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Qui a peur de Monique Wittig ?

Photo du rédacteur: Arielle CastellanArielle Castellan

Monique Wittig (c) Colette Geoffrey


A la question « qui a peur de Monique Wittig ? », il est frappant de constater que l’on pourrait répondre : tout le monde tant il est vrai que sa pensée nous bouscule même, et peut-être surtout, lorsqu’elle nous fascine. Qu’il est alors aisé de la lire, d’en faire la louange, d’en célébrer la puissance d’écriture, la radicalité de la pensée etc. Puis de la refermer, de reposer Les Guérillères ou Le corps lesbien au fond de sa bibliothèque, d’y penser parfois avec un petit sourire complice et de continuer son chemin de vie en se pensant engagée. Monique, c’est cette amie qui dérange parce qu’en la lisant, on sent combien l’on reste malgré soi enfermée dans les schémas qu’elle dénonce inlassablement.


Commençons par la théorie du genre. Là où la pensée de MW se démarque franchement, c’est que son approche n’est ni sexuelle, ni biologique, ni sociologique mais économique et politique. Il ne s’agit pas simplement de dénoncer une binarité réductrice (d’ailleurs assez communément admise car une telle dénonciation n’a rien de bien menaçant) mais d’analyser cette binarité et la norme hétérosexuelle qui la construit comme le lieu d’une oppression politique. A la lutte des classes, il faudrait substituer la lutte des genres pour mettre enfin en lumière ce que le contrat social a de brisé, de caduque : « Lorsque les différences sont établies, lorsque des catégories entières d’individus – femmes, enfants – sont conçues comme moins sociales, lorsque leurs corps sont appropriés, exploités, déformés, mutilés, tués, lorsque l’hétérosexualité obligatoire devient la loi sociale, alors le contrat social a changé de forme et de contenu et ne peut plus être appelé le contrat social[1]. » Voilà que l’hétérosexualité, que l’on pensait au fondement de la société, loin d’en garantir la cohésion en marque au contraire l’irréductible échec ! Que l’on ne me dise pas qu’une telle pensée ne fait pas peur alors que MW nous invite à un projet politique d’envergure, et non plus à quelques revendications égalitaires. Ce n’est pas l’égalité hommes/femmes qui doit être notre horizon car une telle « égalité » s’inscrit encore dans un rapport de domination : c’est une refondation de notre contrat social qui reposerait sur la notion de personnes et non plus celle de genres. Un projet si ambitieux qu’il n’est toujours pas effleuré par le politique.


Alors il est facile, lorsque sa pensée devient trop dérangeante, de la stigmatiser comme une lesbienne, une femme qui n’aime pas les hommes, une femme rendue excessive par sa sexualité qu’elle brandirait comme un étendard alors même que toutes les femmes ne sont pas lesbiennes, qu’il y a une légitimité de jouissance à l’hétérosexualité… C’est non seulement facile, mais c’est commettre un contresens. Parce que le lesbianisme doit se comprendre dans son inscription politique, et non comme une seule pratique sexuelle. Nul besoin de coucher avec une femme pour être lesbienne : « Le lesbianisme ne se réduit pas à une pratique sexuelle, il a une composante culturelle importante : vivre de et pour soi, une attitude indépendante vis-à-vis des hommes et du monde tels qu’ils l’ont construit. Et sur ce plan, je ne me sens pas du tout éloignée de certaines copines hétérosexuelles.[2] » Si la lesbienne n’est pas une femme, c’est qu’elle s’inscrit socialement et politiquement hors des normes hétérosexuelles. Si la femme devrait être lesbienne, ce n’est pas pour faire l’amour avec d’autres femmes (encore qu’il y a fort à parier que ce pourrait être le lieu d’une sexualité épanouissante) mais pour enfin être plus qu’une femme : une personne à part entière indépendamment de son sexe.


Mais ce projet ne peut s’inscrire que dans et par la littérature et une réinvention de l’écriture (elle-même hétéronormée) qui devient alors le lieu d’un défi, d’un travail incessant. Car MW le rappelle : « Je suis une femme qui écrit des femmes et pour les femmes. C’est le même acte ; je ne peux dissocier les deux termes. Il engage mon corps, mon désir, mes rêves et mon espoir.[3] » Là encore, toutefois, il faudrait se garder d’une interprétation trop simpliste : MW aurait sans doute fustigé l’écriture inclusive lorsqu’elle ne fait que prolonger un schéma de domination. Elle ne laisse pas une place propre, originale, voire originelle : elle prétend inclure et par là, elle nie. Le projet de MW est beaucoup plus ambitieux : il s’agit de créer une nouvelle réalité tant c’est le langage qui structure notre monde et notre espace social. Il s’agit de s’inventer, de se réinventer, de se faire advenir : « Si en écrivant je, je m’approprie le langage, ce je ne le peut pas. J/e est l’indice de cette expérience vécue déchirante qu’est m/on écriture, de cette coupure en deux qu’est à travers l’écriture l’exercice d’un langage qui ne m/e constitue pas comme sujet. J/e pose la question idéologique et historique des sujets féminins.[4]»  


Alors, chère Monique, si je n’ai jamais eu l’occasion de te rencontrer sinon par tes écrits, il me faut te remercier. Te remercier de m’avoir bousculée, de me bousculer. Et je souhaite que tu continues à faire peur, parce qu’ainsi, tu nous pousses à nous interroger encore et toujours plutôt que de clore le sujet comme l’a fait Bourdieu dans La domination masculine qui n’est jamais que l’expression ultime de ce qu’il prétend dénoncer. Sais-tu qu’il ne t’y cite jamais ? A croire que tu lui as fait peur aussi.




Notes

[1] Monique Wittig, « Rompre le contrat hétérosexuel », in Dans l’arène ennemie. Textes et entretiens 1966-1999, Paris, Minuit, 2024, p. 253.

[2] Ibid., « D’un point de vue féministe, on peut dire que l’hétérosexualité est malade », p. 130-131.

[3] Ibid., « Monique Wittig et les lesbiennes barbues », p. 102.

[4] Ibid., « Le corps lesbien », p. 87.

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