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  • Photo du rédacteurJohan Faerber

Caroline Lamarche : « La poétique du vivant n’est pas seulement contemplative : elle est sociale, féministe et soucieuse des laissés-pour-compte »


Caroline Lamarche © Valérie Sonnier/Verdier


Avec Cher instant je te vois qui paraît chez Verdier ces jours-ci, Caroline Lamarche signe indéniablement un récit d’une bouleversante beauté. Chant crépusculaire à Margarida, l’amie qui peu à peu est emportée par l’horreur continue de la maladie, Cher instant je te vois voit, de manière aussi sobre que déchirante, accompagner la souffrance par la parole, le poème, le recueillement dans la nature. En autant de vers poétiques, Lamarche interroge le rapport que chacun entretient à la maladie, à la mort mais aussi au monde sans cesse menacé par le désastre écologique. Parce qu’il s’offre notamment comme un texte écopoétique majeur de cette rentrée d’hiver, Collateral ne pouvait manquer de partir à la rencontre de l’autrice le temps d’un grand entretien.

 

 

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau et poignant récit, Cher instant je te vois qui vient de paraître chez Verdier. Comment vous est venu le désir de raconter, avec force sobriété et de manière déchirante, l’histoire des derniers mois de votre amitié avec Margarida emportée tragiquement, à peine âgée de 49 ans, par un cancer ? Comment vous s’est ainsi imposée à vous la nécessité d’écrire, comme vous l’affirmez tout de suite, sur « notre tendresse captive / de ton corps mangé par le crabe sournois » ? Enfin vous ouvrez en citant un poème de Samuel Beckett : « Cher instant je te vois / dans ce rideau de brume qui recule / où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants / et vivrai le temps d’une porte / qui s’ouvre et se referme » : pourquoi cette citation de Beckett a-t-elle immédiatement fait sens et sensible aussi pour vous au point de vous donner, par un vers, le titre de votre récit ?

 

La nécessité d’écrire est venue de la nécessité de poursuivre, jour après jour, le dialogue avec Margarida puisqu’elle attendait ma voix chaque matin, par enregistrement Whatsapp, depuis sa chambre d’hôpital d’autant plus isolée que le Covid régnait. L’avantage de ces petits écrans que sont nos téléphones est que l’on peut se parler ou s’écrire à toute heure sans déranger l’autre qui découvre votre message le moment venu. Margarida et moi nous nous échangions de la beauté : des poèmes, des encouragements, des sons que j’enregistrais pour elle, et nos voix, évidemment, cette matière si vivante. Quand on est en lien avec une personne que la maladie fragilise, il faut avoir une voix solide dans l’expression du message. J’étais donc attentive à rester « debout » et en cela je ne faisais que répondre à son « je ne m’effondre pas » reconduit de jour en jour. Mais quand l’espoir a fichu le camp, je me suis sentie accablée de tristesse et j’ai alors éprouvé la nécessité de prendre soin de moi en écrivant. L’écriture est non seulement un recours personnel, c’est aussi une manière de retrouver de l’énergie pour autrui. Chaque matin doit être neuf, c’est cela le courage. J’ai dit à Margarida que je lui avais écrit un poème d’une page et je le lui ai envoyé. Elle m’a immédiatement répondu : « Oh, oui, écris ! ». Il y avait là comme un message testamentaire : Fais pour moi ce que tu sais faire. Si j’avais été, comme sa sœur, auprès d’elle tous les jours pendant des semaines, des mois, je n’aurais jamais tenu. J’étais dans une autre proximité, la plus intime pour moi, la seule qui me convienne : l’écriture. Margarida m’a fait confiance, elle qui m’avait lue, qui avait travaillé avec moi sur des documentaires radiophoniques, des ateliers écriture-voix, elle qui était l’amie lumineuse, engagée. Plus tard ses proches ont prolongé cette confiance en lisant mes pages, suivis par quelques autres personnes qui ne la connaissaient pas. Le but n’était pas de publier, c’était de survivre au deuil et de faire mémoire. Après seulement se pose la question de la publication.

