Suzanne Duval : “La maternité et son idéalisation sont un lieu stratégique de l’oppression des femmes” (Vachette)
- Johan Faerber
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Quel singulier et puissant récit que Vachette de Suzanne Duval qui vient de paraître chez P.O.L. Il est rare, en effet, de pouvoir lire un roman aussi inventif narrativement que fécond politiquement tant la question de la grossesse qui y est posée devient le lieu de multiples interrogations. “Vachette” : ce surnom qui devient le nom de la narratrice qui attend un enfant suite à ce collègue qui parle des femmes enceintes comme de vaches. L’anecdote devient tout sauf anecdotique : la jeune femme devient vache, son compagnon taurin dans un récit qui interroge le rapport de la grossesse au corps, de l’humanité à l’animalité, et la puissance de la narration. Un texte fort que Collateral ne pouvait manquer d’évoquer en compagnie de son autrice le temps d’un entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si singulier Vachette qui vient de paraître chez POL. Comment vous est venu le souhait de raconter l’histoire de cette femme qui, lorsqu’elle tombe enceinte, a soudain le sentiment du jour au lendemain de “folâtrer dans un pré désert” avant de comprendre qu’elle devient une vache, “débile, énorme, et seule, comme tant de vachettes” ? Est-ce que ce récit est né, comme à son entame, par la remarque qu’un collègue fait à la narratrice sur sa femme enceinte qui, selon lui, “devenait une grosse vache” ? Ou bien ce récit est-il né, comme vous avez pu le suggérer, d’un récit qui se serait intitulé Les Nausées en réponse à La Nausée de Sartre pour sonder l’existence cette fois d’une femme enceinte ?
Au début, j’ai plutôt voulu raconter Les Nausées ! En repensant bien sûr à La Nausée de Sartre qui est une de mes lectures importantes de ces dernières années (je relisais ce roman en écrivant l’histoire d’un avortement, Ta Grossesse, en 2019, et Sartre m’intéressait parce qu’il ne sépare pas l’expérience corporelle de la vie spirituelle). Mais ce thème ne me venait pas seulement de Sartre, il me venait de la vie ! J’avais vécu un épisode difficile de nausées pendant une grossesse, qui m’a donné à penser sur le rapport du corps à l’imagination. Je voulais que Les Nausées raconte avec les moyens de la fiction ce moment où je suis devenue, comme je l’écris dans mon roman “une longue et grosse digestion impossible”. Je cherchais une tonalité qui ne soit pas celle de l’observation médicale, ou de la norme. J’ai commencé à écrire ce récit de nausées à la première personne du singulier puisqu’il s’inspirait de ce que j’avais moi-même éprouvé, et l’image de la vache m’est revenue en mémoire pendant le travail de l’écriture. On m’avait raconté, un peu comme une blague, l’anecdote du collègue qui dit que sa femme enceinte devient “une grosse vache”, et en y prêtant attention je me rendais compte que la métaphore de la vache pouvait venir spontanément à la bouche des femmes enceintes ou allaitantes elles-mêmes pour caractériser leur situation. Cela m’a plu, ce retournement des choses : cette autodérision joyeuse de la soi-disant grosse vache, qui pouvait aussi bien être une remarque misogyne, selon le contexte, selon ce qu’on pense d’une vache, aussi ! J’ai commencé à insérer des éléments de métaphore bovine, jusqu’à ce que ça soit systématique et que ça devienne Vachette, l’histoire d’une femme qui se prend pour une vache à partir du moment où elle sent qu’elle est enceinte.
Pour en venir au coeur de Vachette, votre récit se présente donc comme une manière de fantaisie à partir de l’image de la vache. “Meuh !” ne cesse ainsi de répondre la narratrice à la moindre des remarques que son entourage lui formule, ressent donc appartenir à “mon corps et mon esprit vaches”, était “devenue une longue et grosse digestion impossible, manifestait sans cesse une “ironie vache”. Cette métaphore animalière bovine qui innerve la personnalité de votre narratrice s’offre d’emblée à une double interprétation : en effet, la “vachette” se lit, en premier lieu, comme l’image même du récit de grossesse dans sa singularité : une manière d’inquiétante étrangeté au coeur même de l’ordinaire, un moment paradoxal tant tout y est banal et singulièrement étrange. Diriez-vous ainsi que Vachette renvoie par sa métaphore bovine à cette tension entre ordinaire et singularité qui dessine une manière de sensualité inédite pour la narratrice ?
