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Christelle Taraud : « La "nouvelle pornographie" nous abîme très intimement et durablement, individuellement et collectivement » (Sous nos regards. Récits de la violence pornographique)

  • Photo du rédacteur: Simona Crippa
    Simona Crippa
  • 6 mai
  • 16 min de lecture

Christelle Taraud (c) Charlotte Krebs/Le Seuil
Christelle Taraud (c) Charlotte Krebs/Le Seuil



Deux procès historiques, l’affaire « French Bukkake » et « Jacquie et Michel » – ce dernier toujours en cours d’instruction –, doivent se tenir dans les mois à venir à Paris. Pour la première fois, des acteurs majeurs de l’industrie pornographique seront obligés de répondre d’un système d’exploitation et de domination des femmes. Ils sont seize, producteurs et acteurs, à être mis en examen pour des faits de viols aggravés, complicité de viols, proxénétisme aggravé, traite des êtres humains à des fins de viols, diffusion d’images de viols, de violences sexistes, racistes et classistes, chantage, menaces. Elles sont quarante-deux les femmes qui se sont constituées partie civile. Quinze d’entre elles, Loubna, S., Pauline, Noëlie, Claire, Mélanie, Y. Amélie, A., Alex, Alice, Émilie, C., Hélène, Niya, M., témoignent dans un ouvrage collectif, Sous nos regards. Récits de la violence pornographique, publié au Seuil au mois avril. Quinze autrices : Marine Bachelot Nguyen, Béatrice Bienville, Adélaïde Bon, Nadège Cathelineau, Agathe Charnet, Pauline Delabroy-Allard, Ixchel Delaporte, Hélène Devynck, Diaty Diallo, Karima El Kharraze, Dalie Farah, Carole Fives, Alice Géraud, Myriam Leroy et Agnès Vannouvong sont allées à leur rencontre afin de nous livrer sous différentes formes et styles, embrassant les personnalités de chacune, leur voix. 

Avec deux préfaces éclairantes, la première de Christelle Taraud (historienne, spécialiste de l’histoire des femmes), la deuxième de Lorraine de Foucher (journaliste et spécialiste des violences faites aux femmes), le collectif est une lecture majeure. Car il est nécessaire d’écouter ces femmes que l’on n’entend jamais, prolétarisées, marginalisées, sujettes au jugement social, au conformisme libéral-capitaliste qui est en réalité le premier coupable de leur condition. Les bénéfices des ventes du collectif seront reversés par les Éditions du Seuil à la Fondation des Femmes, pour toutes les victimes de violences pornocriminelles. 

Collateral est allé à la rencontre de Christelle Taraud qui nous fait bénéficier, le temps d’un entretien, de son savoir et de sa réflexion.




SC : Le livre que tu préfaces Sous nos regards. Récits de la violence pornographique est un document d’importance capitale car il donne voix, à travers l’écriture d’un collectif d’autrices, à des femmes meurtries, des laissées pour compte de ce que tu appelles le « capitalisme sexuel » (1). Exploitées, torturées, pour certaines séquestrées, par l’industrie du porno dit « amateur », elles retrouvent dans ces textes une dignité qu’on leur avait volée. Tu as forgé, pour définir cette pornographie extrême le concept de « porno d’abattage ». Pourrais-tu expliquer cette notion et nous dire quand et comment l’industrie du porno trouve son essor ? La violence qui est au cœur de cette « nouvelle pornographie », si on peut l’appeler ainsi, était-elle moindre auparavant dans le porno « classique » ?


