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Photo du rédacteurSerge Bozon & Emmanuel Levaufre

Sur 'Les Longs Adieux' de Kira Mouratova




Le principe du Cinéma à l’Aveugle, le ciné-club de Serge Bozon à l’Archipel, est de montrer des films qu’il n’a pas vus pour en parler ensuite avec le public – tout le monde découvre le film en même temps, donc la parole est plus collective.

Le 26 mars à 20h, on découvre Les Longs Adieux de Kira Mouratova (1971).

Après la projection, Bozon explique pourquoi il a choisi ce film : la Nouvelle Vague est bien connue alors que ce qu’elle a permis, l’éclosion des Nouveaux Cinémas dans le monde entier, l’est de moins en moins. Injustice ou pas ? Pour répondre, il faut aller voir de plus près, donc sortir de France.

En regardant Les Longs Adieux, Bozon a pensé davantage à Eustache qu’à Rohmer-Godard-Chabrol-Truffaut. Comme dans Le Père Noël a les yeux bleus, le héros masculin est un très jeune homme qui s’ennuie, se perd et doute. La différence, c’est que le Mouratova est doublement littéraire.

Littéraire, d’abord, par son héros : le personnage est un « petit Marcel », un petit Proust rendu sensible, par l’ennui, la perte et le doute, à des perceptions singulières. Sa mère lui reproche de n’aimer que l’obscurité et les images, qu’il projette obsessionnellement dans sa chambre, mais on voit dès l’ouverture que son extériorité aux situations lui donne la possibilité de saisir tous ces détails (chaussures, pots de fleurs, coiffures…) que la caméra de Mouratova va chercher à sa suite, isole et enchaîne comme des béances dans le bla-bla infini du quotidien. Cette tradition littéraire est toujours opérante aujourd’hui, par exemple dans la trilogie hélas interrompue de Kechiche avec son héros qui, regardant plus qu’il ne participe, appareil photo en main dès la première scène de Mektoub My Love, est aussi l’artiste à venir et le cinéaste caché derrière son film.

Littéraire, Les Longs Adieux l’est aussi par la mise en scène qui, redoublant la perception du héros, se contente longtemps de cumuler des fragments de pur bavardage pendant lesquels, musique et jump-cut aidant, la cinéaste refuse obstinément de construire un récit. D’où, pour Bozon, un côté Nouveau Roman où toute conversation n’est que sous-conversation de solitudes à la recherche d’épiphanies muettes.

« Ce côté doublement littéraire rend Les Longs Adieux un peu chichiteux-statique, dit Bozon. Je préfère les rares scènes qui échappent au redoublement du film sur la perception de son héros. » Il y a celles, plus simples et directes, qui confrontent les personnages principaux à des personnages anonymes, qu’on ne reverra jamais, pris dans un contexte social soudain saillant (le fonctionnaire qui surveille une amie du héros et lui reproche d’abandonner les boulots qu’elle enchaîne ; le vieil homme à la poste qui a oublié ses lunettes). Et il y a les scènes, plus complexes et fictionnelles, où les deux personnages principaux (la mère et le fils) quittent enfin les petits dialogues de sourds plus ou moins ludiques pour vivre un franchissement émotif, notamment la magnifique scène du concert à la fin, quand le héros, extrêmement gêné par le scandale que sa mère est en train de faire, décide de ne plus la quitter : c’est l’excès de gêne qui permet à l’amour filial de resurgir. Dans ces deux types de scènes, il y a comme un retour à la dramaturgie qui sort du sur-place erratique. Les personnages ne sont plus seuls avec leurs sensations et émotions privées mais entrent en contact les uns avec les autres. Ils s’affrontent et se transforment. Par ce retour de la dramaturgie, Les Longs Adieux se termine comme un mélo hollywoodien, type Stella Dallas de Vidor ou  Mirage de la vie de Sirk, alors que c’est tout sauf un film hollywoodien.

Mais y a-t-il vraiment un regain d’amour à la fin du film ? C’est plutôt par pitié que le fils reste auprès de sa mère, dit une spectatrice qui n’a pas ressenti ce soudain élan du cœur dont parle Bozon. Pour elle, la fin ne rompt pas avec ce qui précède mais est tout aussi noire, puisque le héros est encore plus embourbé : contrairement à ce qu’il avait décidé, il ne partira pas, donc rien ne pourra changer.

