Pour le premier entretien de notre dossier « Qu’est-ce que la rentrée d’hiver ? », Collateral ne pouvait manquer de solliciter Pierre Astier qui, depuis bientôt quinze ans, est à la tête de la florissante agence littéraire Astier-Pécher Literary and Film Agency. Car, si l’ancien éditeur du Serpent à plumes a toujours eu à cœur de pourfendre l’impérialisme éditorial, il a pu récemment faire parler de lui en interrogeant publiquement l’hégémonie de la rentrée littéraire de septembre aimantée par une saison des prix qui polarise bien trop le milieu littéraire. Alors ne faut-il pas laisser sa chance à cette rentrée de janvier qui, depuis quelques années, a fini par devenir un nouveau rendez-vous clef de l’année éditoriale ? Les prix littéraires ne pourraient-ils pas s’y déployer afin que les auteurs ne se retrouvent pas en concurrence comme dans la violente rentrée de septembre ? Autant de questions que Collateral a cherché à approfondir en compagnie de l’agent littéraire.
Ma première question voudrait s’intéresser à la manière dont un agent littéraire comme vous conçoit et aborde ce qu’on a désormais coutume de nommer depuis quelques années bientôt « la rentrée d’hiver », rentrée également désignée significativement comme « la petite rentrée ». Depuis quand vous semble-t-elle apparue comme un phénomène éditorial d’ampleur à l’enseigne de la rentrée littéraire de septembre ? Vous paraît-il encore pertinent de la qualifier de « petite rentrée » comme il a été rappelé à l’instant ? Au regard de celle de septembre, l’abordez-vous différemment avec les autrices et les auteurs que vous représentez ?
Un agent littéraire qui représente des auteurs français et de langue française, en littérature générale, se doit de considérer soigneusement ces moments particuliers que sont les « rentrées » (dans d’autres pays on les appelle des « saisons »). Dans nos discussions avec les auteurs et avec les éditeurs, le choix du « meilleur moment » pour publier un roman ou un essai est important car le succès ou l’insuccès peuvent en dépendre. Le déploiement d’efforts des éditeurs pour la rentrée d’automne témoigne de ces enjeux commerciaux et financiers. La raison principale en est la concentration des prix littéraires. Tous n’ont pas l’impact du prix Goncourt, mais leur nombre permet de concourir à un ou plusieurs quoi qu’il en soit. Les enjeux de la Rentrée d’hiver sont moindres, mais chaque année ils sont un peu plus importants néanmoins. Comme si la conscience qu’il fallait désengorger l’automne était sous-jacente. Avec les auteurs que nous représentons, nous avons toujours cet échange sur leurs attentes et nos propres appréciations. Puis nous avons un échange d’arguments avec les éditeurs. (La question du premier ou du second office finit aussi par avoir son importance.) Dans les deux cas, nous expliquons aux auteurs dans quel type de « compétition » ils et elles vont être embarqués, qui va nécessiter volonté, ténacité, pugnacité, patience, etc. Car être auteur aujourd’hui c’est être disponible pour nombre d’événements, être vus et entendus. Nous sommes là pour expliquer, analyser, accompagner, rassurer, encourager.
Les rentrées littéraires s’imposent comme d’évidents rendez-vous commerciaux pour les maisons, les auteurs et les agents. Quelle serait selon vous la différence économique majeure avec la rentrée littéraire de septembre ? En effet, en quoi les enjeux commerciaux de la rentrée d’hiver peuvent apparaître différents de ceux de la rentrée de septembre ? Ne pourrait-on pas dire que la différence majeure tient avant tout à l’absence de prix, l’automne étant une période d’effervescence qui culmine en novembre avec l’attribution du Goncourt ? Qu’est-ce que cela change selon vous ?
Le principal atout de ladite « Rentrée d’hiver » ou « Petite Rentrée » est sa durée : six mois. Un roman mis en place en janvier peut vivre en librairie jusqu’à l’été. La rumeur se crée sur le long terme. Pour peu que le bouche à oreille soit bon : les résultats peuvent être significatifs. Les principales difficultés à surmonter pour la mise en place de la Rentrée d’hiver sont qu’elle arrive très tôt après la Rentrée d’automne, la saison des grands prix et les fêtes de fin d’année. La préparation qu’elle nécessiterait – envoi des services de presse aux journalistes, libraires, jurés et autres responsables de festivals et salons – se fait quelquefois dans une certaine impréparation, une certaine précipitation, fort regrettables. La rumeur n’a pas le temps de s’installer. On ne peut en vouloir aux éditeurs encore très occupés par la rentrée précédente. Une préparation d’envergure précède largement la Rentrée d’automne, insuffisamment à celle d’hiver. Les grandes maisons s’en sortent mieux parce que leurs équipes, plus nombreuses, sont plus armées pour ce faire. Mais l’épuisement général manifeste (de tous les acteurs du livre) que l’on ressent à la fin de la Rentrée d’automne, grosso modo fin novembre, n’est pas propice à la préparation dans de bonnes conditions de la Rentrée d’hiver. Si on devait comparer ces deux saisons littéraires, très/trop rapprochées dans le temps, on observerait que l’une fait l’objet d’une sur-préparation très en amont, très coûteuse, l’autre non. Mais la seconde étant plus ouverte, moins « autoritaire », moins injonctive, sans toutes ces sélections de prix, de libraires, de journaux et magazines, etc., elle n’en est que plus surprenante et intéressante.
