Sarah Bernstein : Le ciel égratigné (Obéissantes et Assassines)
- Guillaume Augias
- 1 avr.
- 3 min de lecture

L'argument de présentation de ce prodigieux roman, premier ouvrage de la Canadienne Sarah Bernstein traduit en français par Catherine Leroux et qui vient de paraître aux décidément riches Editions du sous-sol, évoque une narratrice « peu fiable ». Pareille référence à un concept de théorie littéraire relativement récent, identifié par exemple dans Le Meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha Christie ou encore dans Les Vestiges du jour de Kazuo Ishiguro, peut surprendre. Car la narratrice d'Obéissantes et Assassines a beau être comme noyée dans sa propre logorrhée, parfois confuse en effet, elle ne fait pas pour autant l'économie d'une forme de sincérité désarmante. « Vous me direz : mais, à la lumière de tout cela, à la lumière de ce que tu as toi-même relaté dans cet interminable récit, tu ne pouvais assurément pas être aussi bête ? À cela, je ne peux offrir aucune réponse. »
Le récit qu'elle nous présente ainsi se déroule depuis le printemps jusqu'au début de l'hiver d'une même année. Dans un pays du Nord, peu décrit mais de toute évidence plutôt aride, elle évoque son arrivée et le faible enthousiasme qu'elle suscite. Se définissant comme une personne à la «citoyenneté ténue» et ne parlant pas la langue locale, elle s'installe chez son frère. Celui-ci est très occupé par ses affaires et lui délègue l'entretien de sa maison. Il s'agit du membre de sa fratrie – elle parle plutôt de ses adelphes – dont elle se sent le plus proche.
On comprend à demi-mot que leur enfance n'a pas donné le premier rôle à la narratrice, loin de là. Mais c'est sans rancœur et avec admiration qu'elle se met au service de son frère : ménage, repas, habillement, jusqu'à devenir une garde-malade ambiguë. Tout cela ne l'empêche pas d'être sujette à «des gestes de remerciement envers les lieux, des offrandes au monde». Issue d'une lignée persécutée se réclamant de la sagesse des rabbins («enfant rétive d'un peuple dont le seul mérite intrinsèque est d'avoir survécu»), elle veut croire à un avenir meilleur.
Pourtant les événements ne vont guère dans ce sens. Le travail juridique qu'elle a quitté pour s'installer dans sa nouvelle demeure, tout d'abord. Avec une vague promesse de pouvoir le poursuivre à distance, elle le délaisse bientôt en faisant état de la profonde vacuité qu'il lui inspire. Puis vient le tour de l'activité qu'elle trouve dans les exploitations du bourg, qui ne lui apportera jamais de reconnaissance. «Peu importait à quel point j'avais trimé à la ferme communautaire, combien de tas de fumier j'avais pelletés, combien de poulaillers j'avais frottés, combien d'orties j'avais arrachées par les racines, mises à sécher et fait bouillir en soupe, je ressentais encore leur hostilité.»
L'écriture de Sarah Bernstein a quelque chose d'hypnotique. Les sujets, les pronoms, les objets tournoient tous dans une grammaire unique, dont les termes semblent sans cesse se réinventer. Cette architecture soutient un projet littéraire des plus insidieux, dans lequel des péripéties proches des sept plaies d'Égypte (extermination du cheptel, grossesse nerveuse, mort en couche, confinement des volailles, perte de la récolte…) donnent lieu à des considérations extatiques telles que «Je retournai à mon projet de développement personnel, chercher une unité d'illumination, ne jamais la trouver, ne jamais bouger du champ des possibles». Ou encore à des énoncés empreints de renoncement désabusé, à l'instar de «Je poursuivais ma trajectoire de survie désespérée, qui n'avait pas été sans aléas, et qui avait certainement épuisé la pauvre merci de la providence. Ce n'était pas de la sagesse, non. Je ne faisais que continuer à gratter le ciel. »
Une citation du Château, le roman inachevé de Franz Kafka, apparaît au fil de ces pages envoûtantes : « Personne ne me retenait ici, mais personne ne m'avait mise à la porte. » Toute l'indécision du propos semble ainsi résider dans son urgence. Le ruban des mots de Sarah Bernstein est la gangue d'un diamant indécidable. Comme en astrophysique, l'agent qui observe sa prose influe sur l'expérience de lecture. Et pour finir, si l'écrivaine installée en Écosse cite d'autres noms dans son texte, parmi lesquels Virginia Woolf, Samuel Beckett et Marie NDiaye, on pense également à ceux de Clarice Lispector, László Krasznahorkai et Marguerite Duras.
Excusez du peu.

Sarah Bernstein, Obésissantes et assassines, traduit de l'anglais (Canada) par Catherine Leroux, Editions du sous-sol, mars 2025, 176 pages, 21 euros