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  • Photo du rédacteurSerge Bozon & Emmanuel Levaufre

Sur "Full Contact" de Ringo Lam


Full Contact de Ringo Lam (c) Orion Pictures

Le principe du Cinéma à l’Aveugle, le ciné-club de Serge Bozon à l’Archipel, est de montrer des films qu’il n’a pas vus pour en parler ensuite avec le public – tout le monde découvre le film en même temps, donc la parole est plus collective.

Il arrive que le film soit choisi et présenté par quelqu’un. Le 26 février 2024 à 20H, le poète Hendrik Hegray présente Full Contact, un film de Ringo Lam de 1992. Hegray, qui dit mal connaître la filmographie de Lam, cite Jean-François Rauger : "Inspiré par l’économie de moyens inhérente aux conditions de production de l’industrie du cinéma à Hongkong, Ringo Lam se spécialise dans le film policier ‘dur’, hard-boiled. Moins lyrique qu’un John Woo, laissant à Tsui Hark le goût de l’hybridation chaotique, son cinéma se distingue par un réalisme sans concession, un refus de ces effets formels un peu voyants qui caractérisent les films de ses deux confrères, et surtout une noirceur implacable, déjouant parfois le manichéisme du genre" (nécro du cinéaste publiée dans Le Monde le 02 janvier 2019). Hegray souligne que le film choisi contredit cette affirmation, embrassant une approche stylistique plutôt outrancière et flamboyante. Il en déduit que Full Contact doit être à part dans sa filmo. Lam avait jusque-là l'étiquette d'un réalisateur politique, critiquant les institutions (Prison on Fire 1 & 2, School on Fire, City on Fire). Full Contact est un film 100% action, sans aucune connotation politique : "Quand je fais un film comme Full Contact, je m'y livre à une certaine forme de catharsis, j'y mets tout ce que je ne fais pas dans la vie parce que je ne suis pas assez fou" (citation de Lam que Hegray tire d'un livre de Sébastien Lecoq, Ringo Lam : l'incendiaire).

Après la projection, Bozon dit qu’il n’a pas adoré le film. Pour expliquer sa déception, il rebondit sur le polar hard-boiled (« dur à cuire »), genre qu’il lie à trois questions : la question thématique de l’urgence, la question stylistique de l’onirisme et la question esthétique du travail de la forme. Ce qui distingue thématiquement le roman noir hard-boiled du roman à énigme et du roman à suspense n’est pas seulement la violence physique, la corruption urbaine et le stoïcisme des héros, mais un sentiment d’urgence, qui n’existe pas chez Poe ou Christie. Ce qui distingue stylistiquement le roman noir hard-boiled du roman à énigme et du roman à suspense n’est pas seulement un style plus factuel-béhavioriste-brutal mais un onirisme d’un type nouveau, qui n’existe pas chez Poe ou Christie. Enfin, ce que change le roman noir hard-boiled par rapport au roman à énigme ou au roman à suspense, c’est le renoncement à la perfection formelle : il n’existe pas de roman noir hard-boiled parfait. En tout cas, Bozon trouve qu’Hammett ou Chandler s’imposent par l’ensemble de leur œuvre, non par un roman particulier : aucun roman de Hammett ou Chandler ne s’impose comme s’impose La Lettre Volée de Poe ou Dix Petits Nègres de Christie. Pour Bozon, il y a un rapport entre ces questions thématiques, stylistiques et esthétiques, et c’est ce rapport qui explique pourquoi le cinéma a plus été influencé par le roman noir que par le roman à énigme ou à suspense. Pour expliquer, Bozon part de la fin de Cauchemar-Ville, une nouvelle de Hammett. Un homme et une femme fuient une petite ville. Le massacre est passé, ils ont sans doute sauvé leur peau mais n’ont pas le temps d’être tranquilles – l’urgence de la survie laisse à peine place à l’espoir que la fatigue les engloutit déjà. Ce matin ne sera pas comme les autres mais ils ont à peine le temps de le sentir que le récit s’achève. On voit le rapport entre urgence (fuite à peine finie) et onirisme (aube nouvelle à peine entraperçue) : ils n’ont pas le temps de souffler qu’ils sont déjà en train de rêver ! Mais quel rapport avec l’imperfection formelle ? Pour Bozon, l’urgence, c’est aussi le fait d’écrire très vite, si vite qu’on ne peut se soucier de la perfection de la forme. Au cinéma, ce qui a fasciné tant de cinéastes dans la Série B ou chez Rossellini est cette urgence-là, pas la question thématique de la course contre la montre. Bozon évoque une séquence de Païsa impossible à travailler en amont : le seul travail possible est de renoncer à la perfection en allant trop vite pour pouvoir anticiper le résultat. Mais dans le film noir, il y a plus de mythologie que dans le néoréalisme –  beau dur taiseux, belle garce bavarde, asphalte mouillée des filatures nocturnes, clubs enfumés des lendemains de cuite... Alors tout film noir est un combat entre l’urgence et la mythologie. Plus l’urgence l’emporte sur la mythologie, plus le film est bon. Selon Bozon, il y a un seul film noir où l’urgence l’emporte entièrement sur la mythologie, c’est La Machine à découdre de Mocky : 0 % de mythologie, 100 % d’urgence. Inversement, plus la mythologie l’emporte sur l’urgence, moins le film est bon. Alors ici ? Pour Bozon, il est évident que la mythologie l’emporte sur l’urgence dans Full Contact - problème de mise en scène (lumière, musique, montage…) plus que de scénario. D’où sa grande déception.

