Agnès Riva : “Tant que la politique de la ville et la politique resteront l’affaire des hommes, les femmes auront du mal à y imposer leur vision” (Un autre ailleurs)
- Johan Faerber
- il y a 2 jours
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Une très belle réussite : telle est la pensée qui vient cueillir après avoir lu le troisième roman d’Agnès Riva, Un autre ailleurs qui vient de paraître à L’Arbalète. Après deux excellents romans remarqués, Géographie d’un adultère et Ville Nouvelle, Agnès Riva revient pour explorer l’espace du sensible des villes nouvelles, des quartiers en construction et des utopies urbaines en bordure de la capitale à travers l’histoire de Gilles. Comment habiter et penser l’espace ? Telle est la question centrale qui se tisse au coeur d’un roman singulier et puissant. Autant de questions que Collateral est parti poser à la romancière le temps d’un entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau nouveau roman, Un autre ailleurs qui vient de paraître à L’Arbalète. Comment vous est venu le souhait d’écrire l’histoire de Gilles, un tout jeune homme qui, au début des années 1970, s’installe dans la ville nouvelle de Créteil, immédiatement “intrigué par un nouveau chantier”, ne cessant dès lors d’évoquer “cette sensation de liberté et d’espace, qui l’avait saisi en arrivant à Créteil” ? S’agissait-il pour vous, loin de Paris qui, selon Gilles, est “complètement has been”, de donner une suite à votre précédent roman, Ville nouvelle à la manière d’un diptyque géographiquement situable : si Ville nouvelle explorait la banlieue Ouest avec Nanterre, Un autre ailleurs explore avec Créteil la banlieue Est ? Est-ce ainsi qu’on peut entendre votre titre, Un autre ailleurs, comme une réponse autre à l’ailleurs que représentait déjà Nanterre dans Ville nouvelle ? Enfin, comment avez-vous travaillé sur la ville cette fois : partez-vous de lectures sur l’architecture urbaine ou l’avez-vous nourri de vos expériences propres ?
Le sujet d’Un autre ailleurs m’est venu par des chemins détournés. Un été, alors que je traversais un village du Tarn, j’ai souhaité retrouver la trace d’amis de mes parents qui y avaient fondé une communauté dans les années 70. De cette expérience humaine très riche, restait la chèvrerie reconvertie en théâtre, ainsi que le témoignage de ses anciens membres. L’un d’eux se trouvait avoir vécu dans le Nouveau Créteil et y avoir travaillé. Bien que son logement ait été neuf et pas cher et son boulot de professeur intéressant, il avait finalement choisi de partir avec d’autres à la campagne pour faire de l’élevage.
Ainsi, dans cette ville qui était déjà un projet en soi, un nouveau projet avait pu être conçu. L’idée m’a semblé intéressante. Me voilà revenue en pensée vers la ville de Créteil, qui avait déjà été le cadre de Ville Nouvelle et avec laquelle j’entretiens depuis toujours une relation forte : je suis née la même année que la construction du Nouveau Créteil et mon père, en même temps qu’il y réalisait un investissement locatif, misait aussi sur mon avenir : « Elle ira là-bas plus tard pour faire ses études » avait-il décrété.
Il m’a alors semblé urgent de « voir » à quoi la nouvelle ville pouvait ressembler au moment de sa création. Une ambiance particulière y régnait-elle ? Comment les habitantes et les habitants de l’ancien Créteil vivaient-ils sa construction ? Les nouveaux venus avaient-ils conscience de vivre une aventure ?
La période de l’enquête proprement dite pouvait commencer, faite de flâneries à travers les différents groupes d’immeubles, avec un regard neuf, et de rencontres avec les cristoliennes et les cristoliens qui avaient été témoins de ces transformations.
Pour en venir au coeur d’Un autre ailleurs, votre récit propose ainsi de raconter l’histoire de Gilles en la liant absolument à son inscription dans l’espace et notamment à la constitution du tissu urbain de la ville nouvelle. Car la vie de Gilles se trouve être celle des “aventuriers de l’époque” comme vous les désignez d’emblée : ainsi lesdits aventuriers se trouvent-ils d’emblée au carrefour de deux visions de la ville comme deux visions du destin qui s’exprimaient déjà dans votre Ville nouvelle. De fait, à l’image des logements modernes eux-mêmes dont vous écrivez “jouissaient tous d’une double orientation”, Gilles se trouve pris dans un dilemme constant entre une vision pratique : est-ce que cette ville nouvelle est vivable ? Et si oui, comment ? Et une vision utopique : est-ce que cette ville nouvelle est l’avenir ? Et si oui, est-elle ce nouveau Paradis, ce “décor virginal” où Gilles et Aline, sa presque promise, formeraient les nouveaux Adam et Eve ?
Gilles a en effet une vision tout à fait utopique de la ville qui se heurte sans cesse à une réalité plus concrète, dont Aline se plait à lui rappeler les contraintes. A propos des enfants jouant dans la cour de leur nouvelle école, il se pose même la question de savoir si le temps dans cette ville ne s’écoulerait pas pour eux différemment.
