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  • Photo du rédacteurJuliette Riedler

Sur "Icon of French Cinema" de Judith Godrèche


Judith Godrèche (c) Arte.tv

Dans la série Icon of french cinema, mise en ligne sur Arte.tv, Judith Godrèche met en scène sa situation réelle, son retour dans le champ du cinéma français, et en fait l’occasion d’une réflexion sur son métier, sur la parentalité, sur la liberté. La réalisatrice et actrice associe très directement les aléas de la carrière d’une actrice dans le milieu du cinéma à la domination masculine, sans jamais céder à la binarité, ne cessant d’interroger ses propres fantasmes et fantômes sur le chemin. Si l’on a beaucoup parlé, dans le sillage de #metoo, de sororité, c’est-à-dire de soutiens entre femmes – qui reconduisent parfois des modes de la domination masculine (une alliance entre femmes puissantes qui se servent les unes les autres pour s’octroyer une part de visibilité) – on a moins parlé de la relation entre générations, comme du jeu des représentations pour l’actrice elle-même.

 


La domination masculine dans le milieu du cinéma

 

            Dès l’ouverture de la série, Judith Godrèche perd le rôle pour lequel elle est revenue en France car une des sociétés de production menace de se retirer au motif qu’elle est distribuée dans le premier rôle : un des cadres de cette société de production est le meilleur ami du premier conjoint de Judith Godrèche, qu’elle a jadis trompé. L’entre soi masculin fait barrage à la carrière de l’actrice et à sa longévité ; un esprit de vengeance est entretenu à son égard en dépit du caractère indirect du lien (l’homme en question n’a pas été trompé par Judith Godrèche, mais son meilleur ami). Voilà les prérequis au retour de Godrèche sur les plateaux de tournage.   

            À cela s’ajoute le culte des vedettes et la confusion entre actrices (Judith Godèche est régulièrement prise pour Juliette Binoche), confusion qui finit par intervenir dans la psyché de ces dernières et fabriquer une compétition/opposition depuis l’ordre de la fiction. « Dans L’homme au masque de fer, elle [Juliette Binoche] était la bonne personne, j’étais la mauvaise, je me suicidais », raconte Godrèche à sa domestique. Fiction que l’actrice retrouve dans le réel, puisque c’est à Juliette Binoche que l’on propose le rôle dans le film duquel elle a été éjectée… Binarité chérie par les hommes qui jouent à reproduire dans la vie ce que la fiction (et L’homme au masque de fer a été écrit et produit par des hommes) agence.

            La forme d’une alliance entre actrices prend alors une drôle de tournure, dès lors que la seule autre actrice de la génération de Judith Godrèche dans la série, Carole Bouquet, qui joue son propre rôle, affirme qu’elle « ne s’est jamais sentie menacée par la dominance masculine. Je sais qu’elle existe mais j’ai vécu toute ma vie en me pensant aussi forte que les hommes. » Il suffirait donc d’un bon vouloir, d’une bonne disposition d’esprit qui consisterait à rehausser en soi-même sa propre estime de soi pour ne pas se laisser affecter par la « dominance masculine ». Bouquet soutient ensuite ne s’être jamais battue pour un rôle mais s’être battue pour un homme, avant de citer Lacan sur le désir… Être une actrice, oui, mais avant tout être une femme, et une femme hétérosexuelle, d’abord dévolue à l’amour d’un homme.

 



 

D’autres relations entre femmes

 

            Si la série n’est pas très optimiste sur une possible intimité ou un partage d’expérience avec actrices de la génération de Judith Godrèche, elle ouvre sur d’autres types de rapports entre femmes, autant de cercles d’inscription : le travail avec l’agente, la maison avec la domestique, la famille avec la fille.

            L’agente est une des principales figures féminines avec laquelle Godrèche interagit. Elle n’est pas une concurrente, bien au contraire, c’est elle qui est sensée lui trouver des rôles assurant son retour empanaché sur les écrans français. Ensemble, elles mangent – toutes leurs scènes ou presque ont lieu dans divers types de restaurants ou pâtisseries parisiennes –, parlent de sexe (hétérosexuel), et de travail. Sauf que l’agente littéraire est impuissante à imposer Godrèche dans son rôle, qu’elle travaille aussi pour Marion Cotillard, et qu’elle « vole » à Judith Godrèche le mari que cette dernière imagine que sa psy lui réserve. Autrement dit, l’agente ne cesse de rompre le fantasme de l’actrice, de la confronter au réel.

