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Kaouther Ben Hania : L’enfance en Palestine (La voix de Hind Rajab)

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • il y a 2 jours
  • 8 min de lecture



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« Viens me chercher »

 


La Palestine au cœur


Rappelons-nous les propos de la romancière palestinienne, Suzanne El Kenz, en 2024 : « De toutes les façons, quand bien même le monde entier veut oublier la Palestine, elle rattrape tout le temps […] Est-ce une chance ou une malchance  d’être Palestinienne ? Je fais avec. La Palestine, c’est le thym. C’est l’huile. C’est beau. C’est moche. C’est violent par moments, mais c’est comme cela.  Ghaza surgit à chaque fois, revient en boomerang à chaque fois ». (Collateral, 5 mars 2024).

Et le 28 avril 2025, le rappel de l’analyse d’Elias Sanbar avec Gilles Deleuze en 1982 : « Nous sommes également les Peaux-Rouges des colons juifs en Palestine. A leurs yeux notre seul et unique rôle consistait à disparaître. En cela il est certain que l’histoire de l’établissement d’Israël est une reprise du processus qui a donné naissance aux États-Unis d’Amérique.

Il y a probablement là un des éléments essentiels pour comprendre leur solidarité réciproque. Il y a là également les éléments qui font que nous n’avions pas durant la période du Mandat à faire à une colonisation habituelle "classique", la cohabitation des colons et des colonisés ».

Parallèle que Elias Sanbar fait avec les Amérindiens dans la perspective du mot interdit sous peine d’accusation d’antisémitisme [« génocide »] mais qui peut s’élargir au sort des esclaves.

 

Je n’allais pas sans bagage voir le film de Kaouther Ben Hania. J’avais aussi en tête deux événements américains que je connais par film et romans interposés. En 2012, le film de Charles Burnett Nat Turner. Le Poids de l’héritage ; disponible en France depuis mai 2017. Le bonus du DVD est particulièrement intéressant puisqu’il comprend un extrait de James Baldwin et un article de Ta-Nehsi Coates : « Nat Turner avait-il raison ? ». Il s’agit de la révolte que mena Nat Turner le 21 août 1831 à Southampton en Virginie, conduisant un groupe de près de 70 personnes, dont une grande partie d’esclaves, à massacrer des familles entières de Blancs. La répression fut sanglante et le leader capturé et pendu. Ta-Nehisi Coates rappelle une terrible litanie de chiffres : 250 ans d’esclavage/90 ans de lois discriminatoires/60 ans de ségrégation légale/35 ans d’une politique raciste de logement.  Il cite plusieurs appels à l’extermination et au génocide des esclaves noirs dans la presse de 1831, il souligne que « la société esclavagiste américaine, dans ses fondations, était un système de violence existentielle. […] Pour comprendre la révolte de Nat Turner, pour comprendre un homme qui a précipité des femmes et des enfants dans l’oubli, il faut imaginer un monde où les femmes et les enfants noirs vivaient continuellement sous la menace du même sort. L’esclavage était une guerre contre la famille noire. Surtout, il ne faut pas y voir une super-morale transcendante ».

 

Vingt ans après, l’abolitionniste blanc, John Brown, fut exécuté. Lui aussi avait choisi la violence comme seule issue à l’éradication de l’esclavage. Victor Hugo, alors en exil, adressa une lettre d’Hauteville-House, le 2 décembre 1859, aux journaux d’Europe et d’Amérique, qui ne parvint qu’après l’exécution de John Brown. A Pottawatonnie au Kensas en 1856, il massacra, avec ses cinq fils et ses hommes, cinq colons esclavagistes, « légions de Satan » selon ses termes. Le 16 octobre 1859, il attaquait avec les siens l’arsenal fédéral de Harper’s Ferry pour récupérer des armes, persuadé que les esclaves noirs le rejoindraient. Ce ne fut pas le cas : arrêté, jugé, il fut pendu en décembre 1859. Après avoir décrit le procès et l’état des condamnés, Victor Hugo écrit : « J’affirme sur l’honneur que cela ne s’est point passé en Turquie, mais en Amérique.

On ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde civilisé. La conscience universelle est un œil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jurés possesseurs d’esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu’un ».

