Aristote est peut-être le « vampire » du théâtre occidental, mais que ferions-nous sans sa Poétique ? Le Sur Racine de Barthes était peut-être une « imposture » (d’après Picard) mais est-il possible de lire et relire Bérénice sans discuter l’affirmation : « C’est Bérénice qui désire Titus. Titus n’est lié à Bérénice que par l’habitude » ? Comment penser la « flânerie » en dehors de Benjamin ? Peut-on réfléchir au corps de l’écriture sans le Rire de la Méduse ? Et concevons-nous encore la littérature sans littérarité ? Tout ceci relève du théorique, de la théorie littéraire conçue comme le grand art du discours littéraire. Des milliers d’années après les réflexions aristotéliciennes sur la tragédie grecque, le XXe siècle offre un grand moment de ferveur théorique (v. les synthèses de J. Culler, A. Compagnon, V. Kaufmann, C. Burgelin, F. Coste). La théorie française notamment, vit une aventure extraordinaire dans les années 1960-1970 avec la naissance et l'illustration de diverses écoles de pensée : structuralisme, sémiotique, linguistique, déconstruction, Nouveau Roman, textanalyse, psychanalyse, poétique… donnant lieu à des prises de positions passionnées et passionnantes. Pour beaucoup, comme l’écrit J. Culler, la théorie est « une liste de noms propres, français et étrangers ». Pour ma part, je pourrais lister quelques-uns de mes fétiches qui m’ont accompagnée dans mes études (je ne peux oublier mon professeur fétiche à Villetaneuse, Philippe Lejeune, dont le Pacte autobiographique m’a marquée à vie), dans mon enseignement, dans mon expérience d’autrice : Aristote toujours, puis Jakobson, Cixous, Kristeva, Butler, Genette, Barthes, Todorov, Sarraute, Irigaray, Wittig…
Jamais je n’ai pensé que la théorie littéraire pouvait réduire le texte à un seul objet langagier coupé de la réalité. Le débat autour de l’autonomie de la littérature m’a enthousiasmée même a postériori, sans que je ne cesse de croire à la fonction sociale et politique du texte littéraire. Mallarmé n’a commis aucune faute — pour reprendre en l’inversant le beau titre de V. Kaufmann sur l’aventure de la théorie littéraire — qui puisse expliquer la crise ou le déclin de la littérature en ces années de bouillonnements théorique. Le refrain d’une chanson italienne : « non c’è sesso senza amore » vaut pour la théorie : il n’y a pas de texte sans amour du texte. Le texte est une expérience totale, une expérience poétique, théorique et politique.
En revanche, là où le théorique pose problème, c’est quand il s’érige en discours d’autorité. Je pense comme Duras et les féministes des années 1970 que le théorique a souvent bâillonnée l’expression féminine parce qu’il est lié à une prise de parole de pouvoir, visant à occuper la place de la scène culturelle. On a un très bel exemple sous les yeux aujourd’hui avec Jean Narboni qui s’affiche tel le maître à penser du cinéma d’auteur défendant sa chapelle. Il n’a qu’un but : sur-mythifier la parole masculine, écraser publiquement la parole de Judith Godrèche et silencier ainsi la culture du viol dans le cinéma. Duras dénonçait le même procédé de domination théorique autoritaire lorsqu’elle s’en prenait à Lacan et à son hommage du Ravissement de Lol V. Stein. Flattée certes d’un tel hommage, elle relevait cependant les mots employés par le psychanalyste et faisait remarquer à Xavière Gauthier « C’est un mot d’homme, de maître. C’est quand même un mot d’homme de pouvoir, c’est évident. La référence, c’est lui. « Ce que j’enseigne », elle, cette petite bonne femme, elle le sait[1] » « L’activité́ théorisante de l’homme [est] réductrice, castratrice » (Marguerite Duras à Montréal, 1981, p. 61, 69) disait-elle, et d’afficher sa préférence pour l’écriture littéraire et la pure création. Elle blâmait aussi le « terrorisme » idéologique de Robbe-Grillet et de Ricardou, le premier s’y reconnaissant toutefois, amusé (« Dans ce terrorisme, il y a une chose très particulière : c’est que je l’aime », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui I, 1972, 249.).
