus grande importance et participèrent à la redéfinition de la culture amoureuse en exigeant des hommes qu’ils se défassent de leurs manières rustres et brutales, ce qui conduisit à « efféminer les mœurs » selon Rousseau, mais aussi à déstabiliser les hommes qui rejetaient déjà ces modèles masculins.
Lorsque Rousseau affirme que la galanterie change les mœurs et la culture, il perçoit effectivement une évolution. Il remarque par exemple que le théâtre se modifie et que se développe en France un goût pour les « héros tendres », qui chez Racine l’émeut et l’agace tout à la fois. Il y a de la justesse dans ce qu’il perçoit et ses analyses sont de précieux témoignages pour décrypter la façon dont les rôles de genre se fluidifient. Il va donc invoquer cette transformation pour justifier la séparation des sexes et renforcer les rôles genrés de la société. D’un côté, il va écrire des œuvres romanesques, surtout destinées aux femmes, pour magnifier leur rôle domestique (Julie ou la Nouvelle Héloïse) et insuffler au genre romanesque une forme d’émotivité et de sentimentalisme vraiment nouveaux. D’un autre côté, il va instituer dans ses écrits politiques et philosophiques une partition rigide des rôles genrés où les femmes sont confinées à l’espace domestique et les hommes destinés à gouverner la cité. La galanterie introduit du flottement et de l’indécidabilité dans les relations de genre. Elle est donc rejetée car prônant la mixité, elle devient problématique dans un système où les hommes doivent garder le pouvoir politique.
Pour d’autres hommes – et l’affaire Strauss-Kahn le montre – la galanterie est perçue comme le vernis d’une autre forme de domination masculine : la séduction par le pouvoir, qu’il soit financier, rhétorique ou politique. Dans la mesure où la galanterie a représenté une ouverture vers l’autre, ouverture à la fois conversationnelle et spatiale (on accueille chez soi, on prolonge la discussion par des correspondances, des rendez-vous, des visites), elle a pu aussi être l’occasion de débordements et de reconquêtes. Plusieurs écrits témoignent de la sexualisation de la conversation destinée à déboucher sur une emprise corporelle, le meilleur exemple étant ce que ce pouvoir rhétorique et physique devient dans Les Liaisons dangereuses sous l’emprise du libertinage. Autrement dit, parler n’est pas agresser, mais certains discours produisent de la manipulation destinée à subjuguer l’autre et à exercer une emprise, qu’elle soit intellectuelle ou physique. De Don Juan à Gabriel Matzneff, ce ne sont pas les exemples qui manquent.
Vous écrivez que Claude Habib pense que « "seuls les Français de souche" pourraient vraiment comprendre en quoi consiste la galanterie ». Pourquoi n’est-elle vraiment pas une « exception française » et encore moins une marque d’identité ?
La galanterie fait partie des mythes français, et pourquoi pas ? Les pays ont besoin de mythes pour fonctionner : cela me fait penser au grand livre de Paul Veyne, Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? Pourtant, la galanterie est complexe car elle a une dimension cosmopolite, ne serait-ce que parce que les cours et les institutions gouvernementales au 17e siècle reposaient sur des systèmes d’alliances entre les pays. La reine de France, Anne d’Autriche, est espagnole ; Marie Mancini, l’une des femmes qui a beaucoup influencé la politique culturelle de Louis XIV, est italienne ; Henriette d’Angleterre, l’une des grandes dames de la cour que Racine ou d’autres artistes consultaient à cause de sa sûreté de goût, est anglaise ; Christine de Suède était une grande admiratrice de Madeleine de Scudéry avec qui elle correspondait et à qui elle rendait visite. Les personnes comme les idées voyagent. Et la galanterie a pu être instrumentalisée pour servir des aspirations coloniales, et on en voit la trace dans la musique (Les Indes galantes), comme dans la peinture (L’Embarquement à Cythère).