Cette impression d’embourbement, un spectateur l’a ressentie également. Cela lui a rappelé le quotidien tel qu’il est souvent montré dans les films italiens des années 60, comme un interminable lendemain de fête. Le Mouratova lui a fait penser aux premiers Bellocchio, mais sans les ruptures et la révolte qui les caractérisent. C’est à Zurlini que Bozon a pensé, aux personnages joués par Jacques Perrin : des pré-adolescents transis, semi-larvaires, semi-révoltés, qui observent la vie qu’ils ne peuvent vivre. Mais la différence, c’est que Zurlini, dans La Fille à la valise notamment, accompagne ses personnages jusqu’à ce moment fatidique où leur virginité tardive se transforme en corruption précoce. Rien ne semble fatidique dans Les Longs Adieux. « Moi, j’ai pensé à Fellini », dit un autre spectateur : les personnages sont perdus dans une société atomisée, sans lien pour les relier les uns aux autres. Ils n’ont rien d’autre que leurs sensations et sentiments privés.

Cette absence de monde commun est très étonnante pour un film soviétique. Dans ces films, il est toujours question de la construction de la société communiste. C’est plus ou moins explicite, plus ou moins propagandiste, plus ou moins critique, mais c’est toujours là, y compris dans la période de stagnation sous Brejnev, à la fin des années 60 et dans les années 70, par exemple dans les films de Panfilov. Même dans Brèves Rencontres, le film que Mouratova a réalisé avant Les Longs Adieux, et où il est déjà question d’un possible départ, le personnage masculin finit par quitter la ville pour aller travailler sur un chantier. Dans Les Longs Adieux, ce n’est pas pour devenir un pionnier du communisme en construction que le jeune homme veut quitter sa mère. Le film semble totalement apolitique. « Que des petits mondes privés sans aucun horizon politique commun, regrette le spectateur. Je ne comprends vraiment pas comment un tel film a pu être réalisé en URSS. Si j’avais été un fonctionnaire soviétique, je l’aurais immédiatement signalé pour décadentisme bourgeois, et le film aurait été censuré ! »

« Mais le film a été censuré ! », répond un autre spectateur. Il n’a été réhabilité, tout comme Brèves Rencontres d’ailleurs, que sous Gorbatchev, dans la deuxième moitié des années 80. Les deux films ont été censurés pour les choix esthétiques de Mouratova plus que pour des raisons idéologiques, mais il ne faut pas oublier qu’en URSS on considérait que la forme d’un film était indissociable de son contenu. Ceux qui étaient manifestement influencés par la Nouvelle Vague et le cinéma italien étaient vus comme des artistes qui tournaient le dos à l’idéal communiste. Censurer un film pour « formalisme » et « tendances esthétiques occidentales », c’était la même chose que lui reprocher son « décadentisme bourgeois ».

Le précédent spectateur admet que sa blague est de mauvais goût. Mais il continue de se demander comment Les Longs Adieux a pu être produit. Il rappelle le nombre de barrages administratifs qu’il fallait passer pour réaliser un film, avec interrogation idéologique à chaque étape. À quoi pouvait ressembler le projet que Mouratova transmettait aux autorités ? Mystère.

Oui, c’est mystérieux. D’autant, ajoute un autre spectateur, que le film n’est pas aussi apolitique qu’il le semble. Cette impression d’embourbement, c’est une expression de l’état du pays pendant les années Brejnev, marquées par un sentiment de sur-place. Il y a une dimension critique du cinéma de Mouratova, qui, c’est vrai, reste ici très implicite mais qui deviendra évidente dans le film qu’elle réalisera à la fin des années 80 : Le Syndrôme asthénique. Le spectateur conseille le film à ceux qui ne l’ont pas vu, en particulier à ceux qui n’ont pas aimé Les Longs Adieux. Selon lui, c’est très fort de réussir un film encore plus noir que Les Longs Adieux sur une période qui fut pourtant le contraire de la stagnation, à savoir celle de la perestroïka.

Pourquoi accentuer autant la noirceur des Longs Adieux ? Une spectatrice la trouve contrebalancée par une grande fantaisie. S’il y a une influence de la Nouvelle Vague, elle est aussi là. La spectatrice regrette qu’on n’ait pas davantage discuté du personnage de la mère. Elle l’a aimée pour ses excès et ses caprices, pour le fait qu’elle est très loin du rôle de la mère modèle. Et elle la trouve plus intéressante que son fils car plus paradoxale : elle est extrêmement superficielle mais c’est elle qui vit en profondeur le drame de la séparation. Bozon a donc eu tort de faire du jeune homme à la fois le héros et le double mimétique du film. C’est elle, le vrai double mimétique, car la fantaisie babillante du film est plus à l’image de cette mère bavarde que de ce jeune homme taiseux.

L’embourbement et la fantaisie : les deux pôles qui caractérisent les Nouveaux Cinémas des années 60 ?





Les Longs Adieux de Kira Mouratova, URSS/Ukraine — fiction — 1971 — 1h35 — noir et blanc


La rubrique « Cinéma à l’aveugle » est en partenariat avec le cinéma « L’Archipel », 17 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

Plus de renseignements ici : https://www.larchipelcinema.com/



 

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