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Yannick Kéravec & Hugo Pradelle : "De par leur thématique, leur militance, certaines revues sont en critique, en lutte frontale"

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • il y a 1 jour
  • 5 min de lecture

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Du 10 au 12 octobre, en heureux partenariat avec Collateral, se déroulera le 35e Salon de la Revue. A l'occasion de cet événement, Collateral propose une Quinzaine des Revues au cours de laquelle est proposée, sous la forme d'entretiens, une exploration raisonnée de l'univers souvent trop confidentiel des revues. Aujourd'hui, grand entretien avec Yannick Kéravec et Hugo Pradelle, les organisateurs du Salon lui-même qui, dans leur édito accompagnant leur riche programme, alertent sur la situation financière critique du Salon lui-même.



Dans quelques jours s'ouvre le 35e Salon de la revue à la Halle des Blancs-Manteaux : un rendez-vous que chacune et chacun attend mais dans votre édito l'heure est à l'inquiétude la plus vive quant à l'avenir du Salon. Pourriez-vous nous expliquer de quoi il retourne ?


L’inquiétude porte sur la continuité même d’Ent’revues. « Drastique » était le titre de l’édito du 33e Salon, en 2023. Nous étions prévenus que la dotation d’Ent’revues allait baisser, de façon drastique. C’est dorénavant acté, avec une baisse de 50% de la dotation que versait le Cnl depuis 2009. Certes les financements de la culture ne sont pas globalement à la hausse. Mais Ent’revues reste un projet singulier, portant sur un ensemble de publications qui reçoit part ailleurs peu considération. Si l’on considère la « filière livre », les moyens qui circulent, les personnels engagés, les structures mises en place, accorder quelques moyens aux revues reste marginal.

On a pu nous dire que le Salon de la revue était la seule manifestation soutenue à ce niveau. Mais c’est la seule manifestation dédiée aux revues, quand les salons du livre foisonnent, en toute saison, en tous lieux, thématiques ou généraux.

Depuis 2002, nous bénéficions de l’accueil de la Mairie Paris Centre. 2026 est une année d’élections municipales : cet appui renouvelé depuis 2002 se poursuivra-t-il ? L’incertitude pèse.

Nous avons accompagné au cours des années des manifestations (Salon du Livre de sciences humaines, Revues plurielles…) : ce revenu s’est tari.

Alors avant de contacter d’éventuels financeurs, nous avons demandé, et obtenu – après passage en commission administrative–, le statut d’intérêt général, assurant nos donateurs d’un avantage fiscal. Les mécènes ne sont pas simples à trouver, dans un contexte où nombre de structures sont dans la même recherche. Et personne n’attend les revues ! Alors, tout en poursuivant cette quête, nous faisons appel au public, aux lecteurs, aux revuistes.




Diriez-vous que, plus que jamais, dans un contexte économique particulièrement hostile aux revues, le Salon de la Revue prend une dimension politique inédite ? Une dimension de résistance ?


C’est une dimension qu’il va falloir travailler.

Ent’revues reste un lieu d’accueil neutre, c’est à dire que la base de notre travail est le constat, l’information : un titre nouveau est dûment intégré à l’annuaire, gratuitement, sans conditions préalables à remplir. C’est la base, la moindre des choses. Au printemps, toutes les revues reçoivent l’annonce d’ouverture des inscriptions au Salon, sans préséance d’ancienneté, de statut…

Nous faisons appel aux dons, et aux adhésions, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Les adhérents à Ent’revues sont pour beaucoup les exposants au Salon. Ils ont apprécié la tenue de la réunion au dernier Salon, leur faisant se sentir un groupe.

Nombre de revues paraissent dans des économies contraintes, faisant de la sortie de numéros un défi à relever. C’est un travail souvent peu payé, un don de soi, une générosité discrète qui s’exercent. Les financements et subventions institutionnels diminuent : c’est patent, plus ou moins commenté selon le renom des structures concernées (la Maison des écrivains…), la dimension territoriale (les Pays de la Loire…). 

Il y a un autre danger à mon sens qui arrive, après la hausse des coûts de production ces dernières années : l’augmentation importante des coûts postaux, qui font de l’envoi d’une revue un luxe. Nous avons essayé de mobiliser lors de l’annonce de l’abandon du tarif Livres et brochures qui permettait le rayonnement de la production intellectuelle française, par l’abaissement très avantageux du prix des envois à l’étranger. Cette mesure a cessé en juillet 2025. Mais l’appel à signer et relayer une ou deux pétitions n’a pas suscité de réaction en masse. On sent une forme de résignation.

