Le lectorat français n’est pas très friand de nouvelles, ce qui a une influence sur la création et la publication de ce genre. Cela n’a toutefois pas empêché Véronique Ovaldé de publier un recueil dont la lecture réjouissante pourrait susciter un engouement pour ce genre de récit – comme l’a confirmé l’attribution hier à l’autrice du Goncourt de la nouvelle.
Chacune des huit nouvelles de ce recueil est construite dans l’art du genre. Qu’elles soient à chute ou pas, le récit crée une véritable tension narrative pour jouer avec les hypothèses du lecteur, pour créer des effets d’attente, de surprise ou de satisfaction d’avoir repéré et bien interprété les indices. Les titres font partie intégrante du jeu. Ils se savourent avant, pendant et après la lecture. En effet, ils suscitent la curiosité comme l’antithèse du premier, « les désarrois d’Auguste Baraka » ou l’énigmatique citation « Vous êtes rayonnant de la réussite », et se révèlent très significatifs. Cette maîtrise narrative est associée à une variation des registres et des genres. Certaines nouvelles sont comiques, d’autres tragiques. Certaines pastichent le récit d’escroquerie, d’autres la romance ou le conte.
Elles peuvent toutes se lire de façon indépendante mais elles sont reliées les unes aux autres. Ce jeu avec le lecteur commence dès la deuxième nouvelle avec le retour d’un des personnages secondaires qui devient le personnage central. Les nouvelles suivantes sont centrées sur un des personnages déjà mentionnés ou on découvre le lien du nouveau protagoniste avec l’un des personnages déjà présentés. Cette récurrence amène le lecteur à chercher à deviner rapidement quel personnage va être au cœur de l’histoire suivante mais là encore la narratrice varie ses effets en retardant ou pas les indices. Ils peuvent porter sur le personnage mais aussi sur un détail mentionné dans une précédente nouvelle, un sac, des escarpins, un jeudi d’octobre, un canapé... Cette organisation est spectaculaire car la dernière nouvelle propose une sorte de chute du recueil.
Les personnages ne sont pas les seuls à réapparaître. La voix narrative se manifeste dès la première nouvelle dans des commentaires entre parenthèses. Elle s’exprime à la première personne et s’adresse directement au lecteur qui ne peut qu’espérer la retrouver tout au long du recueil, ce qui est le cas. Elle se construit au fur et à mesure des nouvelles en introduisant des biographèmes – « (tout comme j’ai compris que mon père ne ressortirait pas vivant de l’hôpital quand il m’a dit que je pouvais me débarrasser de sa voiture). » –, en jouant sur l’effet de ce qu’elle raconte sur le lecteur – « (Je vois bien qu’il ne vous est pas sympathique. À moi non plus d’ailleurs, même si je sais qu’il a des circonstances atténuantes […] » – voire avec le contrat de fiction : « (j’aime assez l’indicibilité dans laquelle vous met ma description de Rachel, elle VEUT se faire passer pour une vieille dame, et c’est ça qui est important. Charles se moquait gentiment d’elle à ce propos. […]) ». Elle peut se faire un peu voltairienne pour se moquer ou pour dénoncer quelques travers de notre société :
« Les gens qu’il croisait qui ne connaissaient pas l’existence du prénom Hernán et qui avaient encore tendance à valoriser la rigueur teutonne (tout comme mon amie chinoise me dit toujours que son nom lui ouvre les portes de n’importe quel service d’ingénierie informatique, les humains sont accablants, je ne vous le fais pas dire) l’avaient eux-mêmes baptisé Hermann […]) »
On aurait envie d’interrompre la lecture pour pouvoir discuter avec cette voix qui nous embarque dans ces vies imparfaites pour interroger la façon dont on raconte les histoires, dont on se raconte son histoire. L’un des personnages veut se construire un destin en présentant ce qu’il a vécu comme un tournant décisif parce qu’effectivement, que ce soit dans la fiction ou dans la vie, « on aime que les choses ne viennent pas petit à petit – que ce soit dans leur débâcle ou dans leur épanouissement. On aime un coup de tonnerre, un début précis, une rencontre particulière, un virage crucial. On aime les rémissions spontanées et les changements de cap. » Pourtant, la narratrice montre, à travers ces histoires, que celles qui se construisent sans fracas, sans effets spéciaux, sont tout aussi intéressantes et plus proches de la vie :
« elle découvrit que les choses pouvaient se faire petit à petit dans un mouvement lent et presque invisible. Eclosion et vieillissement : en fait elle avait toujours soupçonné qu’il y avait quelque chose de somptueusement contre nature, et d’un peu écœurant, dans les floraisons filmées en accéléré. »
Comme l’annonce le titre, il s’agit donc de parcours qui ne sont pas spectaculaires, qui ne sont pas des success story ou du moins qui ne sont pas racontés avec les ficelles habituelles qui construisent un destin héroïque. Ce sont des vies avec de petites failles et de petites réussites dont l’adage serait « on se débrouille quand même ». Qu’ils soient protagonistes ou secondaires, les personnages ne sont pas des héros mais la voix narrative montre qu’ils sont dignes de figurer dans une histoire. Tout se joue en effet dans la façon de raconter des détails comme le jeu de reconnaissance des capitales par un son stéréotypé, ou « l’universitaire fou de fougères », la création d’une chimère empaillée, le taxidermiste fils de chamane, la collectionneuse de « mots qui, quand ils passent au féminin, deviennent des objets ou du moins perdent leur nature humaine. »
C’est tout à la fois drôle, étonnant et délicat, et même la relecture permet de découvre de nouvelles pépites.
Véronique Ovaldé, À nos vies imparfaites, Flammarion, avril 2024, 168 pages, 19 euros
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