C’est pourquoi cela me met terriblement mal à l’aise quand on dit que « seuls les Français de souche » peuvent comprendre en quoi consiste la galanterie. N’étant pas Française « de souche » et étant devenue spécialiste du Grand Siècle, il me semble que dans plusieurs pays, il existe des pratiques cérémoniales de la délicatesse et qu’il faut prendre le temps d’en comprendre les codes. La galanterie a tellement été dévoyée qu’à part les spécialistes, personne ne comprend vraiment ce qu’elle fut. Enfin, si c’est pour la réduire à quelques clichés comportementaux, n’importe qui peut saisir ce dont il s’agit. Encore une fois, la force de ce mouvement culturel fut d’introduire de la fluidité et de la nouveauté dans les rapports humains : c’est tout le contraire de ce que représente la fixation de l’identité. Et si la galanterie n'était pas aussi kaléidoscopique ni aussi chatoyante, elle ne susciterait pas autant de débats ni d’ouvrages scientifiques.
Vous associez la galanterie à une demande d’émancipation contemporaine. En quoi est-elle liée aux questions du genre et notamment à l’histoire du féminisme ?
Lorsqu’on s’intéresse de près aux textes du 17e siècle, on mesure l’ancrage historique des revendications féministes actuelles, alors même que certains affirment que les femmes ont déjà tout obtenu et que l’égalité est acquise de longue date. Madame de Murat, Madame d’Aulnoy, Scudéry, Madame de Villedieu, Lafayette, Racine, Molière et tant d’autres nous invitent à réfléchir au consentement sexuel, aux rapports d’emprise, aux limites du mariage d’amour, à la réputation, à l’honneur comme à la qualité des liens humains. Plus précisément, les rapports galants ont été pensés comme un contre-pouvoir aux mariages arrangés, soit pour anticiper ce que pourraient être les mariages d’amour, soit pour refuser tout type de mariage et privilégier des rapports qui soient fondés sur la tendresse.
Dans le libelle, j’essaie de tisser des filiations entre certains essais féministes actuels et les aspirations galantes d’autrefois pour tenter de comprendre pourquoi et comment persistent certaines revendications. En dépit des avancées technologiques, juridiques et institutionnelles, les mœurs évoluent très lentement. Les préjugés demeurent et alimentent les violences comme les injustices. Ce qui me frappe en 2024, c’est que nous continuons d’interroger et de décortiquer les conditions de possibilité de la « civilité sexuelle » (Irène Théry), de la « Conversation des Sexes » (Manon Garcia), du mythe de l’allumeuse (Christine Van Geen), des bienfaits et de la vie heureuse que prodigue le célibat, voire l’abstinence sexuelle (Ovidie, Marie Koch), ou des façons de démocratiser « le droit au sexe » (Amia Srinivasan). L’essai récent de Dominique Lagorgette sur l’histoire du mot « pute » montre comment un adjectif, qui à l’origine désigne la saleté, va s’édifier en stigmate de genre, ce qui pose des questions d’ordre lexicographique bien sûr, mais aussi culturel. Cela permet de comprendre comment se construit à travers les siècles la domination sexuelle des femmes et comment s’affine leur exploitation, leur instrumentalisation, leurs représentations malgré les couches successives de vernis culturels.
Il me semble qu’en renouant avec la dimension politique de la galanterie, on ne retrouve pas simplement un héritage manqué, mais on comprend aussi les rouages pervers d’une société qui affaiblit des raisonnements ou aplanit des objets complexes pour servir une idéologie discriminante. De nos jours, on oppose les féministes d’avant « raisonnables » au « néo-féministes » hystériques, pour nous faire croire que certains de nos acquis l’ont été sans heurts et sans combats. Au lieu d’opposer les gentilles aux méchantes, l’histoire littéraire nous dévoile un autre grand récit oublié, notamment que si les femmes de lettres, tout comme les hommes, prirent la plume, ce n’était ni pour écrire des histoires à dormir debout, ni des contes à l’eau de rose, mais pour élaborer des espaces fictionnels dans lesquels ils et elles pouvaient trouver les moyens de remettre en question les inégalités de genres et la violence institutionnelle. Scudéry ou Racine offrent d’autres représentations amoureuses idéalisées (Aronce et Clélie) et broyées, bien que fondées sur la réciprocité et le partage (Hippolyte et Aricie).
De ces histoires de l’ancien temps, il me semble que certains vestiges de la galanterie comme petits soins, régimes d’égards et avis éclairés pourraient être employés pour nourrir nos conversations, cultiver nos rapports humains autrement et donner à l’autre du temps et une qualité d’écoute dont nous sommes souvent dépourvus aujourd’hui.
Jennifer Tamas, Peut-on encore être galant ?, Le Seuil, "Libelle", septembre 2024, 72 pages, 4,90 euros