 

Que dirait Victor Hugo du sort réservé à Hind Rajab ? « On ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde civilisé. La conscience universelle est un œil ouvert »…

 



L’authenticité d’une voix

 

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On sait que le destin d’Israël est totalement lié à celui des Etats-Unis et de nombreuses raisons sont données pour justifier ce lien. En regardant, enfoncée de plus en plus  dans mon fauteuil au fur et à mesure que les images du film m’investissaient en salves d’horreur, la voix de Hind Rajab pénétrait mon corps, mon cœur et mon esprit. Les deux faits états-uniens du XIXes., que j’ai analysés à travers des romans, se sont imposés à moi car le film permet de voir : « on les voit. Il y a quelqu’un ».

Notre impuissance, notre compassion et notre solidarité qui ne sait plus comment se concrétiser.

Kaouther Ben Hania, cinéaste de talent, trouve dans l’expression cinématographique le moyen d’affronter l’impuissance que nous ressentons tous. Elle déclare : «  Ce que j'ai ressenti, c'est que Hind me demandait de l'aide et que j'étais impuissante ».

Son film choc, présenté à la dernière Mostra de Venise, visible dans les salles en France depuis le 26 novembre, a été récompensé par un Lion d'argent, Grand Prix du jury et a été acclamé pendant 24 minutes.

 

Le 3 novembre 2025, mon article rendant compte de l’ouvrage coup de poing de Francesca Albanese consacrait déjà son premier chapitre à Hind, sous le titre, « Hind - Qu’est-ce que l’enfance en Palestine ? » A partir de la mort violente de Hind Rajab (6 ans) fin janvier 2024, à Gaza, dans une voiture fuyant après le énième ordre d’évacuation, la voiture est mitraillée : « douze jours plus tard, on retrouvera son corps dans cette même voiture criblée de plus de trois cents impacts de balles, non loin de l’ambulance avec les cadavres des deux secouristes qui étaient venus pour la sauver. Ils ont été abattus avant d’avoir pu la rejoindre ».

Francesca Albanese poursuit en donnant des chiffres accablants et en intercalant des séquences vécues quand elle habitait Jérusalem et d’autres enregistrées plus tard quand elle a fait son enquête. Tout au long, un leitmotiv : « Voilà ce qu’est l’enfance en Palestine »…

Elle commente ce qui s’inscrit durablement, les traumatismes insurmontables chez ces enfants. Dans leur quotidien, ils affrontent la peur, l’oppression, la prison. « Comme me l’a dit Ouadia, quatorze ans : « Avoir peur de mourir ne t’empêche pas de mourir. Ça t’empêche de vivre ».

 

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Le film de Kaouther Ben Hania se concentre, lui, sur les dernières heures de vie dans la terreur de Hind, heures partagées avec les humanitaires du Croissant-Rouge à Ramallah. Si dès le départ, Kaouther Ben Hania a choisi de faire entendre les enregistrements que le Croissant-Rouge de Ramallah lui a confiés tels qu’ils ont été conservés et, en particulier, l’entièreté de la voix de Hind, les acteurs n’ont entendu la voix de Hind qu’au moment du tournage. L’authenticité des enregistrements est l’axe essentiel du film : ce n’est pas « joué, c’est « vécu » !

La cinéaste voulait aussi faire ressentir les dilemmes qui sont les leurs, aux uns et aux autres. Ils ne réagissent pas exactement de la même façon, dans l’extrême tension de ces heures passées à garder le contact avec la petite fille, seule dans une voiture entourée de morts et avec un tank qui la vise ; Kaouther Ben Hania livre une reconstitution que nous suivons avec une profonde empathie. Leur humanité souligne fortement l’absence d’humanité du circuit que le responsable Mahdi doit suivre pour pouvoir envoyer une ambulance sauver la petite fille. Et au final, le droit n’est pas respecté ! Dans un entretien, un responsable de la Croix Rouge affirme : « partout dans le monde, s'il y a un enfant qui demande de l'aide, et s'il y a une ambulance à seulement huit minutes, on l'envoie tout de suite ! Ce n'est pas le cas en Palestine. Ce n'est pas le cas à Gaza, parce que l'ambulance risque d'être bombardée. Donc, il y a une procédure compliquée et impossible... »

Ce film vérité n’a pu être élaboré qu’après que la cinéaste ait eu l‘accord de la mère de Hind : « Elle m'a dit, je ne veux pas que ma fille soit oubliée dans l'amas de cadavres qui existent à Gaza. Elle voulait justice. Elle voulait que sa fille ne soit pas oubliée. Et en même temps, il y a quelque chose de très important qu'elle m'a dit, qu'elle dit tout le temps, c'est que sa fille n'est pas le seul enfant qui est mort de cette mort cruelle. Que comme sa fille, il y en avait des milliers. Et ça, elle le rappelle à chaque fois. Quand j'ai eu l'accord de la mère, on a commencé à travailler ».

