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Anna Cazenave Cambet : les mots mis en lumière de Constance Debré (Love Me Tender)

  • Photo du rédacteur: Ivan Berquiez
    Ivan Berquiez
  • il y a 4 heures
  • 8 min de lecture

Love Me Tender (c) Tandem Films
Love Me Tender (c) Tandem Films

Cela commence dans l’eau, et cela se termine au soleil. Entre-temps, quelque chose sèche. Pour savoir ce que c’est, il va falloir à Clémence beaucoup de patience.

 

Love Me Tender est beaucoup de choses. D’abord, c’est une chanson d’Elvis Presley, enregistrée en 1956, où le King promet : « Love me tender, love me true / All my dreams fulfilled / For my darling, I love you / And I always will ».

 

Et puis, dès 2020, chez Flammarion, c’est un livre : le deuxième de Constance Debré, qui, avec Playboy (en 2018, chez Stock), avait déjà décidé de mettre le feu à son nom au moyen de l’autofiction. Love Me Tenderarrivait comme une suite directe à son projet littéraire, en racontant la triste histoire de sa lutte désespérée pour récupérer la garde de son enfant. Dans ce récit, une femme, après avoir quitté le confort d’une vie d’avocate aristocrate pour une existence queer faite d’amours lesbiennes, d’écriture âpre et de nage quotidienne, se voyait retirer la garde de son fils. Son ex-mari parvenait à retourner contre elle ses choix. Il les faisait passer pour douteux, suspicieux, sans doute même violents, puisqu’aussi radicaux qu’inattendus. Pendant des mois, des années, la narratrice se voit privée de son fils, qui grandit sans que le temps ne se rattrape. D’appel en courrier, de procédure juridique en recherche de rendez-vous, la C. du texte tentait de ne rien lâcher pour pouvoir retrouver un jour son enfant, et lui faire une place dans cette vie nouvelle qui était devenue la sienne.

 

C’était un livre amer, provocateur. Couronné du Prix Les Inrockuptibles, il prenait parfois le risque de se montrer trop conscient de son effet. Il est sans doute plus facile de se faire publier quand on s’appelle Debré, ce nom de ministre, d’hôpital, de station de métro, et qu’on se montre prête à cracher sur cette lignée, à en éventer les secrets, à en déraciner la stature – pour autant, à l’époque, Constance Debré ne semblait pas assumer cet état de fait, ce qu’elle commencerait à faire avec son livre suivant, Nom. Quoi qu’il en soit, elle était déjà tout entière dévouée à l’écriture, avec une authenticité qu’il reste difficile de mettre en cause. Le style, en se réclamant de Dustan ou d’Angot à la folie, laissait pourtant souvent les lecteurices seules face à des phrases qui se refusaient de tout commentaire, de toute introspection, jusqu’à confiner à une forme de froideur. Bien que le processus ne soit pas inintéressant, il laissait inévitablement avec une question jamais résolue : est-ce qu’on est censé trouver cette héroïne cool, ou monstrueuse ?

 

Heureusement, Love Me Tender est, depuis le dix décembre, devenu encore autre chose : il est désormais un film. Le livre de Constance Debré a été adapté par Anna Cazenave Cambet, qui, par son écriture empathique autant que par sa mise en scène incisive, a su provoquer un petit miracle : faire un film meilleur que le livre dont il est tiré. En interview, la réalisatrice de trente-cinq ans raconte que le livre de Debré, qu’elle avait lu à sa sortie, l’avait beaucoup marquée par son propos sans concession sur le rapport à la maternité. Lorsque plus tard on lui propose de l’adapter, Cazenave Cambet rédige un scénario qui parvient à rester fidèle à l’œuvre qu’il entend mettre en images, tout en le décalant très légèrement vers sa propre vision éclairée.