Beckett ? Margarida m’avait enregistré de mémoire un de ses poèmes et Isabel, sa sœur, m’a offert ce volume paru chez Minuit. Le passage qui commence par « Cher instant je te vois » résume de manière elliptique tous ces mois où j’ai vécu dans une attention extrême à ce qui m’entourait, comme s’il me fallait, pour elle captive de sa chambre d’hôpital, vivre pour deux avec mes yeux, mes oreilles, mes jambes. Le rideau de brume qui recule m’évoquait à la fois la présence fantomatique de la maladie et la brume qui venait à ma rencontre lorsque je sortais à l’aube pour lui enregistrer les chants d’oiseaux qu’elle trouverait à son réveil. Margarida a vécu le temps d’une porte qui s’ouvre et se referme, mais quelle lumière nous est parvenue par ce seuil mouvant, ouvert à tous, qu’elle incarnait dans ses créations et sa vie quotidienne ! Son amour des mots et des sons étaient tel que nous avons cru que cette beauté-là, qui dépendait de nous aussi, pourrait provoquer un miracle, l’aider à tenir et peut-être même à guérir.




 


Ce qui ne manque pas d’emblée de frapper à la lecture de Cher instant je te vois, c’est la manière attentive et tremblante avec laquelle le récit se fait à la fois journal de la maladie à l’approche de la mort inéluctable de Margarida, puis livre du deuil et enfin d’une certaine façon Livre des morts. L’ensemble de votre récit qui décrit, jour après jour, les espoirs et désespoirs de votre amie et vous-même face à l’inexorable du cancer se fait, dites-vous, celui d’une « mémorialiste imprécise » car ce qui apparaît nettement, c’est combien votre texte entend être porté, depuis la mort, par ce que vous désignez là encore par « ce souffle intermittent et fraternel » qui souffle au dehors et que vous cherchez à transmettre. S’agissait-il ainsi pour vous, au-delà de la fonction diariste de votre récit, d’offrir une manière de tombeau ultime à votre amie pour savoir aussi, précisez-vous, « où se niche le deuil dans nos corps » ? S’agissait-il, pour vous, par ce tombeau offert, empreint par moment d’élans mystiques, de lutter contre ce que vous désignez par ailleurs contre le totalitarisme sentimental que l’ère digitale qui est la nôtre fabrique ?

 

Je crains que le mot « mystique » ne soit mal compris aujourd’hui, mais il est vrai que l’univers sonore et musical de Margarida s’est déployé au départ d’une création radiophonique menée avec Céline Tertre, Mystiques 13/21 (Prix Jeune Talent SCAM 2011), soit « une enquête personnelle et engagée sur l’héritage laissé par ces rebelles avant l’heure ». Les mystiques étaient des plus engagées dans la vie temporelle tout en s’aventurant spirituellement dans une zone non balisée par la tradition ecclésiale masculine. Quant aux poètes… « Ne pensons pas, marchons », dis-je en paraphrasant Pessoa. On peut être lyrique et concret à la fois. On peut penser avec les pieds. La ferveur se lit dans les yeux d’une petite chienne, la fragilité dans la disparition des insectes, le courage dans la migration menacée des hirondelles, la férocité dans le saccage d’un chemin forestier, le retour au calme dans le bouillonnement de l’eau où cuisent des œufs. Tout est signe dans le temps de la fin. Quant à un Livre des morts, s’il fallait en citer un, plus que des enseignements de sagesse du Livre des Morts Tibétain je me sens proche d’Edgar Lee Masters et de sa Spoon River Anthology constituée d’épitaphes qui esquissent, en autant de poèmes lapidaires portant chacun le nom d’un mort, des vies marquées par les inégalités sociales et de genre. Je pense aussi au Témoignage de Charles Reznikoff, lui qui disait, citant un poète chinois du XIe siècle : « La poésie présente l’objet afin de susciter la sensation. Elle doit être très précise sur l’objet et réticente sur l’émotion. » Cet « objectivisme » qui m’inspire est un contrepoids à la déferlante actuelle d’affects épidermiques, ce totalitarisme sentimental qui nous empêche de voir, de penser, de sentir alors que le deuil se niche, comme la beauté, dans la pure sensation.

 

 

Peu à peu, tout au long de Cher instant je te vois, parallèlement puis conjointement au récit de la maladie, vient s’adjoindre une manière de récit de l’accompagnement que vous souhaitez porter à votre amie. Progressivement, vous engagez un double parcours : physique, sous la forme de longues promenades et de douces balades au cœur de la forêt et la nature. Votre récit met en œuvre une écopoésie où, dites-vous, « Chaque jour, je marche » afin de nouer, avec la nature, une manière de rapport au sensible, où pour reprendre les mots mêmes de votre amie, vous dessinez « une poétique du vivant ». Pourriez-vous ainsi qualifier la proximité choisie de votre parole avec la nature comme relevant d’une écopoésie entendue comme écoute du monde sensible ? Diriez-vous enfin que, comme un double ou un prolongement de l’activité de votre amie, vous désirez produire ici ce que vous appelez à propos du travail de Margarida des « Œuvres-paysages » ?