Alors Ent’revues peut susciter, stimuler une dimension collective, et le Salon peut être le lieu où cela s’affirme. 




Les revues luttent-elles selon vous contre la question de l'hégémonie culturelle telle qu'elle est pratiquée par certains groupes capitalistes ou ce que vous désignez encore les "industries culturelles" ? En quoi s'agit-il, pour vous, de leur opposer l'artisanat de la revue ?


Il s’agit moins d’opposer que de constater.

De par leur thématique, leur militance, certaines revues sont en critique, en lutte frontale.

Nous évoquons souvent une économie artisanale pour les revues, à leur corps défendant. Elles se heurtent pour la plupart à la barrière de l’échelle, ne permettant pas de bénéficier de diffusion et de diffusion comparables à celles du livre.

Des revues sont rattachées à des maisons d’édition, à des structures d’importance. Elles ne viennent pas au Salon : il faudrait payer des heures de week-end, rattraper des journées. Paradoxalement, c’est parce qu’elles sont riches qu’elles ne viennent pas. Il faudrait mesurer ensuite, titre par titre, l’adhésion à des valeurs en butte à celles des groupes que vous évoquez. Mais on ne voit pas que ces mêmes groupes publient des revues, en tant que telles.

Et puis, si les revues assuraient des dividendes confortables, cela se saurait.

Si l’on reprend à la base la définition d’« industrie », il ne semble pas que les revues s’y rattachent. Les « industries culturelles » deviennent une catégorie en soi, pour les statisticiens, les observateurs qui étudient ces domaines économiques et professionnels.

L’on peut dire en revanche que les revues sont industrieuses.




Ce qui frappe aussi dans votre édito, c'est la manière dont vous prenez toujours soin d'une année sur l'autre de rappeler la profonde identité des revues comme espace singulier d'expression. Pourquoi peuvent-elles être des espaces si inattendus selon vous ?


Par leur nature par définition moins monolithique que celle du livre (un titre-un auteur-un contenu), elles proposent une pluralité de signatures qui concrétisent des sociabilités intellectuelles, des groupes créatifs, des voix croisées, offrant des condensés de styles, de thèmes. Ces écritures se complètent ou se confrontent, se nuancent et se répondent. Elles proposent des paysages de création, de réflexion, échappant à la tyrannie du rythme de l’information, de la presse, indépendants des annonceurs : des concentrés d’époque !




Un dernier mot, comme à notre habitude, sur les trois figures majeures de notre contemporain qui viennent de nous quitter et auxquelles vous rendez hommage : Florence Delay, Jacques Réda et Stéphane Bouquet. Quelle place occupait ces trois écrivains dans la vie des revues ?


Chaque année, nous donnons aux salles dans lesquelles se déroulent les débats et les rencontres le nom de personnalités disparues récemment et qui frottent avec l’univers des revues, voisinent nos imaginaires. Ils pratiquent les revues de manière et à des échelles différentes. Mais quelque chose et de leur œuvre et de leur personnalité y infuse. Ils répondent en quelque sorte aux injonctions qui font que l’on crée des revues – pour résister, déployer de la pensée, éprouver des communautés. Ces trois personnalités se sont imposées d’évidence pour leur importance, l’amplitude de leurs œuvres, les échos qu’elles provoquent en nous. Ces choix sont un peu sentimentaux, ils rappellent l’importance d’une pensée autonome, de la singularité de voix. Nul besoin de rappeler le parcours de Jacques Réda qui fit à la fois une revue tout seul et qui anima la NRF, la place délicate de Florence Delay dans nos parcours de lecteurs, le surgissement énigmatique et divers de Stéphane Bouquet. Qu’ils fassent des revues, qu’ils leur confient des textes, ces écrivains participent d’une organisation commune, souterraine, résistante. C’est un art de la divergence, de la sympathie, qui portent tous ceux et toutes celles qui ont le courage et l’énergie de faire des revues. Se souvenir d’eux, prononcer leur nom, c’est à la fois s’encourager et se redire la nécessité de poursuivre, ensemble, notre tâche. Nul doute que l’on parlera d’eux pendant ce Salon. 




Le 35e Salon de la Revue se tiendra ces vendredi, samedi et dimanche 10, 11 & 12 octobre.

Halle des Blancs-Manteaux, 48 rue Vieille-du-Temple, 75004 Paris


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