Je pense que c’est exactement cela, la vache, c’est à la fois un animal banal et un animal sacré, un animal exploité aussi, qui réunissait pas mal de tensions inhérentes à l’état d’une femme enceinte. Un animal normal, familier, qu’on n’est pas surpris de croiser dans les campagnes, de voir dessiné sur des emballages ou dans des livres pour enfant, qu’on mange beaucoup, dont on boit le lait... et pourtant un animal énorme, largement aussi impressionnant qu’un taureau quand on prend le temps de la regarder... On dit bien “oh la vache!”... un animal qui me frappe aussi par sa beauté. J’ai aimé travailler sur cette silhouette-vache, qui permettait d’introduire paisiblement, sans en faire trop, le changement extraordinaire mais continu, difficile à scander, qui se produit quand on est enceinte. Quand on parle dans la vie de tous les jours de la temporalité de la grossesse on réfléchit en termes de trimestres, de nombre de semaines, de date de “terme” : on dit “attendre un enfant”. Mais le sentiment profond de la grossesse a lieu dans un présent continu, et le terme de l’accouchement est tellement inimaginable et angoissant que je ne suis pas sûre qu’on “l’attend” véritablement, même quand on le désire. Je trouvais que la vache, ce gros ruminant contemplatif, mais qui peut aussi être inquiet, avoir des mouvements très vifs, permettait de ressaisir cette temporalité subjective de la grossesse. En créant cette femme-vache, j’ai voulu raconter cette altération énorme qui s’introduit silencieusement dans le corps d’une femme.
Dans Vachette, la métaphore bovine de la femme enceinte devenue vache peut se lire aussi bien comme une fantaisie où l’humour joue un rôle clef. Durant la grossesse, un évident comique de situation mais aussi de répétition emporte le récit qui transforme notamment les sages femmes en “vaches-femmes” ou l’on intime à la narratrice “arrête de meugler !!!!”. En quoi vous paraissait-il important de traiter la grossesse par le biais de l’humour ? Est-ce que, plus largement, par sa tonalité férocement comique, Vachette ne forme pas un diptyque, comme en négatif, avec votre précédent récit, Ta grossesse qui narrait un avortement et dont la tonalité se faisait nettement plus sombre ? S’agissait-il de répondre à ce récit ?
Le rire, l’humour, on l’utilise souvent en société pour se défendre de quelque chose d’angoissant. En littérature c’est forcément différent, je pense que dans Vachette c’est une arme défensive contre le discours attendu, les poncifs, car être enceinte, c’est entrer dans un univers de discours très offensif qui vous dit ce que vous devez ressentir, vivre, attendre, espérer. Donc la grosse vache qui arrive au lieu d’une femme enceinte, c’est un peu une manière de dire que la grossesse de ce livre ne sera pas là où on l’attend, tout en jouant constamment avec cet attendu, sinon ce ne serait pas drôle. On peut dire que c’est aussi une tonalité joyeuse, au sens où le corps exulte ; dans Vachette, il y a un bonheur corporel que le rire permet d’exprimer, et qui est très différent, forcément, du deuil paradoxal que racontait Ta Grossesse, et qui appelait un tout autre registre. Mais la grossesse heureuse que raconte Vachette enveloppe d’autres récits, moins heureux, parce qu’il me semble qu’il y a cette prise de conscience, quand on est enceinte, de tout ce qui peut arriver de terrible, de la gravité de ce qui nous arrive. Une sorte de sympathie pour la condition maternelle en général se met en place, et c’est pour cela que Vachette fait écho à d’autres grossesses (j’écris d’autres “vacheries”) : l’avortement de Ta grossesse, mais aussi des vacheries interrompues, mortes, fausses, involontaires....
Ce qui ne manque également pas de frapper c’est la dimension résolument féministe qui s’exprime dans Vachette. Si elle renvoie à ce moment singulier de la définition d’une nouvelle intimité et d’une nouvelle sensualité de la femme enceinte, l’image bovine de ces “vachettes qui risquaient de mettre bas dans la piscine” ou encore de la grossesse perçue comme “vacherie” paraît s’inscrire aussi contre les récits de la sublimation de la grossesse. Vachette peut se lire ainsi comme un récit interrogeant les images mêmes sur le corps de la femme enceinte, une manière d’anti-manuel de puériculture, un contre-récit de l’idéalisation des grossesses. Diriez-vous qu’en ce sens notamment, Vachette peut se lire comme un récit politique sur la grossesse ?
