Bouleversant aussi bien que splendide : le dernier récit de Julia Deck, Ann d’Angleterre qui paraît au Seuil ne s’impose pas uniquement comme l’un des plus remarquables de cette rentrée. C’est aussi le plus beau livre de son autrice qui, ici, délaissant les terres pourtant riches de sa production romanesque, s’aventure dans le jeu autobiographique. Contant l’histoire de sa mère frappée d’un accident cérébral, Deck dévoile un récit dans lequel, sont notamment scrutées avec patience les relations si complexes entre une mère et sa fille. Autant de raisons pour Collateral de partir à la rencontre de Julia Deck autour de de ce récit explicitement placé sous le signe de la vérité.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide et si beau nouveau récit, Ann d’Angleterre, qui vient de paraître au Seuil. Comment est née votre décision d’écrire sur l’accident cérébral qui a frappé Ann, votre mère, un jour de 2022 à son domicile, cristallisant une crainte sourde et tenace ? Comment s’est imposée à vous cette nécessité d’en passer par l’autobiographique, vous dont le travail a été jusqu’ici, de Viviane Élisabeth Fauville jusqu’à Monument national, en passant par Le Triangle d’hiver, tourné vers l’écriture romanesque ?
Ce livre est né du sentiment d’un double scandale. Un scandale personnel, d’abord, car quoi de plus scandaleux que la disparition d’une mère. Puis, quand la mort n’est pas advenue, le pronostic médical se révélant erroné, le scandale de notre système de santé. Bien sûr, je savais l’hôpital en mauvais état. Mais je n’imaginais pas qu’il avait atteint ce stade de dénuement dans certains services. La question, c’était : que faire avec le désastre ? Très vite, la volonté d’un livre s’est imposée, aussi parce qu’à ce moment la relation avec ma mère était très vive, dans le quotidien et à travers la littérature. Nous échangions énormément sur nos lectures, le métier d’écrire. Mais notre relation était aussi pleine de difficultés, de non-dits, d’interrogations. Donc j’ai entrepris ce récit qui noue deux fils, un parcours de convalescence et un parcours de vie commune, à la recherche d’une résolution dans les deux. C’est la situation qui m’a conduite à une sorte de transgression dans l’écriture. Jusque-là, en effet, je m’étais refusée à utiliser le matériel autobiographique. Il y avait un tel interdit, cela ressemblait à un désir refoulé. Soudain je me suis dit : et si j’essayais. Si je tentais de composer un livre à la manière des précédents, mais où tout serait vrai.
Loin d’être uniquement autobiographique, Ann d’Angleterre prolonge votre interrogation sur les formes de récit puisque y est scruté le roman de la filiation. Se construit un récit surprenant de puissance qui ne cesse d’interroger la question de l’identité. Car le roman est tramé par un double motif : l’opacité, tout d’abord, qui va devenir, à mesure que le récit avance, de plus en plus opaque. Derrière les questions « Qui est Ann, la mère ? Que représente à ses yeux, Julia, sa fille ? » vient se dire une histoire trouble, celle d’« une lignée où les pièces s’emboîtent mal ». En quoi s’agissait-il ainsi d’interroger le roman familial, mais depuis ce qui, précisément, pose question en lui, à savoir le secret de famille ? Venir à bout de cette opacité transforme-t-elle, selon vous, votre geste d’écriture, en lui offrant une dimension existentielle et cathartique encore plus forte que dans vos précédents textes ?
Avec ce livre, j’ai compris une chose peut-être évidente, c’est que le roman est un mode d’interprétation du monde, avant même l’écriture. Je me trouve confrontée à un événement catastrophique pour ma mère et pour moi, ma mère avec qui je partage cinquante ans d’histoire, sur qui je sais tout ou presque, et qui pourtant me reste une parfaite inconnue. Si je veux produire du sens avec tout ça, je dois relier les points, tisser un fil en faisant des sauts dans le vide, des conjectures sur ce qui m’échappe. Et, au passage, je sélectionne de façon plus ou moins consciente parmi mes souvenirs. Donc, dès que je commence à raconter nos vies, j’entre dans le roman, même si je n’invente rien. La famille, on pense que c’est un ensemble de données – voici ma mère, ma grand-mère, ma tante, ma cousine... Mais c’est surtout ce qu’on se raconte sur sa généalogie. Et parfois les versions varient sensiblement de l’une à l’autre. Unetelle pensera qu’on lui a caché quelque chose, et l’autre estimera qu’elle s’est contentée de ne rien dire, ou elle a oublié l’essentiel pour avancer, ou elle a semé des fausses pistes. Et ce sera vécu par la première comme une trahison alors que, pour la seconde, cela représentait une opération de survie. Finalement, je n’aime pas trop le mot « secret », qui présume l’existence d’un fait objectif camouflé par préméditation. Les choses sont beaucoup plus troubles ou fluides. Et, dans tout ça, le roman possède une fonction ordonnatrice. Il contient le chaos, il crée du sens, il produit de l’identité.
