Anouk Grinberg : La lignée de Méduse (Respect)
- Simona Crippa
- 5 mai
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La photographie de Sarah Moon qu’Anouk Grinberg a souhaité voir placée en couverture de son livre, nous met déjà face à la tristesse empreinte de fermeté avec laquelle la comédienne et artiste témoigne de sa vie de femme. C’est une image-mémoire, un noir et blanc d’un chaud argenté, daguerréotypée, pure, polie. Image-miroir qui appelle et rappelle les souvenirs enfuis. C’est en effet du puits profond de cette image-archive qu’Anouk Grinberg nous parle : « je ne suis plus une victime, je fais face au système qui a tenté de me broyer et d’en broyer des millions ». Depuis ses yeux mélancoliques, ce visage qui n’arrive pas à sourire, qui ne peut se forcer à sourire, avec ses bras croisés qui ferment un manteau mais qui semblent veiller surtout à protéger le corps, cette image nous parle. De son corps qui a été abusé, violé. Cette image crie depuis ses lèvres fermées : Respect. Pas de point d’exclamation parce que ce mot est synonyme d’une confiance regagnée, d’une détermination conquise. Un titre qui incite à l’écoute et à la considération. C’est fini, nous dit Anouk Grinberg, en son nom et au nom de toutes les femmes abusées. #MeToo a été une avalanche salutaire, on ne peut plus, on ne doit plus se taire.
La parole est le grand combat contre l’impunité. Car parler, c’est le seuil que la société patriarcale défend de dépasser, c’est la « violence sourde des dominants », comme elle écrit, qui se protègent entre eux telle une caste, en imposant le silence, en pratiquant l’omertà, règle première du système mafieux. Sans doute, la première cellule mafieuse n’est autre que la famille, vérolée par la loi patriarcale qui s’y déploie depuis des millénaires. Faisant des femmes des êtres à la merci du bon vouloir masculin, faisant des mères des femmes malheureuses, cette loi tue. La mère d’Anouk Grinberg n’échappe pas à cette règle avec une carrière d’artiste brisée par quatre maternités en quatre ans, celle de la petite Anouk étant la naissance de trop, la mère sera stérilisée à son insu « on a attendu qu’elle soit endormie ». Utérus exploité, utérus refermé. Une terrifiante épreuve supplémentaire dans une vie de femme objet, diagnostiquée par la suite maniaco-dépressive, « [p]ersonne à la maison ne lui parlait normalement, on lui mentait comme on ment aux fous », consignée sans cesse à des allers-retours en hôpital psychiatrique. Violence patriarcale et violence médicale allant de pair. Dépossédée de sa vie, faisant de son désespoir le désespoir de sa fille, cette mère n’en finit pas de se suicider et d’abandonner sa fille. Un schéma classique de l’expérience mère-fille dont la société patriarcale se sert, psychanalyse comprise – la relation humaine privilégiée est celle mère/fils selon Freud – afin de continuer à bâtir le stéréotype des rapports complexes et dévastateurs du féminin. Parfois rapportées comme symbioses mortifères, à l’exemple de Mme de Sévigné et sa fille, ces relations ne montrent que la volonté d’ignorer les femmes et Grinberg le souligne « [l]e féminin n’a pas été chéri à la maison ». Voilà dès lors une mère-surtout-épouse au service d’un mari puissant, le PDG de Gilette et Dupont, le futur universitaire et homme de théâtre si célébré : Michel Vinaver. Trop occupé à vivre pour soi – c’est bien sûr pour la gloire du grand homme que l’on a sacrifié une femme – le père n’a aucunement œuvré à l’épanouissement de sa fille. Personne n’a donc protégé la petite dernière de la violence qui allait s’abattre sur elle.