Sur ce point Un autre ailleurs est à mon avis à rapprocher de mon premier roman Géographie d’un adultère, où le personnage féminin est à la recherche de ce nouveau paradis que vous avez très justement évoqué, un espace idéal dans lequel elle jouirait d’une situation de toute puissance vis à vis à son amant.
Les expérimentations urbaines, villes nouvelles ou lotissements pavillonnaires, m’intéressent à cause des utopies qui les ont inspirées, mais aussi parce les territoires neufs et virginaux qu’elles créent, me permettent de mettre en scène ce fantasme de l’existence d’un ailleurs hautement désirable et encore inexploré.
Dans cette exploration de l’espace que propose Un autre ailleurs, ce qui ne manque pas également de frapper, c’est la manière dont la ville s’offre comme l’expansion du désir masculin : le désir féminin est toujours contraint dans l’espace. Qu’elle soit vieille ou nouvelle, la ville ne propose finalement aucun autre ailleurs car le pacte conjugal qu’elle autorise est systématiquement décevant pour les femmes qui se prennent à rêver d’être en couple comme Nathalie et Aline. Qu’elle soit vieille ou nouvelle, la ville n’offre aucune échappatoire aux femmes obligées de se cacher pour avorter. S’agissait-il ainsi pour vous de sonder dans Un autre ailleurs la ville comme un espace genré du désir et de l’existence ?
Vous avez raison de dire que le désir féminin est toujours contraint dans mes livres, que ce soit par les hommes ou par l’espace. Il finit par tendre vers un ailleurs ou par s’exprimer dans la clandestinité.
Cette idée de la ville comme un espace genré est intéressante je trouve, je ne l’avais pas forcément vue comme ça, mais on pourrait même ajouter que le Nouveau Créteil, avec son design ludique et ses passerelles conçues pour éviter aux enfants de traverser les routes, a peut-être été mieux pensé pour eux que pour les femmes.
Que la ville soit vieille ou nouvelle au fond, tant que la politique de la ville et la politique en général resteront majoritairement l’affaire des hommes, les femmes auront du mal à y imposer leur vision. C’est pourquoi j’ai voulu mettre l’accent dans le titre de mon roman sur le désir d’Aline, cet autre ailleurs que représentent pour moi son envie d’évasion et son projet de vie alternatif.
Ce qui caractérise votre travail depuis Géographie d’un adultère et plus encore depuis Ville nouvelle, c’est sans doute combien la ville nouvelle formule aussi la possibilité d’une vie collective mais en tant qu’elle demeure, pour chacun, un horizon constamment impossible. Du nom de la publication de la mairie, Habiter Créteil forme le souhait de Gilles dont le métier consiste à créer précisément du lien : “C’est là que l’animation globale intervient, lui dit l’Amiral tout content, et il lui expliqua combien il était nécessaire de former communauté dans une ville comme Créteil en pleine mutation, constituée d’une population déracinée”. Ou encore : “Encouragé par ces propos, Gilles lui parla brièvement de sa mission, des liens sociaux qu’ils s’efforçaient de créer entre les gens du quartier”. Ma question serait la suivante : comment habiter cet espace de la ville nouvelle sinon en l’investissant selon deux formes de vie commune : le couple et la communauté ?
Habiter une ville nouvelle, c’est sans doute d’abord apprendre à la connaître. La jeune fille célibataire qui témoigne dans la première réunion avec les habitants de son incapacité à comprendre le Nouveau Créteil, semble appréhender particulièrement la solitude. On dirait même que la ville la terrorise.
Naïveté ou argument commercial pour vendre sa cité modèle, le maire misait beaucoup sur la Maison des arts et de la culture André-Malraux, qu’il présentait comme un foyer possible pour les nouveaux arrivants, un lieu où venir se rencontrer, communier, se créer une culture commune. Il entendait également développer des projets un peu baroques qui auront du mal à résister à la crise de 1973, comme un réseau de télédistribution censé créer du lien en diffusant en boucle les images de la vie de la cité dans tous les appartements….
Je crois que j’aime cette notion de risque qui plane au-dessus de toute expérimentation urbaine. Il me plait de ne pas savoir d’où viendra l’étincelle qui fera d’un lieu autre chose qu’un décor ou une coquille vide.
Ce qui singularise également Un autre ailleurs tient sans doute à la manière dont la ville nouvelle et plus largement l’espace y est traité comme une Amérique du 19e siècle. La ville nouvelle y répond d’un rêve de pionniers, comme si l’espace s’ouvrait à une conquête digne du Far West. “A espace neuf, homme neuf !” lit-on comme la devise même de cette modernité conquérante puisque, apprend-t-on également, “J’ai le sentiment que nous sommes en train de vivre une grande aventure”. En quoi vous paraissait-il important de traiter l’extension de la ville comme le mythe de la Frontière aux Etats-Unis ? En quoi répond-t-il d’une logique qui veut abolir les non-lieux, ce “cadre indistinct”, cette “zone de terrains vagues qui formaient la ligne de démarcation entre l’ancienne et la nouvelle ville” ?
