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Olivia Rosenthal : Fils tirés, fils coupés, fils tissés (Une femme sur le fil)

Photo du rédacteur: Marie-Odile AndréMarie-Odile André

Olivia Rosenthal (c) Francesca Mantovani/Gallimard
Olivia Rosenthal (c) Francesca Mantovani/Gallimard



« Rien de plus stérile qu’une droite »



On pourrait résumer le travail d’Olivia Rosenthal dans le nouvel opus qu’elle vient de faire paraître aux Éditions Verticales (Une femme sur le fil) à travers la façon dont elle combine une nouvelle fois mais de façon encore inédite plusieurs traits caractéristiques de son écriture. 

La volonté (mais aussi la difficulté) de raconter une histoire, en l’occurrence, celle de la jeune Zoé cherchant à échapper à celui qu’elle désigne comme son « oncle » et à ses manœuvres perverses de pédophile.

Le jeu en quoi consiste la manipulation d’un mot, le mot « fil », qu'il s’agit de considérer sous toutes ses facettes sémantiques possibles et dans toutes les expressions où il est susceptible d’entrer, comme le suggère d’emblée le titre même de l’ouvrage.

L’existence d’une contrainte que la narratrice s’impose délibérément à elle-même : mille entrées, pas une de moins ni une de plus, strictement numérotées de un à mille, à travers lesquelles le livre doit impérativement trouver à se construire.

La fabrication d’une sorte de patchwork verbal qui, contestant toute linéarité, procède par juxtaposition d’éléments que le texte fait fonctionner ensemble mais sur un mode volontairement discontinu, l’usage du coq à l’âne allant de pair avec de multiples effets de rappels et d’échos. 


Il s’agit donc pour l’écrivaine de tirer un fil et de tirer sur un fil. De tirer, plus exactement, sur le mot « fil » pour en déplier les divers usages et acceptions, des plus concrets aux plus métaphoriques. 

Fils d’acier parfaitement tendus sur lesquels évoluent les funambules ou ceux, verticaux, auxquels se suspendent les acrobates - funambules et acrobates qui « se jouent de la gravité » et dont la narratrice retranscrit les propos recueillis lors d’une série d’entretiens. Fils de lin et de soie, tour à tour évoqués, avec, pour le lin, les étapes de sa production et de sa transformation, depuis les champs où il pousse, fleurit et rouit jusqu’aux usines où il est transformé ; avec, pour la soie, son périple depuis la Chine et cette autre sorte de fils que dessinent, à travers le globe, les routes de la soie. Fil de la généalogie, avec la figure du père de la narratrice, fortement présente dans ce dernier opus, et que relie aux autres éléments du texte cet autre fil encore que constitue l’entreprise de confection Solfin pour laquelle il travaillait.  Fil narratif, lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire de Zoé avec ce que cela suppose et implique de linéarité et de progression temporelle. Et aussi, fil du temps qu’organisent dans la langue ces temps grammaticaux qui imposent leurs lois aux locuteurs et aux écrivains. 

Autant de fils donc que le texte s’emploie à tirer et à suivre. Et autant d’occasions aussi pour la narratrice d’interroger un modèle fondé sur la linéarité (du temps, de la filiation, du récit) auquel elle ne cesse inévitablement de se confronter puisque « le récit est le maitre, le roi », tout en en récusant en même temps le principe lorsqu’elle proclame avec la dernière énergie son rejet des récits de filiation et contre lequel elle achoppe constamment dans son travail au point d’avouer son incapacité à construire dans ses livres des récits linéaires et suivis. 


Car les fils tirés sont, en même temps, des fils coupés.

A la linéarité du fil répondent l’interruption et la césure ; à la continuité d’un quelconque récit se substitue un texte éclaté, chaque fragment, distribué dans l’une des mille entrées possibles, venant court-circuiter toute relation directe, d’ordre chronologique ou logique, avec ce qui précède et ce qui suit. 