Violée à sept ans par le beau-père de sa copine. Incestée ensuite par son frère. Des traumas desquels on ne s’en sort pas indemnes. De là à taper à la porte du loup, il n’y a qu’un pas : Bertrand Blier. C’est son nom. Et toutes les situations dégradantes qu’il a fait jouer à la comédienne. Sa chose, sa proie. Empêchée de travailler avec d’autres réalisateurs, obligée d’assouvir tous ses fantasmes érotiques, tous ses désirs sadiques allant nourrir la culture du viol qu’il projetait dans ses films, Grinberg est également soumise à la violence verbale de l’homme cinéma : « Écoute, pour une fille qui s’est fait mettre un œil de veau dans le cul par Depardieu, je te trouve bien bégueule » ; « T’es une pute ! Mets tes talons aiguilles et retourne au tapin ! ». La comédienne n’arrive pas à réagir. Comme souvent dans ces conditions d’emprise, la femme crée un homme à aimer : « j’ai inventé sa bonté, j’ai tartiné sa violence de confiture mentale », « mon besoin d’amour m’a fait tout confondre ». La lucidité dont Grinberg fait preuve à travers ces phrases simples et incisives, directes et explicites, sans tournures faussement esthétiques ou poétiques, touche profondément : « La question n’est pas de dézinguer un artiste tordu, mais de comprendre pourquoi j’ai participé à ma propre démolition. » Écrire et s’écrire pour déconstruire.
Dans ce sens, la franchise d’un aveu de complicité à l’omertà qui protégeait les agissements de Gérard Depardieu sur les tournages est également à souligner : « Nous étions tous là, et nous regardions » ... Fanny Ardant gagnerait en estime si elle pouvait en faire autant, mais, classe des dominants oblige, elle invite plutôt son ami Gérard à jouer pour elle dans le film qu’elle dirige, afin de redorer le blason de l’invincibilité patriarcale. La même complicité que Maïwenn offrant à Johnny Depp le premier rôle dans Jeanne du Barry. La famille du cinéma a toujours aimé alimenter et vivifier l’imaginaire lié à la violence faite aux femmes. Et Blier, nous dit Grinberg, est l’un des premiers à avoir « dégoupillé » l’agressivité et la misogynie de Depardieu. Poussé à brutaliser et à molester le corps des femmes « pour rire », le comédien a commencé à régner en maître. Acclamé par la critique, devenu culte [sic !], Les Valseuses est pourtant un film d’une cruauté rare envers les femmes, ne représentant à l’écran que des corps offerts à la maltraitance de deux abrutis. Le viol rôde sans cesse, glorifié. Réalisateur et critiques imposent cette vision du monde où le féminin n’est qu’un butin parmi les nombreux butins de la masculinité. « Ça débecte » lance Grinberg. Et c’est nécessaire de le dire et de le lire. Même a posteriori, même après tant d’années car la masculinité toxique continue de sévir dans l’industrie cinématographique et on ne le dit pas dans les magazines de cinéma, on ne le dit pas à Cannes, on ne le dit pas sur les réseaux.

Anouk Grinberg ajoute ainsi son nom à ceux d’Adèle Haenel, Judith Godrèche, Isild le Besco, Anna Mouglalis et tant d’autres qui ont osé rompre la loi du silence. Reste que pour que les Méduses ne soient plus rejetées aux confins du monde, dans la plus profonde obscurité, pour qu’elles ne puissent plus être perçues comme monstrueuses parce que abusées, il faut que les Poséidon et les Persée acceptent de remettre en cause leur virilité empoisonnée et que les Athéna cessent de servir l’ordre patriarcal. Inaugurer une autre culture est possible, il faut certes beaucoup d’énergie car actuellement le monde déjà virilisé se virilise davantage. Accueillons la lignée de Méduse, écoutons-la parler et rire, mais surtout, offrons-lui la voie d’un nouvel ordre, réparée de son destin solitaire, vivante, aimante.

Anouk Grinberg, Respect, Julliard, avril 2025, 144 pages, 18,50 euros.