 

Les marches en forêt, la mise en mouvement sous le ciel et les arbres sont une consolation, même si aujourd’hui s’y mêlent les signes des désordres climatiques, de la bétonisation effrénée, de la perte de la biodiversité, brisant par là le pacte innocent, amoureux, que nous avions tissé avec la nature comme remède à nos deuils les plus cruels. L’écopoétique, qui tente de renouer ce pacte, est un vocable postérieur de près d’un demi-siècle à mon enfance qui était animiste, je veux dire engloutie dans le vivant, qu’il soit animal, humain, végétal ou stellaire, un peu à la manière d’Olga Tokarczuk ou de Claudie Hunzinger. On pourrait citer d’autres auteurs qui nous ont prophétiquement sensibilisés à la question bien avant – c’est ce que fait Pierre Schoentjes dans ses livre et sur le site Litterature.green. Jack London, Jean Giono, Maurice Genevoix, Panait Istrati, Pierre Gascar : aucun d’eux n’a voulu produire des œuvres-paysages mais le paysage irriguait leur écriture comme il irrigue la mienne qui assiste à sa disparition. Œuvre-paysage, la poésie narrative l’est naturellement. Elle sinue, se ramifie, bifurque et conserve sa cohérence par l’énergie de la langue, comme le fait un paysage par la continuité de ses courbes, comme le faisait la voix de Margarida capable de modulations inouïes. C’est une écriture de l’association libre. Je l’ai pratiquée assez tôt car elle permet de brasser des éléments en apparence hétérogènes. On la trouve surtout chez les poètes américains. Et si je cite Audre Lorde, Emily Dickinson ou Sylvia Plath, c’est parce la poétique du vivant n’est pas seulement contemplative, elle est sociale, féministe et soucieuse des laissés-pour-compte. Nous savons bien qui seront les perdants des bouleversements climatiques…

 

 

 

L’écopoésie que Cher instant je te vois déploie, dans un second temps, ce qu’il conviendrait de désigner comme une manière de soin, de care de la nature pour les vivants qui restent. De fait, ce rapport sensible et physique que vous avez est celui qui appartient aussi à Margarida qui, métaphoriquement, serre contre sa poitrine un globe terrestre. Il est celui aussi de fleurs qui lui parlent, de chants d’oiseaux qui ne sont pas fondus dans le décor mais dans les pépiements sont autant d’adresses qui vont sont destinées, où les plantes ont parfois également et sciemment des formes de cœur. Est-ce que l’écopoésie telle que votre récit cherche, par les promenades, à déployer peut entrer dans une politique du soin, une poétique finalement de la thérapie ? Est-ce qu’à l’enseigne de l’art-thérapeute évoqué dans le récit, l’écopoésie peut appartenir à une manière d’art-thérapie pour Margarida ?

 

À vrai dire l’artiste dans l’âme qu’était Margarida se montrait dubitative par rapport à l’art-thérapeute des soins palliatifs. Elle avait ses propres rituels. Ce sont ses poètes préférés qui prenaient soin d’elle, comme si vivre dans l’instant parce que la fin est proche ne pouvait se faire qu’à travers eux. J’hésite à faire entrer la littérature dans la case du « care » à cause de l’aura de douceur unilatérale qui accompagne ce vocable à la mode. On en est loin, avec Dostoïevski, Beckett, Violette Leduc ou Chantal Akerman… Si l’art prend soin de nous, c’est en nous tendant un miroir. Nos tourments et nos peurs sont en nous de manière informe, les artistes et les écrivains les prennent en charge en leur donnant une forme. J’ai compris mes terreurs de l’aube lorsque j’ai lu la première page de Ferdydurke. J’ai admis mon désarroi face à la maladie mentale avec Le neveu de Wittgenstein. J’ai mis des mots sur un amour compliqué avec Histoire d’une solitude. Je note en passant que Witold Gombrowicz, Thomas Bernhard et Milan Füst sont capables d’autodérision et d’une lucidité parfois féroce, ce qui me séduit énormément. Je crois qu’il y a, dans Cher Instant je te vois des moments de ce genre qui font écho à ce que je sais de l’humour de Margarida. L’histoire des gâteaux ratés, des essais ratés de plantation de fleurs, de la tentative – réussie – de faire reculer un adversaire en bluffant… Si la littérature parfois nous apaise, elle nous fait surtout sentir que nous ne sommes plus seuls et c’est en cela qu’elle prend soin de nous. Je n’ai pas encore pris toute la mesure de cette communion invisible qui grandit et se ramifiera encore avec les lecteurs de ce livre, mais j’y vois la concrétisation du projet de création sonore que Margarida portait en elle depuis longtemps et qu’elle avait intitulé son « Dialogue avec l’inaudible ». Ce « dialogue » est resté inédit mais il me semble qu’il se déploie aujourd’hui par les liens tissés, depuis sa disparition, avec ses proches en Belgique, en France, au Portugal et plus loin encore, puisqu’elle a hébergé des migrants subsahariens qu’elle appelait « les amis » et qui étaient pour elle comme des frères pleins de délicatesse, particulièrement lorsqu’elle a commencé la chimiothérapie. De sorte que nous formons un chœur et que je ne suis qu’une des voix de ce chœur.