Ici la relation mère-fille répond à une autre interrogation : le dédoublement. Roman sur la quête d’identité, Ann d’Angleterre fait l’expérience d’un constant dédoublement, d’un trouble dans l’identité où chacune s’offre comme un être de fuite, de faux-semblants, à commencer par le personnage de la mère. Ce dédoublement, sinon cette question même du double, hante l’intégralité du récit de trois façons : ontologiquement, en parlant de soi, Julia, à la troisième personne ; linguistiquement, avec le bilinguisme qui traverse l’existence de la mère et de la fille ; formellement, avec ce récit alternant épisodes terribles qui suivent l’AVC de la mère et étapes de sa jeunesse, comme un roman d’éducation. Est-ce que cette question du dédoublement vous est apparue centrale lorsque vous écriviez Ann d’Angleterre ?
Il me semble qu’il y a forcément un dédoublement quand on parle de soi ou des siens dans le passé. Ma mère, aujourd’hui, est et n’est pas la petite fille qui a grandi en Angleterre sous les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Elle est et n’est pas la jeune fille qui a fait ses études à Manchester pendant la Reconstruction, la jeune femme qui a vécu la Nouvelle Vague à Paris, la Dolce Vita à Rome, la femme qui, à son tour, a donné naissance à une petite fille dans l’effervescence des années 1970. Quant à moi, je suis et je ne suis pas ce bébé né la veille de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. À ce titre, je pourrais reprendre la première phrase du Messager, le film de Joseph Losey : « Le passé est un pays étranger : ils y font les choses autrement. » À mesure que nous avançons, l’enfant que nous étions devient un étranger. C’est pour ça que, dans le livre, j’alterne entre les pronoms « je » et « elle » pour me désigner, selon que je parle du présent ou du passé. Mais cela répond aussi à la nécessité de faire de moi un personnage dans la vie de ma mère, qui débarque quand elle a déjà trente-sept ans et une vie derrière elle. Dans la première version du texte, je me désignais toujours à la première personne. Mais j’ai vu que je faisais fausse route car, à partir du chapitre où j’évoque ma naissance, soudain je me livrais à toute sorte d’interprétations inutiles. Or le récit devait être conduit du point de vue d’Ann de bout en bout. Bon, au début, j’avais un peu d’hésitation à parler de moi à la troisième personne, je me disais que c’était mégalomane. Puis j’ai trouvé que ça mettait la bonne distance. Tout d’un coup, je voyais les choses de sa perspective à elle. Et cela me procurait une légèreté, cela me sortait du registre de ressentiment-culpabilité qu’on entretient facilement avec son enfance. C’est presque un exercice que je recommanderais à tout le monde.
Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture d’Ann d’Angleterre, c’est combien, au cœur de cette autobiographie, la littérature de fiction ne cesse d’être présente et y occupe, peut-être plus encore que dans vos précédents textes, une place centrale. En effet, si le mot « bibliothèque », library, est le premier prononcé par la mère après son accident, il innerve l’ensemble de l’écriture. Car la littérature forme le nœud existentiel qui unit la mère et sa famille : tout d’abord, la fille qui devient romancière ne perçoit pas combien la passion de sa mère pour la littérature l’invite à fonder sa vie même sur un art de la fiction, du mensonge concerté. Inventer des histoires n’est pas que l’art de la romancière : il appartient aussi à la mère, comme si la littérature débordait du livre, observait une fonction pratique que vous définissez ainsi : « La vie et la littérature s’informent l’une l’autre. Ce n’est pas un choix mais une évidence. » Finalement, est-ce que ne s’opère pas dans Ann d’Angleterre un retournement même de la notion d’« autofiction », évoquée au début du récit, qui n’aurait pas lieu dans les livres mais dans l’existence devenue fiction ?