 

On rencontre donc cette fois Clémence, incarnée par l’impressionnante Vicky Krieps, dont la profondeur de jeu n’est plus à prouver : le chagrin contenu fait parfois brèche, la rage alors en suppure, tandis que l’héroïne est confrontée à sa propre impuissance. Cette femme libre, qui a quitté son mari et sa robe d’avocate en même temps que la rive gauche et l’hétérosexualité, annonce un jour à son ex qu’elle a des histoires avec des femmes. L’homme, joué par l’excellent Antoine Reinartz, désormais habitué des glorieux rôles de méchants, essaie alors de la reconquérir. Face à son ferme refus, il fait en sorte que leur enfant, en garde partagée, refuse de voir sa mère. L’affaire est rapidement judiciarisée, mais c’est lui domine la situation, et la marge de manœuvre de Clémence se retrouve extrêmement réduite. La résistance du personnage passera par le contrôle absolu, par une forme de soumission sciemment maîtrisée, parce que Clémence le sait mieux que personne : face au système, toujours prompt à diaboliser les parcours qui s’écartent de l’hétérosexualité traditionnelle, elle ne peut pas grand-chose hormis tenter, autant faire que se peut, de montrer patte blanche – mais, et c’est là toute la force du personnage comme du film, sans jamais renoncer à son choix, celui de vivre la vie qu’elle a le besoin viscéral de vivre.

 

Le film montre donc Clémence voguer d’un endroit à l’autre, à travers des plans d’une beauté majestueuse (on reconnaît l’image magnifique de Kristy Baboul, qui illuminait déjà le premier long-métrage d’Anna Cazenave Cambet, De l’or pour les chiens, labellisé Semaine de la Critique à Cannes en 2020). Elle change d’appartement, passant de la cahute d’écrivain maudit à une coloc dans le Marais avec un jeune homme fêtard et solaire ; elle se réfugie au café en face de la piscine, avec les habitués du quartier ; elle rencontre une femme, puis une autre, puis encore une autre. Et c’est tôt dans le film qu’Anna Cazenave Cambet trouve le moyen, au détour d’une réplique, de positionner subtilement son personnage, et de faire de Clémence une figure plus lisible que Constance, tout en conservant sa complexité. Alors que Clémence retrouve sa jeune amante Elisabeth (interprétée avec charme par Tallulah Cassavetti, qui tenait le premier rôle plein de grâce dans De l’or pour les chiens), celle-ci n’en peut plus de la nonchalance de Clémence, qui dissimule mal sa peine évidente, et alors elle lui dit : « Ce n’est pas parce que tu es complètement dissociée que je dois me dissocier avec toi ».

 

Il est particulièrement intéressant de voir comment le regard de la cinéaste vient ici enrichir et nuancer celui de l’écrivaine. En passant le flambeau de l’autofiction à la fiction, une nouvelle lecture s’opère, l’écriture s’en suit, et ce qui est donné à voir transparaît clairement. L’ambiguïté que cultivait l’écriture pudique et presque hautaine de Debré se lève, et il ne reste que l’envie d’accompagner cette femme dans sa lutte pour sa liberté. Dès lors, on se tient de tout cœur aux côtés de Clémence tandis qu’elle attend au téléphone, attend en salle d’attente, attend des saisons entières, attend de retrouver son fils (Viggo Ferreira-Redier, à la présence très remarquable), dans une scène déchirante, qui a lieu dans un espace de rencontre médiatisée.

 

Le film se construit comme cette vie empêchée, faite d’avancée et de retours en arrière, d’impatience et du monde qui continue. Clémence rend régulièrement visite à son père dans les Landes, ce paysage cher que la cinéaste filmait déjà avec beauté dans Gabber Lover, son court-métrage couronné de la Queer Palm en 2016. Clémence attendra encore, écrira beaucoup, nagera tout autant, et rencontrera Sarah, qui l’aime mais aura toujours besoin de plus, interprétée par Monia Chokri.

 

L’actrice au talent multiforme semble en ce moment sur tous les tableaux : tout comme Ji-Min Park, dont l’apparition brève mais très marquante dans Love Me Tender vient répondre à son rôle dans La Petite Dernière (autre adaptation, beaucoup plus libre, d’un roman queer, cette fois par Hafsia Herzi), Monia Chokri est présente dans trois films lesbiens de cette fin d’année. En plus du rôle de Sarah, elle joue la femme enceinte d’Ella Rumpf dans Des preuves d’amour d’Alice Douard, et l’ex-compagne de Camille Cottin dans Les enfants vont bien de Nathan Ambrosioni. Cette discrète omniprésence vient mettre en évidence ce hasard de calendrier qui veut que ces quatre films donnant à voir des histoires lesbiennes sortent tous sur les deux derniers mois de l’année 2025.