 


Qui dit écopoésie dans Cher instant je te vois dit immédiatement poésie, poètes et poèmes. Ce qui frappe d’emblée, c’est la manière dont le sensible du monde vivant se rend dans un genre précis : le poème. Puissance d’évocation de la nature et de sa vie, la poésie prend chez vous deux formes : tout d’abord, celle de la lecture que vous faites des poètes que vous appréciez, à commencer par le poème liminaire de Beckett. Si vous vous promenez dans la campagne, vous n’oubliez pas de fréquenter les poètes, notamment Pessoa et son cortège d’hétéronymes. Quelle fonction a pour vous le poème ? Vous dites ainsi qu’un poème « m’enseigne à vivre », que la poésie peut être une étreinte de la matière : attachez-vous au poème une fonction existentielle et écologique plus intense que les autres genres littéraires ?

 

Une fonction plus intense, tout simplement. Le poème comme la musique s’adresse à nos sensations. C’est de l’énergie pure. Un rythme qui subsiste lorsque la mémoire défaille. Violâtres comme leur cerne et comme cet automne/ Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne. C’est la fin de l’été. C’est le philtre de l’amour. C’est un rythme de valse. J’ignore si l’écologie a grand-chose à y voir, mais j’échangerais bien dix romans pour un seul vers d’Apollinaire. Et lorsqu’un lecteur de Cher Instant je te vois me renvoie cette ligne qui l’a particulièrement touché : « Ce silence m’instruira jusqu’à ma propre mort », je me rends compte que cet alexandrin involontaire est aussi une petite danse à trois temps. Ai-je réfléchi, pesé les syllabes, les pieds, les rimes intérieures ? À aucun moment, même à la relecture. Je me suis simplement glissée dans le sillage de Margarida qui était une passeuse de poèmes. Elle les proposait aux passants, les riait, les scandait. Le poème était le lien. Il l’a été entre nous durant les mois couverts par mon récit. J’ai vécu tout ce temps en poésie. Aucune autre forme n’aurait pu me faire tenir debout.

 

 

La seconde forme de la poésie renvoie à la forme même de votre texte : après la lecture des poètes, l’écriture du poème. Car Cher instant je te vois est un puissant poème écrit en vers libres, en vers en quête de vivant. Pourquoi avoir choisi une forme versifiée ? S’agissait-il pour vous, comme vous l’annoncez, de marquer que « vous entrez en poème » pour les raisons évoquées ici : « J’entre en poème pour faire taire / tout ce qui désespère les plus jeunes / et fait que les vieux se disent : partons vite » ? Est-ce que le poème réalise ainsi ce « flacon de larmes » comme vous le disiez ? Parleriez-vous de votre récit comme d’un chant ?

 

La phrase « j’entre en poème… » se trouve dans la dernière partie du texte, celle où j’élargis mon propos à l’état du monde. Comment rendre compte du chaos sans être détruit soi-même ? Comment résister à la séduction du en-finir-au-plus-vite-pour-cesser-de- souffrir ?  Comment pénétrer le réel comme le scalpel du chirurgien qui va droit à l’organe malade ? En osant la chute, le vertige, le plongeon dans l’instant. C’est une manière de résistance dans un monde où le temps de la création est dévoré par l’afflux d’information, les publicités, les agendas surbookés et les annonces de l’apocalypse planétaire. La lumière peut pénétrer dans une pièce sombre par une fenêtre très étroite. Elle n’en est que plus brillante, plus rusée, plus athlétique. Si c’est un chant, il a été inspiré par la voix de Margarida : inclassable, étrange, virtuose et fragile, souffle et cri, toujours au bord de l’abîme. Une voix qui vous déporte aux limites, vous déroute : lorsque vous vous taisez, vous ne savez plus qui vous êtes ni ce vous avez chanté. Mais vous savez pour qui. C’est un chant adressé.

