
Agustina Bazterrica est une autrice argentine dont le premier roman, Cadavre exquis, publié en 2019 en France, a connu un succès critique et populaire. Elle y imagine une société dans laquelle un virus a décimé les animaux. Pour pallier la disparition de la viande animale, un laboratoire invente une espèce propre à la consommation à partir du génome humain.
Les Indignes est aussi une dystopie. Cependant, comme d’autres œuvres trop rapidement étiquetées, ce roman est bien plus qu’une simple projection cauchemardesque dans la catastrophe écologique. En effet, il s’agit, à travers une situation extrême, de se demander comment se confronter aux représentations du monde qui nous sont données. La narratrice montre que cela passe par les histoires. C’est en racontant et se racontant qu’elle trouve l’échappatoire.
« Sans foi, point d’abri. »
C’est le mantra de la Maison de la Sororité Sacrée que la narratrice a intégrée après des semaines d’errance dans un monde détruit par la Catastrophe qui n’est pas racontée mais seulement évoquée à travers des remarques sur la pollution de l’air, les « terres ravagées » et par le parcours de la Sœur supérieure présentée comme une « migrante climatique », qui a participé aux « guerres de l’eau déclenchées par la disparition sous l’océan de nombreux territoires, de nombreux pays ».
C’est elle qui a créé cette communauté avec celui qui n’est désigné que par un pronom personnel et qui se cache. On suppose qu’ils sont frère et sœur. Ils ont investi un monastère abandonné ou ils se sont débarrassés des moines qui y habitaient encore, pour créer une communauté féminine qui se protège de la Catastrophe grâce aux rites d’une nouvelle religion centrée sur la « divinité ancestrale », un Dieu « antérieur aux dieux créés par les hommes » :
« Il dit que c’est Dieu qui nous a offert ce recoin isolé, ce petit paradis vierge à l’eau pure qui jaillit du centre de la terre, ou des mains célestes et invisibles de notre créateur. Nous ne savons pas, nous ne comprenons pas la logique du surgissement de ce miracle, nous l’acceptons juste. Sans foi, point d’abri. »
Le frère et la sœur ont mis en place une hiérarchisation qui leur permet de diviser pour mieux régner. Au bas de l’échelle, les servantes sont des intouchables. Les Indignes n’ont aucun statut mais peuvent espérer être un jour choisies pour entrer dans le rang supérieur, celui des Elues, les trois singes du bonheur : les Saintes Mineures dont on coud les yeux, les Pleines Auras dont on coupe les oreilles et les Diaphanes d’Esprit qui ont la langue coupée. Enfin, le niveau ultime est celui des Illuminées, celles qui ont un langage particulier, inaccessible aux autres, qui ne peuvent être approchées. Pour accéder à cette étape, il faut se « débarrasser de [ses] origines, du Dieu erroné, du faux fils, de la mère négative, des idées triviales, de la saleté nocturne qui rampe dans notre sang, lente et imperceptible. » Les accessoires et les rites ne sont pas plus originaux. Les « Cristaux Sacrés » des Elues sont le « symbole et la certitude de leur sainteté », tout comme leur tunique blanche qui s’oppose à la « bure grise » des Indignes.
La Maison de La Sororité Sacrée a toutes les caractéristiques de la secte. Le gourou et son acolyte profitent de la situation de détresse des jeunes femmes, errantes, pour leur faire croire que leur sort repose sur leur soumission et leurs sacrifices. Habillée comme un soldat, c’est la Sœur Supérieure qui maintient l’ordre en violentant les Indignes et en suscitant la compétition entre elles. Elle instaure une sororité de la cruauté. Le roman commence ainsi par la satisfaction de la narratrice qui a mis des cafards dans l’oreiller d’une autre « pour qu’ils rentrent dans ses oreilles et fassent leur nid dans ses tympans, qu’elle sente leurs larves lui grignoter le cerveau ». Quand il s’agit de proposer des pénitences pour une Indigne qui doit être punie, elle veut être choisie : « je réfléchissais depuis longtemps à un châtiment exemplaire. J’ai joint les mains et supplié qu’il me revienne de le lui infliger ». Cependant, la narratrice chemine en racontant et en se racontant.
Ecrire pour s’affranchir : « ces mots renferment mon pouls. / Ma respiration »
Elle explique qu’elle écrit en cachette, qu’elle cache son manuscrit, qu’elle vole les papiers et l’encre des moines, ou la fabrique avec « l’indigo des baies vénéneuses », elle en arrive même à utiliser son sang. Le récit est fragmenté, certaines phrases sont inachevées pour symboliser la transgression que représente l’écrit dans la communauté, le danger qu’encourt la narratrice si elle est dénoncée.
Son récit commence au moment où les événements se précipitent. Des sacrifices sont annoncés pour lutter contre le brouillard, la mort d’une Elue entraîne des manœuvres des Indignes pour la remplacer et la narratrice rencontre une errante qu’elle fait entrer à la Maison de la Sororité Sacrée. Elle commence à écrire pour comprendre le présent : « Je tâche de capturer ce présent », « ce présent sans calendrier ». C’est ce moment suspendu, parallèle, nécessaire à la compréhension de soi et de ce qu’elle perçoit qui lui permet aussi de saisir ce que Lucia, la nouvelle, révèle de la communauté et de suivre un autre chemin que celui de la compétition entre sœurs, celui de la miséricorde et de l’amour.
Cette rencontre et l’écriture font resurgir les souvenirs que l’endoctrinement efface, ceux d’Helena, une Indigne qui a été enterrée vivante et ceux plus lointains de sa mère, des enfants-tarentule avec qui elle a survécu dans la rue après la mort de sa mère, puis de Circée la magicienne, la compagne de l’errance. Elle se rappelle également son rapport aux livres : « c’était l’époque où j’avais encore une mère qui m’apprenait à lire et à écrire ; qui traitait les livres avec respect et disait que c’était des merveilles contenues dans du papier, et les appelait nos amis ». Elle raconte leurs larmes quand, du toit de leur maison où elles attendent la décrue, elles voient passer leurs amis « flotter dans l’eau crasseuse », « Lispector, Morrisson, Ocampo, Saer, Woolf, Duras, O’Connor ». Ces souvenirs se mêlent à ce qu’elle vit et, comme Lucia, l’éclairent.
« La vérité est une sphère. On ne la voit jamais complètement, dans sa totalité, elle glisse dans notre gorge, dans nos pensées. »
En racontant, la narratrice se libère de l’endoctrinement de la secte. Les mots sur le papier fixent ce qu’elle voit et lui permettent de déconstruire le story telling du gourou et de sa sœur. Le cheminement se fait au fil de l’écriture. Il est symbolisé par les mots rayés, les mots interdits qu’elle fait suivre du mot attendu par la secte. L’adjectif « audacieuse » employé pour décrire une Sœur qui s’oppose aux règles de la secte est ainsi rayé et suivi du mot attendu « indisciplinée ». Les ratures deviennent plus nombreuses, ne concernent plus seulement des mots mais des pensées transgressives, au fur et à mesure que le récit avance, jusqu’à la révélation finale.
La narratrice conclut en affirmant que les pages de « ce livre de la nuit », si elles ne sont pas retrouvées par des humains « deviendront cendre et retourneront à la terre, la fertiliseront, nourriront les racines d’un arbre, alors notre histoire sera comprise par les feuilles des arbres qui pourvoient d’oxygène le monde effondré » et il renaîtra.

Agustina Bazterrica, Les Indignes, traduction de Margot Nguyen Béraud, Flammarion, janvier 2025, 190 pages, 21,50 euros