C’est vrai, j’ai parfaitement accompli la vocation suggérée par ma mère à mon insu. D’ailleurs, j’ai la sensation d’avoir été vraiment reconnue par elle au moment où j’ai publié mon premier livre. J’ai signé le contrat d’édition à trente-sept ans : là aussi, il y avait une forme de naissance. En tout cas, le roman, c’était d’abord son domaine à elle. Elle avait beaucoup lu, et elle avait la faculté de transformer les épisodes du quotidien en récit épique, ça me fascinait. Mais elle refusait catégoriquement d’écrire. Là, c’était à moi de faire. Dans ce domaine, il n’y avait pas de limite à son désir ni à sa fierté. Donc j’avais besoin de trouver un surmoi ailleurs. Vers vingt-cinq ans, j’ai été très marquée par l’autobiographie de Doris Lessing, sur laquelle j’étais tombée par hasard. Je m’y suis replongée récemment et me suis beaucoup appuyée dessus pour trouver mon fil. Elle aussi découvre son pays, l’Angleterre, comme une terre étrangère, parce qu’elle a grandi loin. Surtout, elle situe son regard dans les périodes successives qu’elle traverse. Au cours du siècle dernier, la place des femmes a beaucoup plus évolué que celle des hommes, et cela ne se résume pas à la question féministe. Bien sûr, il y a la question de l’égalité de droits. Mais il y a aussi celle, beaucoup plus complexe, du positionnement des femmes vis-à-vis d’elles-mêmes. Je revendique mes droits à juste titre, mais est-ce que je pense intrinsèquement les mériter ? Est-ce que je suis prête à occuper la place ? Comment est-ce que je me situe dans l’amour hétérosexuel ? Dans quel rapport de forces, de dépendance ? Et finalement ça rejoint votre dernière question. Il n’y a pas de frontière étanche entre une personne et l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Elles s’influencent l’une l’autre dans un jeu de miroirs constant. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des choses qui sont avérées et d’autres qui ne le sont pas. Mais le pouvoir de représentation opère sans cesse pour les transformer. Donc, à savoir si la fiction serait la vraie vie et la vraie vie, une fiction, eh bien oui, en un sens, on pourrait dire ça.
Dans Ann d’Angleterre, cette écriture du roman filial opère une véritable révolution dans la manière dont vous concevez l’écriture elle-même. Ainsi placez-vous, de manière nouvelle et affirmée, ce récit sous le signe pour le moins inattendu de la « VÉRITÉ », affirmant d’emblée : « Depuis quelque temps, je caresse l’idée d’un récit où je pourrais enfin dire LA VÉRITE. » Vous précisez significativement : « Comme si cette vérité ne logeait pas dans les romans et que l’autobiographie permettait de l’affronter toute nue au lieu d’en passer par des détours. » Cette question de la vérité ne cesse de se poser, ouvrant ainsi à une double question. Tout d’abord : convoquant Maggie Nelson aux premières pages de votre récit, concevez-vous Ann d’Angleterre comme une semblable recherche sous la forme d’une « enquête poétique » ? Ensuite, on est frappé dans votre récit par la puissance de révélation, qui fait voie chez la narratrice aux sentiments les plus exacts et enfouis qu’elle éprouve pour sa mère. Convoquant au cœur du récit l’ombre de Thomas Bernhard, diriez-vous qu’Ann d’Angleterre se livre, comme a pu le faire l’écrivain autrichien, à une recherche de vérité dans la formulation même, dans le dire ?
