Afin de poursuivre dans cette seconde semaine le dossier et l’enquête sur la théorie littéraire aujourd’hui, il est apparu plus que nécessaire à Collateral de sonder Vincent Berthelier sur la question. Auteur du remarquable Le Style réactionnaire mais aussi l’un des membres, avec Mathilde Roussigné, du si stimulant séminaire à Ulm des « Armes de la critique », Berthelier s’est prêté au jeu du questionnaire pour savoir dans quel état était la théorie littéraire selon lui.
Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?
Premièrement, je me suis toujours inscrit dans un cadre matérialiste, en suivant l’intuition que ce ne sont pas les idées qui font l’histoire, et que les productions idéelles sont appelées (avec les médiations qu’on voudra) par des situations économiques, inscrites dans des conflits de classe, des institutions, etc. J’aborde la littérature comme une production discursive à laquelle on accorde un statut social et symbolique un peu particulier, et cette reconnaissance symbolique s’appuie sur des signes (à cet égard, je combine volontiers le Degré zéro avec Les Règles de l’art). Mais la littérature est aussi un support de représentations, elles-mêmes produites par des situations historiques et économiques. La littérature entre dans le champ de l’idéologie, et le cadre marxiste fixé dans Le Dieu caché de Goldmann reste pour moi une référence. Deuxièmement, c’est grâce à la théorie qu’on peut travailler à plusieurs. Sans théorie, soit on fait des groupes de recherche sur un auteur, selon un fétichisme que je respecte tout à fait, soit on fait ses recherches dans son coin, qu’on partage lors de ces récurrents dialogues de sourds qu’on appelle des colloques.
« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?
Le point aveugle de toutes mes recherches (individuelles ou collectives) sur les rapports entre politique et littérature, ce sont les effets sociaux de la littérature. Il n’y a autant dire aucune manière de prouver empiriquement leur existence ou inexistence, on a seulement des indices, et plutôt contradictoires. La bonne théorie, c’est celle qui permet d’identifier ce point aveugle. La mauvaise, c’est celle qui prétend savoir (la théorie abstraite de la réception, mais aussi une certaine théorie critique gauchiste qui présuppose la vulnérabilité idéologique absolue des lecteurs et lectrices, pour pouvoir condamner politiquement des œuvres à partir d’une lecture purement interne).
Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.
La théorie ne me semble intéressante qu’à condition d’aspirer à être totalisante. Le marxisme ne m’intéresse évidemment pas dans sa version économiciste dogmatique (« tout est secondaire par rapport à la lutte de classe et à l’anticapitalisme »), mais plutôt dans ses développements récents qui essaient de donner une assise matérielle à des phénomènes comme le racisme ou le sexisme (ce qui se construit par exemple autour de la revue Théorie communiste). Je dis bien essaye : le cadre théorique unifié et satisfaisant pour comprendre les données historiques est sans doute toujours en chantier. Mais l’éclectisme théorique, c’est la ruine assurée.
La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?
La pluralité d’institutions (d’établissements de recherche et d’enseignement, d’éditeurs, de revues, etc.) est bien sûr une condition d’émergence de pensées fraîches. Mais avec tout le respect que j’ai pour les noms que vous citez, j’ai du mal à croire à l’existence d’espaces non-adoubés (et si je me retrouve à les fréquenter, je croirais plutôt qu’ils sont adoubés, d’une manière ou d’une autre…). Je m’accroche plutôt à l’idée que la rigueur intellectuelle, telle que l’institution universitaire la transmet, garde un petit potentiel émancipateur. Sinon, autant tout arrêter et écrire des haïkus.
Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?
Quoi qu’on pense de la personne de Sollers elle-même, ce qu’il résume ici doit être tenu pour un acquis fondamental de la critique, à dépasser, pas à renier. Ce n’est pas parce que celle-ci s’éloigne aujourd’hui du logocentrisme pour tenir davantage compte des conditions sociales de production de la littérature qu’il faut pour autant renier cette inquiétude des années 1950-70 vis-à-vis du langage, aussi bien le langage des textes que le langage qu’on emploie. Le fait qu’on emploie aujourd’hui une terminologie bourdieusienne qui, souvent, n’est qu’une terminologie et un nouveau langage de légitimation devrait nous le rappeler : combien de fois entend-on parler de « champ littéraire » pour désigner simplement « la vie littéraire », le « monde des lettres » ? Le concept court le risque de se dégrader en discours.
L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?
Pour répondre, il faut s’éloigner de la littérature, puisque la critique littéraire n’est plus la locomotive de la théorie. Mais les mouvements sociaux récents (féministes, antiracistes, ZADiste, sans parler des Gilets jaunes) montrent, à mon sens, que les masses se saisissent toujours très volontiers de la théorie (et pas l’inverse !), sous des formes plus ou moins solides et plus ou moins fines (de même que les révolutionnaires ne lisaient pas Le Contrat social, mais des proto-influenceurs vulgarisant Rousseau). S’il n’y a pas d’effervescence théorique, c’est que les contributions intellectuelles significatives des dernières années me semblent plutôt être d’ordre empirique, et que les intellectuel·le·s, modestement, se donnent plutôt pour tâche de corriger le tir et d’affiner les théories de leurs prédécesseurs glorieux. Encore que… on voit bien une conjonction entre mobilisations féministes, phénomènes littéraires (Ernaux, Despentes, Springora, etc.) et tentatives de renouvellement de la critique littéraire. Que ça concerne le féminisme avant d’autres domaines politiques est logique, les lecteurs étant des lectrices. Mais le reste peut très bien suivre.
(Questionnaire de Simona Crippa / Propos recueillis par Johan Faerber)
Vincent Berthelier, Le Style réactionnaire : de Maurras à Houellebecq, éditions Amsterdam, août 2022, 388 pages, 22 €