 

 

De fait, poésie et écopoésie semblent étroitement liées pour venir poser un constat politique indépassable : la disparition de la nature devient l’horizon même de nos existences puisque, dites-vous justement, « il reste moins de dix ans à l’humanité ». Car, dans votre récit, cette fin de la nature, ce désastre écologique vont ainsi de pair, comme un écho diffracté et précipité, à la disparition de Margarida. L’écopoésie naît d’un écocide acharné qui, outre la fin de la richesse biologique, prend deux formes : tout d’abord, une vitesse folle qui saccage absolument tout sur son passage, la multiplication, par exemple, des écrans, des applications technologiques comme WhatsApp. En réponse à cette accélération mortifère, vous opposez une valeur : la lenteur. « Soyons lents » dites-vous : est-ce là une manière de résistance ? Est-ce que le poème cultive pour vous sciemment cette lenteur ?

 

Il est paradoxal de parler de lenteur alors que l’état du monde exige des changements rapides, une révolution urgente, et que je célèbre moi-même la vitesse du poème comme accès immédiat à l’essentiel. Mais si le poème s’écrit d’un seul geste, par effraction, il s’enracine dans une vie entière et doit, avant d’être mûr, agissant, reposer et se voir sans cesse remis sur le métier. Le poème, comme la nouvelle, peut attendre un quart de siècle avant de trouver sa forme définitive. De même les textes d’auteurs antiques, relus aujourd’hui, peuvent se révéler d’une fraîcheur révolutionnaire. C’est le défi du monde dans lequel nous vivons, où tout s’accélère et où cependant nous ne devons pas céder à la précipitation. Ce sont parfois des réponses anciennes, mûries, devenues limpides, qui sont prophétiques, non la course effrénée aux nouveautés et à l’occupation de terrain. Se poser dans la lenteur, c’est prendre conscience que les remèdes sont à portée de main, de décision, d’intelligence collective. Cela vaut pour une famille comme pour une communauté, une ville, un pays. Que surgisse une menace de mort, alors vivre dans l’instant devient une manière de ne pas devenir fou et de continuer à poser un pas après l’autre. L’instant n’est pas forcément gracieux, encore moins rassurant, mais il fait taire les pensées et nous ramène à la sensation. C’est la définition du poème selon Pessoa. Je voudrais toujours vivre en poème. Mais ce n’est pas moi qui en décide. C’est parfois une grande douleur. Parfois une grande joie. Parfois un visage. Un arbre. Une musique. Le retour fragile de la neige.

 

 

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la seconde forme de sursaut politique : dans Cher instant je te vois vous déplorez, avec le réchauffement climatique, la disparition de ce que vous nommez un récit commun. Dans une époque qui fabrique des monstres, comme vous le dites encore, vous déplorez donc la fin de ce « récit commun », celui qui permettait notamment de lier les vivants et les morts pour que la vie reste en vie, que Margarida puisse encore vivre. Revient ici la question que vous posez dans votre texte : « Quels sons envahissants ou ténus, artificiels ou non, / l’accompagnent dans la disparition de notre récit commun /l’abandon du nid douillet de l’écran / l’oubli des œufs blancs du poème » ?

 

Je ne parle pas du « récit commun » en général, au sens des nouveaux récits qu’on nous réclame pour le monde qui vient. J’évoque ici notre récit commun à Margarida et moi, celui qui s’est tissé durant les mois de sa maladie et qui a disparu avec la fin de nos messages, l’écran de son téléphone qui s’éteint, sa voix que je n’entendrai plus, les poèmes qu’elle ne m’enverra plus. Mais par-dessus naît un autre récit, qui ramasse nos échanges, les déploie, les partage. Pour qu’il devienne « récit commun » au sens universel du terme, il faut que par le choix des mots, des images, le montage des strophes, le placement des respirations, je laisse une place aux lecteurs. Qu’ils puissent s’y projeter, s’y reconnaître, y reprendre des forces. L’intime est politique. Cela s’appelle l’art. J’espère m’en être approchée.




Caroline Lamarche, Cher instant je te vois, Verdier, mars 2024, 96 pages, 15 euros

 

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