Filer droit est, à bien des égards, impossible pour Zoé, sans cesse obligée d’inventer des ruses et de dévier ses trajectoires afin d’échapper à la menace qui pèse sur elle, mais aussi pour la narratrice, prise entre ses efforts pour « avancer » et tout ce qui y fait obstacle, dans sa propre histoire comme dans son travail, puisque, dit-elle, « continuer supposerait […] qu’on tienne un fil », que l’on sache où l’on va et que l’on puisse atteindre « le bout du chemin ». D’où aussi ce fil d’Ariane qui n’existe tout autant qu’existe justement le labyrinthe, et qui, comme par hasard, fait réapparaître la figure récurrente de la sœur de la narratrice, déjà présente dans nombre de ses livres ; d’où la mention de Maria Spelterini, cette funambule qui, à la fin du XIXème siècle, a inventé une technique lui permettant de marcher à reculons sur le fil ; d’où ce bégaiement qui est celui de Zoé et lui interdit de parler en suivant simplement le droit-fil de la phrase.


Ainsi le texte met-il en place des modalités d’écriture qui s’emploient à déjouer et contourner tout ce qui relèverait d’une quelconque logique linéaire pour tenter d’avancer autrement et par d’autres voies. 

Il multiplie à l’envi répétitions, redites et reprises, y compris les répétitions régulières de la phrase « Je me répète. » et autres formules qui les soulignent : phrases répétées à l’identique à l’incipit de plusieurs entrées consacrées à l’histoire de Zoé, comme si le texte lui aussi bégayait ; énoncés repris à distance qui conduisent le texte à repasser par les mêmes points, pour simplement se redoubler parfois, mais parfois aussi se corriger, voire se contredire.  Car la répétition peut être, d’un côté, enfermement destructeur dans la reproduction du même (comme pour la famille Wallenda répétant obstinément un même exercice de voltige pourtant mortifère) mais aussi, de l’autre, relance et point d’appui qui permettent, paradoxalement, d’avancer. Le texte joue aussi avec d’autres formes encore de reprises à travers toute une série de variations paradoxales autour de la relecture et de la réécriture : (se) relire implique de revenir en arrière mais constitue aussi bien un moyen d’aller de l’avant ; quant aux jeux intertextuels (présence de multiples citations dont la narratrice se dit imprégnée et cherche en vain à se défaire, mentions de ses livres antérieurs voire autocitations, références régulières à toute une série d’ouvrages, d’ailleurs répertoriés en fin de volume), ils participent eux aussi d’une circularité d’autant plus ambivalente là encore que « poursuivre », nous dit la narratrice, suppose pour elle d’entendre une « petite musique » « qui ressemble presque toujours à une ritournelle » A cela s’ajoute, pour mieux sortir encore de toute conception purement linéaire du récit, l’idée que « [q]uand on écrit, on travaille à la fois sur des alternatives non résolues, des fourches, des croisements, et sur le fait qu’on va prendre tous les chemins l’un après l’autre. » , de sorte que le travail d’Olivia Rosenthal se caractérise par sa capacité à multiplier les lignes ou les fils qu’il s’agit de suivre et déployer en parallèle tout en les faisant régulièrement se croiser à travers un jeu permanent de rappels et d’échos. Le texte adopte en réalité un mode de progression qu’affectionne particulièrement l’écrivaine, où dominent clairement les rapports de contiguïté et d’analogie : jeux de mots, progressions par glissements successifs de sens, associations opérées à travers un détail minuscule sont autant de moyens d’avancer autrement, et ce d’autant que l’analogie constitue pour la narratrice une modalité essentielle de la pensée. D’où cette idée aussi que le travail d’écriture, dans la mesure où il choisit de se situer à la limite de ce que l’on sait de soi et de ce que l’on en ignore, produit un processus d’anamnèse dans lequel se recompose autrement le rapport à soi et à la temporalité. 


On l’aura compris, Olivia Rosenthal écrit un texte dont elle énonce en même temps la poétique. Le livre se donne à la fois comme mise en œuvre concrète d’une méthode qui consiste à « triturer les textes, à bousculer l’ordre des séquences, à démolir et à reconstruire plusieurs fois […] » et explicitation métalittéraire de sa manière de travailler et des obstacles auxquels elle se confronte. En explorant une fois encore la question du récit, en réinterrogeant les conditions d’une possible ou impossible évocation de sa propre histoire familiale, en prenant appui sur des entretiens réalisés avec des tiers, Olivia Rosenthal propose un texte à la fois hybride et polyphonique qui, à travers le choix du discontinu et de la relation analogique, invente un autre chemin que celui, réputé à tort le plus efficace, de la ligne droite. 





Olivia Rosenthal, Une femme sur le fil, Verticales, 160 pages, 17 euros


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