top of page
  • Photo du rédacteurSerge Bozon & Emmanuel Levaufre

Sur 'Innocence sans protection' de Dušan Makavejev


Innocence sans protection (c) Avala Films


Le principe du Cinéma à l’Aveugle, le ciné-club de Serge Bozon à l’Archipel, est de montrer des films qu’il n’a pas vus pour en parler ensuite avec le public – tout le monde découvre le film en même temps, donc la parole est plus collective : il ne s’agit pas de venir exposer ses connaissances personnelles mais de se demander à plusieurs ce que vaut un film.

Il arrive que le film soit choisi et présenté par quelqu’un. Le 4 janvier 2024 à 20h, Emmanuel Levaufre présentait Innocence sans protection, un film yougoslave de 1968 réalisé par Dušan Makavejev : « J’aurais pu choisir le premier Makavejev, L’Homme n’est pas un oiseau. C’est un film que vous auriez sans doute tous aimé. J’ai préféré son troisième film, que j’aime beaucoup également mais qui est plus discutable et devrait donc mieux se prêter à la discussion. Je crois qu’il vaut mieux le voir comme je l’ai vu : dans un état d’innocence sans protection. Donc je ne vous en dirai presque rien. Voici juste un extrait de ce que Makavejev en disait aux Cahiers du cinéma en 1969 : « Le film a été terminé le 3 juin 1968. Le même jour, trente édifices étaient occupés à Belgrade par trente mille étudiants. Tout ce qui m’avait animé pendant le montage […] s’incarnait dans la vie, devenait réalité. Avant le printemps tchèque, le mai français ou juin en Yougoslavie, nous étouffions d’impuissance dans un monde où la technique prend de plus en plus de place. Nous vivions en pays étranger, dans un pays qui n’appartenait à personne, où régnait une terreur invisible. Nous rêvions d’un nouveau lieu où vivre. Mai et juin nous ont montré que nous sommes chez nous là où nous vivons, que nos pays nous appartiennent. » Bonne projection ! » Levaufre s’est trompé : les spectateurs ont très peu discuté le film et le débat s’est très vite terminé.

Innocence sans protection est un film de montage chaotique, une sorte de documentaire tragi-comique sur le premier film parlant serbe, lui-même une sorte de mélodrame, tourné clandestinement pendant l’occupation allemande, par et à la gloire d’un surhomme, athlète-acrobate, aux muscles et dents d’acier, Aleksic.

Bozon intervient immédiatement après la projection : comment parler de ce film dément ? Il pense à un autre documentaire sur l’occupation allemande, Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls, au montage tout aussi éclaté. Ce qu’on perd en intelligibilité historique générale, par un tel éclatement, on le gagne en singularité humaine. Dans le film d’Ophuls, on voit des gens parler longuement mais sans savoir ce qu’ils furent pendant la guerre (soldats, résistants, collabos, commerçants…). C’est très tardivement, dans la seconde partie ou au générique final, qu’on comprend qui fut quoi. On découvre par exemple qu’une des personnes les plus humainement passionnantes fut un collabo. Le fait de ne pas le savoir pendant plusieurs heures rend la singularité de sa présence plus pure – le jugement moral étant suspendu d’office.

Dans le Makavejev, l’opacification chaotique ne se fait pas au bénéfice de la singularité des personnes mais de la singularité du collectif, disons même du pays. Ce qui est fort : plus le film rejoint la dimension foraine, primitive, du cinéma (montrer un Hercule faire des prouesses physiques en silence dans un plan fixe), plus la liberté dont il témoigne est celle d’un pays en lutte pour sa propre liberté.

Le film de 1942, montré intégralement mais de manière fragmentée dans celui de 1968,  est incontestablement primitif. Est-il nul, est-il super ? Dur de répondre. Levaufre en lit le scénario original qui tient en quelques mots : « Amour, compétition, pauvre orpheline, homme riche, bel acrobate, affreuse marâtre, bagarre, police, justice, happy end. »