Je trouve qu’un discours féministe sur la grossesse est délicat à tenir, parce que la maternité et son idéalisation sont un lieu stratégique de l’oppression des femmes : que faire alors, de la joie d’être enceinte, lorsqu’elle advient (car c’est loin d’être toujours le cas !) ? Est-ce que cette joie est pure, est-elle est pure de toute angoisse ? Est-ce que cette joie peut être une joie émancipatrice ? Je pense que l’écriture très libre de Vachette apporte une sorte de réponse à ces questions, mais comme dans toute fiction, une réponse pas très littérale, et non définitive. Une chose importante, c’est que le personnage de Vachette ne se réduit jamais totalement au fait qu’elle est enceinte dans ce récit, elle a toute une existence imaginative, sensorielle, intellectuelle qui continue de la travailler pendant et après sa grossesse, et dont les transformations sont aussi importantes que celles de son corps. Et puis symboliquement, alors qu’une vache est surtout rattachée aux fonctions nourricières de la mère, le personnage de Vachette n’est pas seulement une mamelle : elle continue d’avoir une sexualité qui se transforme tout au long du récit, et qui n’est pas non plus idéalisée, qui a lieu dans ses organes. Je me suis dit parfois que le mot vache pouvait faire penser au mot vagin et que comme lui il n’est pas facile à prononcer ! Il faut une certaine impudeur pour raconter la vulve tuméfiée, le périnée et la poitrine avachis, toutes ces réalités physiques du post-partum que l’on a tendance à passer sous silence, à la fois parce qu’elles sont traumatiques pour celles qui les ont vécues et aussi parce qu’elles ne rentrent pas dans l’imaginaire convenu de la maternité épanouie. D’un point de vue politique, dans Vachette, il y a aussi la question du rapport humain à l’animal, que je n’ai pas envisagé de manière naturaliste, mais pas non plus de manière seulement fantaisiste : en devenant enceinte, on en vient à se rendre compte qu’on fait vraiment partie des mammifères, nous les humains, et cela n’a rien de dégradant, cela nous donne sans doute une compréhension plus entière du monde dans lequel nous vivons, et dont l’homme n’est pas le centre.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur le rapport de la narratrice au langage et aux mots dont elle use. Si l’image de la vachette atteste de cette sensualité hors du commun qui emporte la femme enceinte, sa manière de s’exprimer n’en demeure pas indemne car au récit de mots répondent des récits de “Meuh !” qui se succèdent et cela de deux manières. Le langage transforme ainsi en premier lieu jusqu’à son entourage puisque son compagnon se voit ainsi surnommé ou renommé “Taurino”. Enfin, si par le langage Vachette se donne comme l’histoire d’un couple dans la grossesse, ce rapport au langage s’appréhende aussi depuis la fascination de la narratrice pour la littérature du 17e siècle qui occupe une place de choix.
Ma question sera la suivante : en quoi la littérature du 17e siècle reflète-t-elle pour la narratrice à la fois l’évidence de l’usage du langage mais aussi sa part obscure, comme si, finalement, la métaphore bovine possédait malgré tout une part d’obscurité indépassable ?
Il y a beaucoup de jeux de mots dans Vachette et de mon point de vue, un jeu de mots même très réussi a toujours quelque chose de raté, d’un peu artificiel. C’est très difficile de faire franchement rire avec un jeu de mots. En jouant sur les mots, j’ai tiré ma fiction du côté de l’étrange, du bizarre, ce qui était sans doute une manière de rattraper par un langage discrètement trafiqué une expérience corporelle et psychique qui dépassait le langage usuel parce qu’elle a aussi lieu dans l’inconscient du corps et de l’esprit. Si je m’en étais tenue à l’image de la vache, mon roman aurait essentiellement été un procédé comique, or mon intention était autre ; je voulais que l’on puisse éprouver ce que je racontais en me lisant, et que tout ne soit pas élucidé, et pour cela, il fallait mettre de la dissonance à l’intérieur des mots, introduire des altérations un peu partout. La plus voyante évidemment ce sont les “meuh” qui fusent, mais si l’on écoute bien la prose de Vachette il y a des “vo” et des “vach-” qui viennent se glisser un peu partout, des répétitions, des bruits. Les meuglements que Vachette adresse à son mari et à quelques autres personnes qui ont accès à son intimité sont un peu à l’image de cette dissonance : le mari comprend Vachette à demi-mot, il arrive à peu près à communiquer avec elle quand elle meugle, mais il n’accepte jamais complètement cette nouvelle manière qu’elle a de s’exprimer, il ne sait pas vraiment ce qui s’y joue, et il est très gêné de cette nouveauté. J'aimerais qu’en lisant Vachette on éprouve cette perplexité voire cette gêne, parce je l’ai éprouvée moi-même quand j’étais enceinte : je n’ai jamais trouvé mon état naturel ou normal, même si j’ai aimé le vivre. J’ai inséré quelques vers de la littérature du 17ème siècle parce que je retrouve, dans le langage littéraire de cette époque, cette dissonance dans la beauté et dans la joie, surtout quand je fais résonner cette vieille langue avec des situations qui n’ont objectivement rien à voir. En apparence c’est un langage pur et cristallin que celui de Racine ou de La Fontaine, dont les mots appartiennent à une sorte de canon littéraire consacré et très reconnaissable ; mais ces mots ont une grande puissance d’étrangeté, parce que ce n’est plus vraiment du français, c’est du vieux français littéraire, on n’écrit plus comme cela aujourd’hui, en tout cas je n’écris pas du tout comme ça, même si c’est une littérature que je connais intimement. Transplantés dans une prose contemporaine, ces mots de la littérature classique peuvent être entendus comme des meuglements venus des profondeurs.

Suzanne Duval, Vachette, P.O.L., avril 2025, 256 pages, 18 euros