            Le réel que l’actrice choisit et sur lequel elle a prise, où elle trouve sa puissance, c’est l’immense loft qu’elle habite dans le onzième arrondissement (ayant vécu là, j’ai reconnu le square Lacharrière où on la voit passer souvent), c’est son lieu de repli. Elle y retrouve son alliée, Kim, sa domestique thaïlandaise, une femme sans papiers, ainsi qu’elle le dit au mitan de la série, vouée au chantage d’un homme qui lui promet de l’épouser et en profite pour la séquestrer. Judith Godrèche offre à Kim de vivre avec elle et partent ensemble en vacances, où nous rencontrons autrement cette femme, et apprenons notamment son vrai prénom, Mutya, dans un aveu amoureux à un prof de surf sur une plage. L’aide que s’apportent les deux femmes fonctionne en réciprocité, dans des types différents mais équilibrés de soutien – affectif, financier.

            Enfin, Judith Godrèche est mère, et la relation avec sa fille est particulièrement étudiée dans la série. Zoé apprend la danse et se destine à devenir danseuse professionnelle. Elle est un peu plus âgée que sa mère lorsque celle-ci quitte le cocon familial pour se mettre en couple avec un homme de quarante ans, réalisateur célèbre qui lui offre son premier grand rôle au cinéma, avec qui elle achète à quinze ans un appartement. Bien plutôt que d’orchestrer, comme c’est malheureusement souvent le cas, une sorte de rivalité mère/fille, la réalisatrice donne toute la place à la plongée mémorielle que suscite en elle l’adolescence de sa fille. (Re)découvrant « ce que c’est, une fille de seize ans », elle est saisie par des moments de son histoire, cherche à y voir plus clair. Comment se positionner comme mère lorsqu’on a le sentiment que la sienne a manqué ? Lorsque l’on a la sensation d’avoir fait de mauvais choix, le sentiment de n’avoir pas été suffisamment protégée par ses parents ? Comment faire pour que l’histoire, la sienne, et la souffrance qu’elle a induite, ne se répètent pas ?

 


Judith Godrèche (c) Arte

 

Face au(x) père(s)

 

            La qualité du dialogue entre la mère et la fille, le fait que Judith Godrèche raconte à sa fille ce qu’elle considère aujourd’hui comme des erreurs, permet sans doute à Zoé de ne pas « aller plus loin » avec le chorégraphe dont elle croit être éprise. Elle finit par lui tourner le dos. Il y a cette phrase importante, me semble-t-il, de Godrèche à sa fille alors qu’elles sont en train de fumer un joint ensemble (« juste une taff ») : « si j’avais su que je serais ta mère, je ne l’aurais pas fait [s’installer avec un homme presque trois fois plus vieux qu’elle]. » Judith Godrèche réussirait-elle là où sa propre mère aurait échoué ?

            Nous avons appris lors d’une scène chez sa psychanalyste, appelée par l’actrice sa « mère idéale », que sa mère a quitté le foyer familial alors qu’elle avait huit ans. Dans une presque ultime scène, la réalisatrice-actrice fait intervenir sa mère pour la première fois, et lui demande pourquoi elle l’a laissée partir avec « un homme de quarante ans », pourquoi elle ne s’est pas interposée. Coup de théâtre : sa mère lui répond qu’elle l’a fait : « J’ai essayé de le dire. Je n’avais aucune légitimité à tes yeux. J’avais quitté la maison. […] Ma voix était inaudible. » La mère évoque « la puissance » du père, et « son amour écrasant, tout comme son savoir ». Dans ce bref échange, Judith Godrèche évoque trois points comme autant de reproches à l’endroit de la responsabilité maternelle, présentée comme nécessairement fautive. À chaque fois elle est retoquée par sa mère qui la corrige, restitue ce qui s’est vraiment passé, en tout cas à ses yeux à elle, adulte à ces moments. Non, Judith et sa mère ne se voyaient pas seulement dans sa voiture à la sortie de l’école avec un pain au chocolat. Oui, la mère a fait rapporter à sa fille les bonbons qu’elle avait volé à la boulangerie. Oui, la mère s’est opposée à l’autorisation donnée par le père à sa fille de partir avec ce réalisateur trop âgé.

            « Tu réécris la réalité, c’est normal, on le fait tous », dit sa mère à Judith Godrèche. Or lorsque cette mère demande à sa fille pourquoi elle n’interroge pas son père sur cette même question, « Pourquoi t’a-t-il laissée partir ? », la voici qui répond : « Non. Non. Moi tout ce que je veux c’est me réveiller dans un monde où il est heureux. Dans un monde où rien ne peut lui arriver, jamais. » Elle en rajoute une couche : « Tu me demandes de lui en vouloir de m’avoir laissée partir mais moi je m’en veux, moi je m’en veux de l’avoir laissé tombé. » Outre le flagrant délit de réécriture – ou, disons, d’interprétation abusive, car la mère n’a rien demandé de tel, simplement soulevé la possibilité d’une question – l’actrice refuse de connaître les motifs de son père au prétexte de le laisser dormir tranquille, chérissant la culpabilité de l’avoir abandonné comme une ultime preuve de son existence à ses yeux. En renonçant à renoncer au rôle que ses parents lui ont plus ou moins consciemment octroyé (ils sont tous deux psychanalystes…), celui de « petite femme de son père », que fait Judith Godrèche si ce n’est être non plus la femme mais la mère de son père ? Et encore, quelle est cette mère qui construit une bulle de silence autour de son « enfant », soi-disant pour protéger son sommeil, assurer son réveil « heureux » (on dirait alors « aveugle ») ?

