Les éditions du sous-sol poursuivent la traduction en français de l’œuvre de l'autrice Maggie Nelson avec la parution simultanée de Quelque chose de brillant avec des trous, et, en collection de poche, de Bleuets. Deux textes dont les fils tissés ne cessent de s'entrecroiser : Quelque chose de brillant avec des trous, ensemble de poèmes traçant les contours d'un monde désolé, étant paru initialement en 2007 alors que l'écriture de Bleuets, vagabondage autour de la couleur bleue, commençait à prendre forme, la couleur bleue devenant alors de plus en plus insistante dans l'écriture de Maggie Nelson. Bleuets paraît pour la première fois deux ans plus tard, en 2009.
Bleuets, réédité en poche avec la traduction de Céline Leroy, est la compilation de 240 pensées sur la couleur bleue, sans ordre véritable, sans hiérarchie, ensemble de fragments, parfois très brefs, portant la marque d'un auteur et premièrement de Goethe dont le Traité des couleurs est , selon Maggie Nelson, un des points de départ de l'écriture. Maggie Nelson est, dit-elle, tombée amoureuse de la couleur bleue ; le bleu devenant alors pour elle comme autant de fragments des signes du divin, autant de présences de la mort, autant de raisons de vivre et aussi d'aimer. Et dans cette nébuleuse bleue, quelque chose comme les souvenirs d'une sexualité réelle ou fantasmée, sa possibilité, le noyau d'un cosmos entier, un jaillissement, quelque chose bleu.
« 171. Commencer à collecter des « fragments d'un bleu dense » pourrait faire croire qu'on paye tribut au bleu plus vaste d'où ces fragments ont été tirés. Mais un bouquet n'est pas un hommage au buisson. Avec les années, j'ai amassé un nombre incalculable de cailloux bleus, d'éclats de verre bleu, de billes bleues, de photos bleues piétinées et décollées de trottoirs, de gravats bleus, et même si je ne me souviens pas d'où viennent la plupart d'entre eux, cela ne m'empêche pas de les aimer. »
Pour Maggie Nelson, invariablement, le bleu est un abîme et une élévation, l'infiniment petit et l'objet de plus haute vertu, le plus trivial et l'essence d'une philosophie de la cité. Bleuets explore l'infini dans une couleur ou sa pérégrination, faite d'approches prudentes ou franches, de renvois et de rejets. Jusqu'à ce qu'au fil des pages et de notre lecture un bleu immense inonde le monde, ou comment ne plus percevoir le vivant et le mort qu'à travers un filtre bleu.
D'une très grande densité, Bleuets est un essai poétique qui mène fragments après fragments à une sorte de vertige et trace un chemin inédit qui relie entre autres Sei Shônagon à W.G. Sebald, Léonard Cohen à Marguerite Duras, mais où plus encore semble planer l'ombre de Novalis et des nombreux fragments du Brouillon général. Alors que Novalis tente de rendre compte depuis une mine de sel en Prusse,et affaibli par la phtisie, de la réalité tout à la fois chimique, mathématique et poétique du monde, Maggie Nelson en appelle à une autre mine, le Sar-e-Sang, cette célèbre mine d'Afghanistan utilisée depuis l'Antiquité pour y extraire le précieux lapis-lazuli. À moins qu'il n'y ait depuis toujours tromperie sur la marchandise : « dès le départ sa préciosité est née d'une sorte de malentendu : les peuples anciens croyaient que les veines scintillantes du lapis-lazuli étaient de l'or alors qu'il s'agit de pyrite de fer : « l'or du sot » ».
D'une forme tout à fait différente est le recueil Quelque chose de brillant avec des trous, qui paraît, dans une traduction là aussi de Céline Leroy, avec une couverture jaune, largement trouée et laissant apparaître la marque d'un grand vide. Jaune en effet est la couleur primaire première de ce recueil de poèmes, pour la plupart composés de distiques et de tercets, avant que la couleur bleue ne contamine progressivement l'écriture et commence à se répandre inexorablement dans la troisième et dernière partie.
Jaune est d'abord une couleur de ce canal pollué de New York qu'arpente la première série de poèmes : Les Journaux du canal. Dans ces terres désolées apparaissent quelques présences étranges qui chacune à leur façon semblent guetter l'apparition de signes de vie. L'attente se construit autour d'un manque et d'une absence : il y a un absent dont il manque aussi des signes de vie et tout le reste est ce grand vide qui nous happe déjà dès la couverture.
« Le sel, le miroitement
Me passant de l'huile sur la hanche
Pour tenter de me soulager
Je me suis jetée sur l'endroit
Que je croyais humide
Un ferry Seastreak
Traçait son chemin vers la ville
C'est ça, ma vie, en ce moment
Totalement déchiquetée par la magie
Insérer lyrisme plus tard »
Pourtant cette attente est aussi une libération, à condition de traverser le pont, de franchir la distance, de rejoindre le monde. C'est, pour Maggie Nelson, cette toujours double nature des choses dont le pharmakon est l'emblème qui guide l'écriture et le sens à donner aux situations, avec laquelle il faut frayer pour trouver ce passage qui mène de l'autre côté. Alors ce sont d'autres journaux de la désolation qui suivent, fragiles, et d'autres épreuves, à la recherche toujours de ce qui fait vivre. Ces fragments de vie, il faut tenter déjà de les faire grandir au chevet d'une amie accidentée dont le corps ne répond plus. Corps-machine et visage mi-humain mi-mécanique désignent la brutalité d'un monde dont on espère encore le désir, et en appelle déjà au vaisseau Argo qui deviendra pour Maggie Nelson le nœud du texte à venir.
« Tu me demandes si nous avons baisé, je dis que oui
Et tu es heureuse, et j'aime la façon dont le mot baiser
Sort de ta bouche embrochée, comme si le désir était impossible à
Éteindre, tué ou ruiné par la torture, comme si baiser finirait toujours
Par surgir d'une forêt de métal »
Journaux de deuil et d'amour, la troisième partie du recueil dont le titre donne le nom à l'ensemble est une exploration intérieure des motifs de la perte et de la solitude, sur les possibilités de libération qu'elles offrent aussi. Maggie Nelson s'ouvre alors davantage à un monde où le vivant commence à foisonner, quitte à être aussi souvent en même temps présences de mort.
« Nous avons une lumière en partage
Cela s'appelle la mort
Dans la vie »
Écrit comme à l'orée de la forêt de signes de Bleuets, Quelque chose de brillant avec des trous dessine justement avec fragilité cet état de limites en explorant les confins des situations et des identités. Pour Maggie Nelson, ces deux ouvrages qui paraissent permettent de renouer avec la généalogie d'une œuvre, devenue largement diffusée depuis le succès des Argonautes, paru en France en 2018, et dont la puissance critique ne cesse de troubler la douce certitude des hiérarchies et des classifications.
Maggie Nelson, Bleuets, traduction de Céline Leroy, éditions du sous-sol, mars 2024, 96 pages, 8,50 euros
Maggie Nelson, Quelque chose de brillant avec des trous, traduction de Céline Leroy, éditions du sous-sol, mars 2024, 112 pages, 17 euros
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