C’est intéressant ce mot, vérité. Il y a un roman de Jean-Philippe Toussaint qui s’appelle La Vérité sur Marie et qui dit surtout la vérité sur le narrateur, ou plutôt la vérité sur son rapport à Marie, c’est-à-dire à un personnage qui est aussi une projection de lui-même. La vérité, ça ne peut pas aller plus loin. La vérité, c’est la concordance entre la réalité et ce que j’en dis, et cela se produit en fin de compte assez rarement. La plupart du temps, on négocie avec soi-même et avec les autres. On s’arrange avec le malentendu, c’est comme ça que les choses avancent. Oh je vois bien qu’on pourrait m’objecter une espèce de relativisme artistique, quand la rationalité se situerait plutôt du côté de la science, des choses quantifiables. Mais moi j’objecterai que le roman peut parfaitement se trouver du côté de la science ou de la gestion administrative. Par exemple, si le pronostic médical s’appuie uniquement sur la statistique, sans prendre en compte les caractéristiques individuelles de la patiente, ou si on ampute le financement de l’hôpital pour équilibrer le budget de l’État, ce sont la médecine et la politique qui sont dans le fantasme, la fiction pure. Elles modélisent la réalité au point de la perdre de vue, et ça, ça ne peut pas fonctionner. Donc, pour en revenir à votre question, il me semble qu’il y a en effet dans le livre une quête de la vérité et que je la trouve à la fin, lorsque je réalise que la question était mal posée. C’est par l’enquête littéraire que les choses se transforment, de manière effective. La résolution advient quand les mots s’ajustent enfin aux événements.
Corollaire à l’interrogation précédente et boucle vertigineuse d’identités multiples qui rappelle Viviane Élisabeth Fauville, Ann d’Angleterre ne serait-il pas, plus qu’une autofiction, un récit qui revient sur vos précédents romans ? En effet, vous ne cessez de dire combien chacun de vos récits se révèle prophétique d’épisodes que vous vivrez plus tard. Comme si, par anticipation, votre vie s’y disait déjà par le truchement de la fiction. Est-ce qu’Ann d’Angleterre n’est finalement pas votre premier roman, celui qui dévoile que tout jusqu’ici n’a été qu’autofiction ?
Disons que ça illustre ce que nous venons d’évoquer. Oui, par moments, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus d’autobiographie dans mes précédents livres que dans celui-ci. Et oui, a posteriori je lis toute sorte de signes prémonitoires dans mes romans, mais c’est aussi parce que je choisis de les voir et, parfois, d’agir en conséquence. En fait, je m’intéresse de plus en plus à la magie. Pas aux phénomènes paranormaux, mais à la croyance qui produit des mouvements tangibles dans le réel. Bon, c’est peut-être un peu confus. J’ai sans doute besoin d’un nouveau roman pour préciser ma pensée.
Ma dernière question voudrait porter sur l’indéniable dimension sociale et politique de votre récit. Après l’accident de votre mère, vous faites l’expérience concrète de la destruction du système de santé en France, dénonçant ainsi sans détour une crise du système hospitalier. Diriez-vous ainsi, que dans le sillage de vos deux derniers romans, Propriété privée et Monument national, ce texte peut être considéré comme un roman politique ?
Je me permettrai de vous répondre en paraphrasant Jean-Luc Godard, qui disait qu’il ne fallait pas faire des films politiques, mais faire des films politiquement. Je ne crois pas qu’il y ait de discours politique dans ce livre. Par contre, j’ai la sensation qu’il est parfois inconfortable, qu’il déplace, comme les événements m’ont déplacée, et même éjectée de certaines convictions. À commencer par la question privée. Faire du vieillissement une question privée, pour je ne sais quel motif de bienséance, c’est consentir à l’atomisation sociale, qui transforme l’évolution naturelle de l’être humain en un marché où chacun s’en sort comme il peut, au prorata de ses moyens financiers. La relégation du dernier âge de la vie – qui, par parenthèse, peut durer dix, vingt, trente ans... – à l’obscurité, c’est le retour de bâton assuré, une infinité de désastres individuels qui aboutissent à un désastre collectif. Or, ce dont je me suis aperçue de manière très concrète avec cette expérience, c’est qu’on peut aussi refuser, ne pas céder à la pression. On vous dit que les choses sont ainsi, qu’il n’y a rien à faire, mais c’est déjà une interprétation et moi je la conteste, je pense qu’on peut toujours quelque chose à condition de pouvoir l’exprimer, de s’appuyer sur le langage. Bien sûr, ça ne change pas fondamentalement la situation, mais ça l’infléchit très certainement.
Julia Deck, Ann d’Angleterre, Le Seuil, août 2024, 256 pages, 20 euros