La question des prix littéraires est évidemment cruciale. La France est la championne du monde des prix littéraires. On en compte plus de 2000. C’est une spécificité nationale (comme le fait que hommes et femmes politiques écrivent et aient tous un éditeur). Autre spécificité : les auteurs sont « jugés » par leurs pairs auteurs, les jurys non-tournants étant composés à 99 % par des auteurs eux-mêmes préalablement couronnés par de grands prix. Si cette inflation de prix littéraires témoigne d’une réelle vitalité de la vie littéraire, elle a un coût élevé. Car ce sont des dizaines, voire des centaines de livres que les éditeurs doivent envoyer à titre gracieux aux jurés, avec des frais de poste conséquents. Toutes les maisons d’édition ne peuvent pas s’offrir d’énormes services de presse, des tournées d’auteurs, des encarts et des plaquettes publicitaires. C’est donc la concentration des prix qui pose question. Car si chaque éditeur, si chaque auteur aspire à voir son livre dans une ou plusieurs sélections, au final il y aura eu beaucoup de candidats et peu d’élus. Et plusieurs élus cumulent plusieurs prix. La question du règlement des prix demeure problématique dans la mesure où… les règlements sont très flous. Ainsi, on peut voir un nombre étonnant de livres d’une même maison sur une même liste. Est-ce bien raisonnable ?
Récemment, vous vous êtes exprimé contre l’hégémonie des prix d’automne qui polarisent selon vous bien trop le milieu littéraire. Vous avez ainsi souligné que le reste du monde ne fonctionne pas ainsi, disposant les prix littéraires au fil de l’année : ce faisant, vous avez mentionné l’exemple du prix Inter, attribué à la fin du printemps, qui rencontre un véritable succès public. Rappelons ainsi qu’un auteur que vous représentez, Antoine Wauters, a pu en bénéficier pour son très beau Mahmoud ou la montée des eaux. Pourquoi vous semble-t-il nécessaire de se défaire de cette saison des prix, tradition française par excellence ? Est-ce que la rentrée d’hiver pourrait œuvrer à une meilleure répartition de ces derniers ?
Il ne s’agit pas de se défaire des prix littéraires : ils sont bienvenus et nécessaires dans la mesure où ils sont attribués par des lecteurs de qualité (souvent des auteurs comme on l’a dit), que de vrais débats passionnés et passionnants ont lieu au sein des jurys, et qu’ils suscitent la confiance et l’adhésion du public et des lecteurs. Le problème, si problème il y a, c’est la concentration de prix à l’automne qui, in fine, provoque un très gros appel d’air en leur faveur, un effet entonnoir, et qu’ils sont en compétition folle les uns avec les autres. Que la concurrence entre les prix littéraires soit à ce point exacerbée semble néfaste pour tout le monde. Les auteurs sont pris dans un tourbillon d’une grande violence. Sur les près de 500 romans d’une rentrée d’automne, une poignée seulement tireront leur épingle du jeu (ventes, presse, prix, présence dans les sélections). Le sentiment qui peut en résulter chez certains auteurs est un sentiment d’injustice (face aux moyens inéquitables déployés par les éditeurs), voire de découragement. Le nombre d’auteurs meurtris, découragés, qui cessent d’écrire est inouï. Des règles plus strictes d’organisation des prix seraient souhaitables, ainsi que, peut-être, un « étalement » sur l’ensemble de l’année. Le prix du Livre Inter que vous citez est un très beau prix, mais aussi le prix RTL-Lire ou le prix des lectrices de ELLE, mais cela semble ne pas suffire à rééquilibrer la production littéraire sur une année. A plusieurs reprises, j’ai suggéré que deux ou trois des grands prix d’automne soient déplacés à la fin du printemps (par exemple le Médicis et le Femina), mais on m’a rétorqué que personne ne l’accepterait. Soit. Il en résulte que d’avril à août, l’offre en littérature générale est relativement pauvre. C’est une absurdité car on entre alors dans des périodes de vacances, de délassement et de disponibilité des lecteurs. L’International Booker Prize (Royaume-Uni), le prix Strega (Italie), le prix Cervantès (Espagne), le prix Akutagawa (Japon), le prix Georg Büchner (Allemagne) et bien d’autres grands prix nationaux sont décernés avant l’été. Cela devrait faire réfléchir.