            Une grande gifle que ce ferme renoncement de la part d’une fille à faire entendre sa voix à son père, que je ne peux m’empêcher de mettre en regard avec la lettre à son père d’Adèle Haenel, il y a quatre ans de cela, lue sur le plateau de Médiapart en novembre 2019.

            Adèle Haenel et Judith Godrèche ont en commun d’avoir commencé leur carrière au cinéma très tôt, et d’avoir été victimes dès leurs débuts d’abus de la part de ces hommes de pouvoir que sont les réalisateurs. Les abus dénoncés par Adèle Haenel et le nom de Benoît Jacquot finalement prononcé par Judith Godrèche pour nommer la personne qui l’a « ravie » à sa jeunesse ne font toutefois pas du tout l’objet d’une conclusion « sorore » à l’endroit du père, auquel Adèle Haenel adresse une lettre publique où elle dénonce son invitation au silence, auquel Judith Godrèche évite toute forme de confrontation. « Il pensait que rien ne pouvait m’arriver, comme si j’étais magique », dit Judith Godrèche à sa mère au sujet de son père. Est-ce que révéler à son père ses sentiments d’enfant risquerait de lui faire perdre ce caractère « magique », indispensable, on s’imagine, pour une actrice ? Ce caractère « magique », puisqu’il la nie comme sujet de désir, puisqu’il n’est qu’à moitié, que dans une certaine mesure, à son écoute, n’est-il pas plutôt une forme d’enfermement dans une image ? Perdre son caractère « magique » aux yeux de son père, ne serait-ce pas aussi retrouver de l’agentivité et un certain courage qui permettrait de remettre en question moins l’amour de son père que certains de ses actes ? Est-on capable d’affronter la peur de faire perdre à son père le pouvoir qu’il croit avoir en ayant créé une fille « magique »… ? Est-on capable, finalement (et je pose un « on » collectif, qui enjambe la figure de Godrèche pour toucher tout le monde) de renoncer aux rôles prévus pour nous par nos parents, de bifurquer, de changer de route, de s’inventer de « vrais » désirs (et non celui d’entrer dans le désir de l’autre, que l’on admire, qui nous surplombe ou nous domine dans l’ordre de la parenté, de l’âge, de la renommée) ?

 

 

            Avec la lettre de défense à Gérard Depardieu, signée entre autres par Carole Bouquet, on a parlé du « vieux monde » qui ne veut pas mourir et s’accroche à ses privilèges. Judith Godrèche se situe à un endroit intéressant, qui accepte d’être remise en question par sa fille, est du côté du soin, de la vie et du rire. Elle crée une série aux ramifications et possibilités d’éclairages nombreuses. Au milieu de cela, comme un point aveugle, elle refuse catégoriquement d’engager la conversation avec son père à l’endroit de sa plus grande blessure, de celle qu’elle cherche encore à soigner avec cette série, à cinquante ans passés. Question pourtant intéressante, qui en intéresserait plus d’un·e, de savoir pourquoi un père laisse sa fille partir avec un homme plus âgé, proactif dans cette action en lui délivrant un titre légal d’émancipation. Pourquoi un père est-il empêché, en lui-même, par lui-même, de considérer sa fille comme une enfant, et non comme une, ou sa femme ? Si l’actrice se complait dans l’identification au rôle que son père lui a fait jouer enfant, celui de la « petite femme », et avec le concours de sa mère, on voit bien qu’elle draine là et se débat au milieu de tout un jeu de projections qui touchent aux « arcanes majeures » de notre société : la quête de liberté des femmes – la mère de JG qui quitte le foyer –, la souffrance non soignée des hommes – le père de JG a été abandonné lors de la guerre 39-45 – le désir de jeu de l’enfant – qui fascine tant les adultes, tant éloignés de cette inventivité par le travail de la norme… –  que l’on retrouve en retour dans le désir de jeu de l’actrice…







Dernier livre paru de Juliette Riedler, 7 femmes en scène : émancipations d’actrices, Extrême Contemporain, novembre 2022, 238 pages, 22 €


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