Une spectatrice ne partage pas la grande déception de Bozon. Elle admet avoir été déçue, mais pas autant. Elle a aimé la présence des personnages féminins, leur franchise et leur crudité, en particulier le personnage de Virgin, une voleuse rebelle et sexuellement offensive. Ce que la spectatrice regrette, c’est que les décors où se déroulent les scènes d'action ne servent jamais l'action. Par exemple, dans la séquence avec les blocs de glace, les blocs n'ont pas de rôle dans le massacre qui suit. Alors cela donne parfois un côté chichiteux-décoratif au film.

Un spectateur surenchérit. Selon lui, Brian de Palma serait parti de la matière du décor (ici les blocs de glace) pour trouver une action inattendue qui s’incarnerait dans ces blocs au lieu de plaquer une énième scène de tuerie collective dans un décor inattendu. La scène des blocs de glace met selon lui en évidence le problème général du film : des situations et des personnages pris dans la glace des clichés, car la mythologie prend le pas sur l’urgence et fige l’énergie. Et c’est pareil tout le temps, y compris avec les personnages. Même Virgin, l’étonnante voleuse, finit par être expulsée du film, tuée par Judge, le grand méchant homosexuel : toute sa liberté est finalement glacée par le puritanisme conventionnel du film.

Bozon n’est pas tout à fait d’accord et voudrait nuancer ce qu’il a dit auparavant : la mythologie l’emporte globalement, mais pas tout le temps. Et le puritanisme du film, qui semble avoir gêné plusieurs spectateurs, n’est pas forcément un problème. Par exemple, quand le héros sermonne un couple faisant l’amour dans les chiottes, le puritanisme de son discours apporte un drôle d’humour qui empêche la mythologie immédiate. Autre exemple : la scène où Sam a la tête coincée par la vitre d’une portière de voiture pendant que Jeff négocie avec les méchants – il y a là un jeu entre ce qui est prosaïque sinon ridicule et l’icône du surhomme castagnant tout le monde. On retrouve ce jeu dans la scène où le héros est lavé par sa femme : il y a une érotisation iconique du corps masculin en même temps qu’un échange tendre et quotidien, et donc anti-iconique, entre les deux personnages. Dans ces scènes, le sens de la durée permet d’installer une respiration qui va à l’encontre de la mythologie.

Un autre spectateur pense que pour apprécier Full Contact, il faut connaître le contexte et comparer avec d’autres films qui reprennent plus ou moins les mêmes acteurs, les mêmes thématiques, et participent de cette même urgence de production ayant permis, pendant plus d’une décennie, une vraie effervescence artisanale – ce qui est fait par dessus la jambe est en particulier fait par dessus la jambe des décideurs ! Il rappelle trois choses : Full Contact a été réalisé en 1992, à la fin d’une première vague de polars hongkongais qui avait commencé en 1986 avec Le Syndicat du crime de John Woo ; c’est une production Golden Princess, le studio pour lequel Woo a réalisé The Killer, Une balle dans la tête et À toute épreuve ; c’est un film de « catégorie 3 », c’est-à-dire délibérément excessif, fait pour piétiner les tabous et choquer (mise en place en 1988, la « catégorie 3 » à Hong Kong correspond à l’interdiction aux moins de 18 ans en France). Full Contact, se rattachant à la catégorie 3, se distingue de la plupart des autres polars hongkongais par l’importance de la sexualité dans la caractérisation des personnages.