Les féministes qui en ces années théorisent leur mouvement naissant, réfléchissent donc aux discours qu’elles doivent emprunter pour se rendre visibles. Philosophie, psychanalyse, marxisme ? Doivent-elles pratiquer la révolution en s’associant aux théories proférées pour la majorité par des voix masculines et perpétuer « fidèlement », se demandait Benoîte Groult, les vielles idées qui ont toujours opprimé les femmes ? Selon Cixous comme pour Duras, le théorique est douteux : « créer à l’écart du théorique » est pour l’autrice qui émancipe Méduse, le grand défi de « l’écriture féminine ». Cependant, l’une et l’autre se sont mêlées de théorie, Duras en l’inscrivant à même son œuvre qui, dans sa production protéiforme, a intégré les problématiques théoriques de ses contemporains (mort de l’auteur, place du lecteur dans l’œuvre, autonomie de l’espace littéraire, réflexivité, décadence du personnage romanesque…) ; Cixous en écrivant des textes qui fonctionnent à force de conceptualisations poético-théoriques brillantes. A cette époque, une autre écrivaine fera de même, Nathalie Sarraute, autrice par ailleurs de puissantes gloses sur la modernité romanesque recueillies dans L’Ère du soupçon. Dans la conférence prononcée au colloque de Cerisy en 1971, Ce que je cherche à faire, elle propose le langage poétique pour la réflexion théorique contre le jargon scientifique d’usage à cette époque. Refusant d’emprunter le discours théorique ambiant, elle récusait, sans le verbaliser ainsi, la parole de la masculinité dominante. Ce discours même que son amie Monique Wittig dénonce lors d’une conférence de 1978, The Straight Mind, et qui empêche de réfléchir et d’agir parce qu’il inscrit dans les imaginaires sociaux « un ensemble de mythes hétérosexuels » et mâles (La Pensée straight, 2001, 76) telle une puissance naturelle. Écrivaine et théoricienne de la littérature, elle prônera l’union de deux forces, pratique littéraire et théorie. La réflexion doit porter sur la matérialité des mots et des vies à travers un point de vue situé, selon Wittig, qui sert telle une « machine de guerre » dans le but de « démolir les vielles formes et les règles conventionnelles. […] Et plus ce cheval de Troie apparaît étrange, non-conformiste, inassimilable, écrit-elle, plus il lui faut de temps pour être accepté. En fin de compte il est adopté, et par la suite il fonctionne comme une mine » (« Le Cheval de Troie », in La Pensée straight, 123, 124).
La théorie sublime la force du littéraire. Car la théorie questionne, bouscule, rend problématique un sujet, elle engage à une lecture de la littérature avec un œil clinique qui partage le sensible. Elle ne peut s’ériger en « science » parce qu’elle « ne vit que d’inquiétude » écrit Henri Meschonnic (La Rime et la vie, 1989, 129) et c’est en cela qu’elle tient du poétique. Fortes de cette inquiétude, les féministes ont continué à produire du discours : littéraire, artistique, philosophique, politique, qui a fait exister le sujet et continue de le faire exister à travers un foisonnement de propositions nouvelles se déclinant par qualificatifs : matérialiste, universaliste, intersectionnel, décolonial, queer, afro-féminisme, écoféminisme... Eléonore Lépinard offre une excellente réflexion sur ces ramifications qui, suscitant parfois la crise du sujet, se révèlent comme des « pratiques d’égalité et de désordre » nécessaires, constituant dans l’ensemble une véritable « puissance de contestation des ordres institués. » (Féminisme, 2024, 106). On entend poindre la force de démolition appelée par Wittig.
Bref, « toute théorie peut être jasée », (La Graph, Sorcières, 1978). Et tant que le discours reste subversif, il y a moyen de théoriser.
Pour son dossier de la semaine, Collateral a proposé un questionnaire à des personnalités littéraires que nous partageons, avec nos lectures conjointes, pendant deux semaines.
Notes
[1] Lacan écrit : « Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. » Jacques, Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein, in Cahiers Renaud Barrault, décembre 1965, no 52, p. 9.
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