Si les rentrées littéraires revêtent un évident enjeu commercial, elles n’en soutiennent pas moins un enjeu critique puissant. Le moment de la rentrée littéraire est toujours, pour un auteur, pour son éditeur mais aussi pour un agent, comme un moment clef dans le positionnement, à la fois d’une écriture et dans la visibilité d’un catalogue. La rentrée s’offre comme un espace de visibilité privilégié. Quels sont, en dehors de l’aspect commercial, les enjeux de visibilité de janvier ? Comment installe-t-on ainsi ces livres dans la durée sans la perspective de la saison des prix qui constitue un moment privilégié d’attention médiatique mais aussi critique ?
Oui, la Rentrée d’automne est « un moment clef dans le positionnement, à la fois d’une écriture et dans la visibilité d’un catalogue (..) un espace de visibilité privilégié » car une sorte de mobilisation générale a lieu où tous ceux que la littérature intéresse sont sur le pont. Qu’ils soient acteurs de l’économie du livre, critiques ou lecteurs. Il y aussi une rémanence très française, à savoir s’inscrire dans « l’Histoire littéraire » que veut perpétuer la Rentrée littéraire. Histoire prestigieuse s’il en est et qui aspire à le rester. Bien sûr, tout le monde veut tendre vers l’excellence. La Rentrée d’hiver échappe-t-elle à ces enjeux de visibilité ? En apparence oui. Comme si les éditeurs présentaient des auteurs moins « armés ». Mais en réalité, non. Il me semble que les rentrées d’hiver sont de plus en plus intéressantes car elle sont moins le terrain de « manœuvres » commerciales qu’en août-septembre, que des voix, notamment celles de la diversité, parviennent à s’y faire entendre, que la relation entre les auteurs et les lecteurs va se faire moins sous la contrainte, sans les sempiternelles injonctions à aimer ou ne pas aimer. J’ai envie de (re)dire ceci : si on décalait de quelques semaines cette « rentrée d’hiver » (pour une meilleure préparation générale) et si on déplaçait quelques prix (au printemps et au début de l’été), tout le monde respirerait mieux. Dans sa relation avec les lecteurs au fil des ans, c’est de respiration dont a besoin la production littéraire française. Mais les grandes maisons, qui ont un fonctionnement très égoïste, redoutent de n’avoir rien à y gagner, tout à y perdre. C’est probablement une vue de l’esprit et un aveuglement.
Beaucoup d’observateurs notent à juste titre qu’il apparaît désormais presque impossible de faire paraître à la rentrée littéraire de septembre un texte qui ne serait pas romanesque : est-ce que la rentrée d’hiver permet de déployer un plus large spectre générique ? Est-ce que, dans l’esprit du public mais aussi des éditeurs et des agents, la rentrée d’hiver ne se constitue-t-elle pas autour de textes perçus comme plus exigeants ? Quelles sont les autrices et quels sont les auteurs que vous avez choisi de défendre en cette rentrée ?
Je ne suis pas sûr que la « Rentrée d’automne » attache une telle importance à la forme romanesque. Après tout, plusieurs livres primés ces dernières années relevaient en partie du récit, en partie de la fiction et témoignaient d’une vraie exigence formelle. Les critères de décision qui président, dans certaines maisons d’édition, au choix de publier tel texte plutôt en janvier qu’en août m’échappent souvent. Ils me paraissent conservateurs, manquant d’audace. D’ailleurs, les pronostics faits en juin de chaque année, qui reflètent les attentes des stratèges éditeurs, sont régulièrement déjoués au moment de la remise des prix.
A mon sens la littérature dite « exigeante » trouve sa place dans les rentrées d’automne et d’hiver. Pour peu que les auteurs soient prêts à en jouer le jeu. La nouvelle ou la poésie commencent à avoir leur « moment » autour d’événements ou de prix. Certains auteurs ne veulent en aucune façon se retrouver dans des compétitions. Ils insistent pour être publiés à d’autres moments de l’année qu’août-septembre ou janvier-février. Les chemins de traverse ont du bon.
Pour notre part : Hemley Boum (Le Rêve du pêcheur, Gallimard), Dalibor Frioux (Vies électriques, Grasset), Leïla Bahsaïn (Ce que je sais de Monsieur Jacques, Albin Michel), Beata Umubyeyi Mairesse (Le Convoi, Flammarion), Pierre Corbucci (La Disparition d’Aristoteles Sarr, Paulsen), Olivier Bordaçarre (La Disparition d’Hervé Snout, Denoël), Catherine Faye et Marine Sanclemente (A la vie à la mort, sur la route avec Thelma et Louise, Paulsen) ; Ketty Rouf (Mère absolument, Albin Michel) sont les auteurs et autrices de l’agence dans cette « Rentrée d’hiver ».
(Propos recueillis par Johan Faerber)