Elle réalise un  document, fictionnalisé en ce qui concerne les acteurs du Croissant Rouge mais au plus près de la vie réelle. Si on peut parler encore de vie, dans cette réalité de mort ! En conséquence, le film montre aussi les mécanismes qui empêchent le sauvetage. Son choix a donc été de se positionner dans le moment d’avant, avant que Hind et les ambulanciers ne soient mitraillés : « ce moment d'avant, quand tout était encore possible, quand c'était encore possible de la sauver. Ce moment que j'ai entendu, moi, où il y avait dans sa voix quelque chose de très immédiat. Et comment on fait ça au cinéma ? Avec des acteurs, parce que ce moment-là, je ne l'ai pas, moi, avec les vrais personnages. J'ai cherché des acteurs palestiniens qui ressemblaient un peu aux vrais personnages ».

 

« Je leur ai dit, moi, je ne cherche pas vos performances d'acteurs, je cherche une réaction immédiate. On va tourner ça comme un documentaire. On ne va pas refaire ça et refaire ça, rejouer les scènes. Ce qu'on voit dans le film, en fait, c'est leur première réaction ».

 

« J'ai dit aux acteurs que pour être dans la première émotion, l'émotion authentique et immédiate, vous n'allez pas écouter l'enregistrement de la voix de Hind avant le tournage. Vous allez apprendre vos dialogues, mais vous n'allez écouter la voix de Hind qu'au moment de l'action ».

 

Elle confie encore, après avoir évoqué la forte émotion qui les a tous étreints tout au long du tournage : « Et on était, comment dire... honorés, presque, de la raconter. Donc ça, c'était un moteur très fort pour avancer dans le travail ». Actrices, acteurs et voix étaient des visages palestiniens et pas des chiffres égrenés au cours de brefs bulletins d’information, des Palestiniens dans la souffrance et l’impuissance et qui vivent le moment présent, accrochés à leurs micros, sans avoir à se justifier de ne pas être des terroristes et en faisant tout ce qui est en leur pouvoir pour sauver une vie. Une douleur humaine, en direct ! « La grande force du cinéma, c'est ce pouvoir de créer de l'empathie », dit encore la cinéaste.

Certains ont pu parler de « hold-up émotionnel ». Revenons à la définition de ce terme : « attaque à main armée dans un lieu public pour effectuer un cambriolage ». Ok… la main serait ici armée d’une caméra pour dérober au spectateur, sagement assis dans son fauteuil, sa compassion, son empathie et pire, sa sympathie pour les Palestiniens ? Peut-être cette accusation est une façon de se blinder face à l’inacceptable ? Nombreux sont les spectateurs à apprécier le film comme dur à regarder mais indispensable. Il afaut donc le voir.

Si ce film m’a inspirée les rappels que j’ai notés au  début de mon article, il m’a interrogée aussi sur « l’après Gaza » pour les Palestiniens, pour le Israéliens et pour notre commune humanité, comme le disait Francesca Albanese. « L’histoire de la Palestine illustre cruellement comment les pratiques internationales peuvent perpétuer l’injustice, même en présence d’un corpus juridique solide» : cette remarque est malheureusement illustrée par le circuit que dessine rageusement Mahdi, d’institutions civiles en institutions militaires, pour obtenir un parcours sécurisé dont l’inefficacité  – voulue, on ne sait ?–  se révélera mortelle pour Hind et les deux ambulanciers.

Et des réflexions de Frantz Fanon, en 1961 à la fin de la guerre d’Algérie, me sont revenues à l’esprit : « Mais la guerre continue. Et nous aurons à panser des années encore les plaies multiples et quelque fois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste. (…) des germes de pourriture qu’il nous faut implacablement détecter et  extirper de nos terres et de nos cerveaux (…) Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n’est pas l’un des moindres pièges que nous tend l’histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ».





La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania avec Saja Kilani, Motaz Malhees, Amer Hlehel, Clara Khoury, France-Tunisie, 2025, 1h29


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