C’est à la fois ce qu’on peut aimer et ce qui est décevant dans le film, dit un quatrième spectateur. Comme la première intervenante, il a aimé l’importance des personnages féminins et le fait qu’un personnage assume totalement son homosexualité. Cela change des films de John Woo. Pourquoi ? Woo était le disciple de Chang Cheh, un réalisateur qui fut le premier à réaliser des films d’action exclusivement masculins, avec homosexualité latente et érotisation du corps masculin. Il ne faut pas oublier la tradition particulière des films d’action hongkongais contre laquelle Chang Cheh s’est dressé : les femmes s’y battaient autant que les hommes, et pas seulement chez King Hu. C’était, si l’on veut, des films puritains, puisque la sexualité y apparaissait comme une diversion dangereuse, l’énergie des personnages devant être intégralement concentrée sur le kung-fu, mais ils n’étaient pas genrés. Cette action non genrée des films de sabre s’est retrouvée plus tard dans les polars, par exemple dans les films avec Michelle Yeoh en inspectrice. Ce que Chang Cheh a fait dans le film de sabre, à savoir l’exclusion des personnages féminins et l’érotisation des personnages masculins, John Woo l’a refait dans le polar : monde sans femmes de la pègre et des flics, homosexualité latente, refoulée ou sublimée – tout ce qu’on a retrouvé ensuite chez Michael Mann ou le Scorsese des Infiltrés. Dans Full Contact, il n’y a pas de retour à l’action hongkongaise avec égalité entre combattants et combattantes (ça, c’est Jackie Chan qui le fait la même année en partageant la tête d’affiche avec Michelle Yeoh dans Police Story 3 : Supercop). Non, Full Contact rompt avec le polar exclusivement masculin juste en accentuant la sexualité des personnages. Les femmes ne sont pas à égalité avec les hommes dans les combats mais elles ont une sexualité. Et l’homosexualité masculine n’est plus latente : le méchant ne cesse de draguer ouvertement le héros. C’est déjà pas mal, et c’est complètement inimaginable chez Woo ou chez Mann. Malheureusement, il n’y a pas de passage à l’acte. Le film reste sage malgré ses excès apparents.

L’exclusion des femmes, l’homosexualité latente, cela va avec des personnages lookés et cela vient des films de Melville, remarque un cinquième spectateur. Lam a beau s’en écarter par moments, il reste encore dans la lignée de Melville et de John Woo : ce n’est pas pour rien si le héros s’appelle ici Jeff (« Jef » est le prénom du personnage joué par Delon dans Le Samouraï). Full Contact est quand même très éclectique, trop éclectique même. Au moins, chez Woo, il y a de la cohérence et du lyrisme. Lam ne va ici jamais au bout de ses idées. D’où l’impression que le film est presque une parodie.

« Je ne trouve pas », répond Hegray, pour qui la cohérence du film est formelle et relève d’une qualité de timing, une sorte de calme, caché sous la frénésie apparente, évoquant un mouvement qui fuit, mouvement des chaises, de l’eau, du feu…

Le quatrième spectateur revient sur l’influence, selon lui catastrophique, que Melville a exercée sur le polar mondial. Melville, c’est le contraire de Mocky : 100 % de mythologie, 0 % d’urgence. Mais Full Contact, c’est quand même pas pareil : beaucoup plus éclectique, comme le remarquait le cinquième spectateur, et donc beaucoup plus impur. Il y a même un moment où on peut ressentir un sentiment d’urgence. Il a lieu après un enchaînement chaotique de violence et de trahison au cours duquel le héros a abattu sans aucune justification deux convoyeurs. Les personnages qui se poursuivent en se tirant dessus se retrouvent devant un restaurant dans une sorte de zone en périphérie urbaine. Des gens sans look particulier sortent du restaurant, un fusil à la main. La séquence est éclairée en lumière naturelle, étale. Elle est filmée en plan large. Elle donne l’impression d’une irruption du réel, comme si des gens ordinaires étaient happés dans une spirale de violence qui ne les concerne pas. Pendant quelques instants, il y a une sorte de bifurcation dans la surenchère, comme si on se retrouvait soudain dans un film de Lino Brocka. Mais cela reste furtif et sans suite.

Une spectatrice trouve que le film ne mérite pas tant de discours et même pas un débat. C’est juste un pur divertissement fait de l’extérieur et qui se regarde donc de façon extérieure. Elle aurait aimé s’impliquer un minimum, mais avec un film pareil, pas moyen.




Titre : Full Contact – 俠盜高飛 Année : 1992 Durée : 1h35 Origine : Hong Kong

Réalisateur : Ringo Lam

Acteurs : Chow Yun-Fat, Simon Yam, Anthony Wong, Ann Bridgewater, Bonnie Fu, Frankie Chan et Nam Yin


Voir la bande-annonce :




La rubrique « Cinéma à l’aveugle » est en partenariat avec le cinéma « L’Archipel », 17 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

Plus de renseignements ici : https://www.larchipelcinema.com/

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