La frontière originelle reste pour moi celle qui séparait l’extrémité de la commune où j’habitais, enfant, de la ville de Créteil où mes parents avaient investi. L’une des villes était très classique, l’autre nourrissait mon imaginaire.
Je me figurais le Nouveau Créteil comme un Far West, c’est-à-dire un espace pas encore domestiqué, ni modelé, mais surtout avec du vide. Des scènes de films tournées là-bas, comme celle où l’on voit Patrick Dewaere dans un cabine téléphonique avec un immense terrain vague derrière lui, me confortaient dans cette idée.
Dans Un autre ailleurs j’ai essayé de représenter une naissance. Qu’est-ce que ça fait de surgir de nulle part ? A Créteil, une fois le cordon ombilical coupé d’avec Paris, il fallait bien inventer quelque chose. Qu’importe, on défriche, on repousse les frontières, on avance… On grandit. Près des lignes de démarcations se trouvent parfois des passerelles qui permettent, comme par magie, de passer d’un Etat à un autre. D’un état à un autre. Gilles aime les emprunter.
Un mot encore sur le titre de votre récit, Un autre ailleurs qui reprend la promesse même d’une vie nouvelle à l’horizon de la ville nouvelle : un ailleurs inespéré au coeur d’une monotonie urbaine enfin rompue. Au-delà de Créteil, votre roman en décline différentes formules, de la publicité pour les déodorants Fa qui promet l’évasion à la fête communale qui offre, comme il est dit, “un désir d’île”. Vous donnez par ailleurs une définition assez précise de l’ailleurs pour vos personnages : “un espace de sensualité, mais aussi la possibilité d’échapper à la banalité de sa vie”. En quoi la ville nouvelle échoue-t-elle ainsi, selon vous, à être précisément un autre ailleurs ?
Parce que pour moi cet autre ailleurs, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Un lieu idéal qui se dérobe mais qui donne envie d’avancer.
Si l’Ailleurs renvoie à l’espace, Un autre ailleurs sait aussi bien être un récit d’un autre temps : comme l’archéologie d’une époque sur laquelle s’est bâtie la nôtre, à savoir les villes nouvelles. Ce qui frappe c’est combien vous présentez votre récit comme la préhistoire ou la scène primitive de notre modernité où s’établissent les “aventuriers de leur époque”, dans cette ville où “C’est du jamais vu” et où tout est l’“incarnation du futur”. En ce sens, diriez-vous que votre roman est presque un roman en costumes, qui installe entre son temps et le nôtre une manière d’inquiétante étrangeté, un ailleurs temporel mais proche ?
J’ai le sentiment qu’Un autre ailleurs tient par moments du conte - dont l’univers a sa propre temporalité – car il montre souvent la ville à la manière dont les promoteurs l’envisageaient dans leurs brochures colorées : les services publics y sont prospères, l’hôpital Henri Mondor ressemble à un hôtel Hilton, les écoles neuves s’épanouissent telles des fleurs dans le paysage, et Gilles imagine des cygnes nageant sur le lac devant la Préfecture.
En 1973 j’avais deux ans, mes parents ont certainement dû m’emmener à Créteil. Dans leurs bras j’ai dû regarder la ville en construction sans comprendre. La scène primitive se joue là. Dans un temps à la fois proche et étrangement lointain.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur votre art du récit lui-même. Une question double qui s’intéresserait tout d’abord à votre art presque japonais, minimal de concentrer la description d’atmosphère par légères touches : des descriptions comme des haïkus de sensible, brèves et discrètes comme du Kawakami ? De quelles autrices ou de quels auteurs contemporains vous sentez-vous proches ? On pense à Fanny Taillandier pour son travail sur l’urbanisme : qu’en diriez-vous ?
Difficile de dire de qui je me sens proche, mais je peux vous citer des autrices et des auteurs que j’apprécie. Les années douces d’Hiromi Kawakami est en effet un de mes livres de chevet. En le lisant, ainsi que d’autres ouvrages des éditions Picquier, me vient l’envie de découvrir les petits bars où l’on boit du saké en mangeant des assiettes de fèves, ou les auberges japonaises perdues dans la montagne.
Ces derniers temps j’ai lu plusieurs auteurs qui témoignent de la condition ouvrière dans un style entre réalisme et poésie, comme les regrettés Joseph Pontus et Thierry Metz. J’apprécie le sens de l’observation d’Angela Huth et son ironie (La vie rêvée de Virginia Fly), mais aussi l’humanité et la sensibilité des romans de Sylvain Prudhomme. Je ne connais pas encore le travail de Fanny Taillandier mais vous me donnez envie de le découvrir.

Agnès Riva, Un autre ailleurs, Gallimard, "L'Arbalète", avril 2025, 150 pages, 18,50 euros