Est-ce vraiment un acte de résistance que de réaliser un tel film en 1942 ? Un spectateur prend la parole : oui, le film a bien été fait dans la clandestinité, mais Aleksic n’a rien d’un résistant. Il est montré comme un Narcisse, préoccupé davantage de sa propre gloire que du sort de son pays. Le film de Makavejev serait donc sarcastique, ou du moins ironique. Les extraits d’actualités d’époque (souvent de la propagande collaborationniste) et la colorisation à la main de certains plans en noir et blanc témoigneraient de cette distance. D’autres spectateurs ne sont pas d’accord : la joie éprouvée à la vision du film n’est pas liée à la moquerie. Aleksic est un bricoleur infatigable, « incroyable mais vrai ». Il fait rire parce qu’il est sidérant, pas parce qu’il est ridicule. Levaufre lit un autre extrait de l’entretien de Makavejev. On lui demande quelle est sa distance par rapport à Aleksic : « Nulle. Aleksic est un grand homme, une sorte de monument national, comme le général de Gaulle… » « Hum... », commente l’interviewer des Cahiers. « … Ou le maréchal Tito. Non, si vous voulez, la seule ironie qu’il y ait, c’est […] une ironie sans distance, […] de l’ironie avec de l’amour […]. Quant aux couleurs, je n’y ai mis aucune intention sarcastique. C’est pour donner plus de beauté au film, simplement dans un but décoratif. N’oubliez pas le sous-titre du film : « Un bon vieux film trouvé, redécoré et commenté par Dušan Makavejev ». Même les séquences tournées en couleurs avec Aleksic et les acteurs survivants font partie de la redécoration. Or c’est une redécoration qui cherche à donner l’idée la plus fidèle possible de la manière dont Aleksic perçoit le monde. Par exemple, si j’ai rajouté quelques couleurs à certains portraits visibles dans le décor de son film, c’est parce que j’ai vu dans son appartement un portrait de lui-même coloré de cette façon. » Makavejev se voit-il comme un bricoleur rendant hommage à un autre bricoleur ? Ou ses propos sont-ils eux-mêmes, comme le sous-titre du film, ironiques ?

Une spectatrice intervient. Elle se demande comment distinguer le militantisme yougoslave du nationalisme serbe. Personne n’a de réponse claire et précise, mais on rappelle que Tito était Croate, que l’équipe du film de 1942 était Serbe, que la Serbie était occupée par les nazis, et que, dans le film de 1968, les formules qui relèveraient du nationalisme serbe viennent plutôt des extraits d’actualités.

Un désaccord reste : s’agit-il juste d’une curiosité historique ou d’un film unique sur une histoire unique ?

Bozon propose un outil de réponse, L’Etrange Défaite de Marc Bloch. Une première partie, qui raconte quasi en direct la débâcle française du point de vue purement humain-aléatoire des micro-expériences concrètes de la guerre au jour le jour. Une seconde partie qui essaie d’analyser les causes générales de la défaite. Le film de Makavejev est comme la première partie sans la seconde (que de l’ultra-singulier sans aucune possibilité de discours général ou même d’intelligibilité minimale), d’où l’intérêt d’un débat, qui devrait pouvoir faire surgir l’intelligibilité et le discours.

Pourtant le débat s’arrête. Est-ce parce que c’est un film politique yougoslave inscrit dans l’histoire des Balkans, et que l’histoire des Balkans, tout le monde sait que c’est important mais personne n’y comprend rien ? Est-ce parce que le ton du film (sarcastique, respectueux, ou ni l’un ni l’autre) est incertain ? Ou bien est-ce simplement parce que le film est tellement sidérant qu’il laisse le spectateur sans voix ? Levaufre dit que la première fois qu’il l’a vu, il y a deux ans, il a été surpris du peu de rires dans la salle. Projeté à Paris 25 ans plus tôt, la majorité des spectateurs aurait probablement ri ostensiblement. Pas forcément pour de bonnes raisons : par peur de paraître dupes ou pour se moquer du surhomme de foire. Aujourd’hui, nous sommes peut-être dans l’excès inverse. Nous ne cachons pas notre désarroi, mais nous détestons l’éprouver. D’où l’échec du film quand il est ressorti il y a deux ans. Ce serait pourtant bien de pouvoir aimer un film qui nous laisse sans voix, non ?






Innocence sans protection

Titre original : Nevinost Bez Zastite

Réalisé par Dušan Makavejev

Écrit par Dušan Makavejev, Branko Vučićević (Yougoslavie, 1968)

77 minutes, Couleur et Noir & Blanc


Voir bande-annonce :



 

La rubrique « Cinéma à l’aveugle » est en partenariat avec le cinéma « L’Archipel », 17 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

Plus de renseignements ici : https://www.larchipelcinema.com/

bottom of page