 

Lors d’une interview donnée pour Télérama à Cannes (où Love Me Tender a été sélectionné dans la section Un Certain Regard cette année), Anna Cazenave Cambet, interrogée quant à cette synchronicité, en disait avec beaucoup de justesse : « La question à se poser, c’est comment nos films ont été financés. (…) C’est le déploiement d’énergie que ça nous a demandés pour pouvoir les faire dans des conditions qui souvent, au niveau du budget, ne sont pas les mêmes conditions que pour d’autres films, d’autres histoires. (…) L’idée que des jeunes femmes et des jeunes hommes puissent s’identifier à des personnages différents, c’est une des raisons de faire du cinéma, mais je pense qu’il ne faut pas omettre la difficulté de produire ces films, et la difficulté de les défendre, et de les financer. » 

 

Dans la même interview, Vicky Krieps insiste sur la difficulté de produire un film à propos d’un personnage de femme qui est vu comme pas suffisamment « aimable ». Son interprétation, et la direction d’actrice de Cazenave Cambet, viennent pourtant largement complexifier cela : selon le regard que l’on est habitué à porter sur les regards féminins, Clémence n’apparaît pas nécessairement dure ; ou plutôt, elle ne l’apparaît plus, si l’on compare avec le personnage du matériau-source ; ou plutôt, sa dureté semble désormais mise en contexte, nuancée, approfondie, adoucie at accentuée tout à la fois. Cazenave Cambet dresse le portrait d’une femme en souffrance qui peut continuer à être injuste, égoïste, imparfaite, mais qui n’est jamais incompréhensible. Il est rare, et presque inédit, de voir de tels personnages, au cinéma comme en littérature. Cela pourra en dérouter plus d’un, peut-être davantage habitué à voir des femmes victimes s’effondrer, ou se défendre par les cris et les effusions – mais ce n’est pas ce que ce film propose. On ne peut que saluer l’équipe, pour avoir su mettre en images cette histoire, mais aussi pour l’avoir défendue, contre vents et marées, dans une société qui, à l’image de ce que combat Clémence, aurait trop tendance à réduire les personnages de femmes d’une part, et de personnes queers d’autre part, à des archétypes uniques qu’il conviendrait de ne pas voir se démultiplier en trop de versions.

 

Le Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet propose une vision sans concession de ce que les institutions peuvent encore faire vivre aux femmes et aux personnes LGBTQIA+, afin de les punir de leurs vies et de leurs récits hors norme. Elle donne à voir la façon dont, entêtées, ces structures refusent d’écouter, de comprendre et d’accueillir les différences de qui ne rentre pas dans leurs cases, et celle dont les personnes concernées doivent se battre avec d’autant plus de pugnacité, d’ingéniosité et de désespoir. Cette bataille comporte des moments d’une grande fulgurance, d’autres d’une grande beauté, d’autres d’un grand tourment. Les réussites sont possibles, et ce film en est une à n’en pas douter, mais il existe aussi de très épais murs, contre lesquels beaucoup des Clémence de ce monde ne pourront pas faire grand chose d’autre que s’écraser.

 

Le parcours de Clémence commence dans l’eau de la piscine, dans laquelle elle s’efforce de donner à son corps de la force par la discipline, mot qu’elle répète comme un mantra. Et il se termine au soleil, lorsqu’à vélo, elle dévale les pentes de Belleville. Entre-temps, parmi les deux heures du film, quelque chose a séché – pour l’accepter, il a fallu à Clémence beaucoup de patience, d’abnégation, de résistance, et finalement de résignation. Cette conclusion, aussi tragique que profonde, est l’exemple ultime de la façon dont une adaptation de livre au cinéma devrait fonctionner : les mots de l’autrice sont inchangés et, pour autant, grâce aux efforts d’une autre artiste, ils semblent déployés, mis en lumière, et, plus que jamais, compris.



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Love Me Tender

Un film écrit et réalisé par Anna Cazenave Cambet

Librement adapté de l’ouvrage Love me tender de Constance Debré © Editions Flammarion - 2020

Avec Vicky Krieps, Antoine Reinartz, Monia Chokri, Viggo Ferreira-Redier

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