CT : Il m’a semblé en effet utile d’avoir un outil conceptuel pour définir la « taylorisation » du porno au sein de ce que j'appelle le capitalisme sexuel. Cette forme de taylorisme s'est construite de manière similaire à la prostitution d'abattage qui s’est développée, en France et en Europe, à partir du début du XIXe siècle. D’ailleurs, du point de vue historique, la prostitution et la pornographie sont intrinsèquement liées. Le développement d’un regard « érotico-pornographique » commence toutefois bien avant le XIXe siècle. Mais sans remonter trop loin dans le temps, on peut dire qu’entre la Renaissance et les Lumières, avec la multiplication des livres imprimés contenant des images licencieuses se construit un langage pornographique essentiellement produits par des hommes, pour des hommes et à leur bénéfice quasi exclusif. Les situations et les scripts proposés contiennent déjà une logique très sexiste et stigmatisante pour les femmes qui ne sont finalement que les véhicules objectifiés d’une liberté sexuelle seulement valable et acceptable pour eux. Le XIXe siècle marque pourtant, dans cette longue histoire de l’élaboration de la pornographie, une rupture majeure, car c’est à cette époque que l’on passe véritablement d’un marché artisanal principalement destiné aux élites éclairées, très centré, au XVIIIe siècle, sur les écrits libertins de Crébillon Fils, Laclos ou du Marquis de Sade par exemple, à une industrie du sexe, a contrario de plus en plus dépendante des images, le XIXe siècle étant en même temps le siècle de l’invention de la photographie et du cinéma, tous les deux essentiels à la révolution pornographique du XXe siècle. Pornographie et évolutions technologiques ont d’ailleurs toujours fonctionné de pair. Avec le XIXe siècle, cette industrie encore en construction va se nourrir d’un prolétariat du sexe évidemment alimenté par la cohorte de femmes pauvres qui viennent, au travers de l’exode rural, échouer dans les villes en quête d’un travail qu’elles ne trouvent pas toujours ou qui n’est pas assez rémunérateur. Les élites masculines et capitalistes comprennent immédiatement les profits que peut générer « l’énergie sexuelle » de ces femmes si elle est canalisée à bon escient, c’est-à-dire à leurs bénéfices. Encore aujourd’hui c’est essentiellement un prolétariat féminin, qui s’est diversifié avec la globalisation, qui est au cœur de la « nouvelle pornographie ». Un porno de la rentabilité extrême, avatar d’un capitalisme libéral de prédation, qui en se massifiant tout au long du XXe siècle, en particulier avec le développement d'internet et du streaming gratuit, est devenu hégémonique si bien que toute alternative éventuelle plus « éthique » ou « féministe » peine à s’y faire une véritable place. Une hégémonie puissamment normative de surcroît, qui s’articule à des imaginaires et des pratiques de plus en plus violents et brutaux.





SC : Tu évoques une phrase d’un entretien de Luce Irigaray : « dans leur vie sexuelle, du moins jusqu’à présent, la plupart des hommes structurent une scène, leur scène, et la répètent quasi indéfiniment. […]  ». Ce qui veut dire qu’une mécanique est instaurée et appliquée comme à la chaîne de montage. C’est même la posture de l’aliéné, dans La Classe operaia va in paradiso d’Elio Petri, Gian Maria Volonté pour travailler le plus rapidement possible sur sa machine pense en ces termes : « un bullone, un pezzo, un culo ». C’est la même chose pour l’aliéné du sexe qui aliène à son tour la femme la considérant seulement comme un « trou », comme tu l’écris. Pourtant le porno n’est pas vu de cette manière mais se veut une glorification de la virilité, un « hymne au pénis ». Il s’agirait donc plutôt de lutte de genre. La classe des hommes déclare-t-elle une guerre à la classe des femmes via le porno, le cadre hétéronormatif étant l’axe central de cette industrie ? 


CT : En effet, pour reprendre l’expression de l'anthropologue argentine Rita Laura Segato, il s’agit ni plus ni moins que d’une « guerre aux femmes » menée dans le corps même de celles-ci. Le porno dit « amateur », qui est essentiellement un porno hétéronormatif, ultravisible sur les plateformes où il est diffusé à flux tendus, doit être analysé, au même titre que les féminicides et les attentats masculinistes, comme une riposte des hommes au changement dans les rapports entre les sexes et aux demandes d’égalité des femmes, y compris dans le domaine de la sexualité. D’ailleurs on voit bien que le porno le plus agressif commence précisément à se développer après la « révolution sexuelle » notamment incarnée par les mouvements de libération des femmes qui revendiquaient alors de « pouvoir jouir sans entraves » comme les hommes, mais dans l’égalité, le consentement et la réciprocité. Trois mots qui ne peuvent pas être plus éloignés de la « nouvelle pornographie ». Pour saisir la charge extrême contre les femmes que celle-ci éclaire et synthétise tout à la fois, il faut revenir aux mots qui y sont usuellement employés. Dans la production pornographique qui nous intéresse ici, les femmes sont traitées de « vide-couilles », de « serpillères à foutre », de « bonnes pour la décharge » ; cette dernière expression étant particulièrement révélatrice puisqu’elle fait une claire analogie entre des femmes utilisées comme des « réceptacles à sperme » qui deviennent, de ce fait même, des « déchets sociaux » que l’on peut utiliser et dont on peut se débarrasser sans souci ni culpabilité. Plus généralement – il s’agit d’un terme générique assez banal dans la grammaire du porno « amateur » – les femmes sont définies comme de la fuckmeat : un mot qu’il n’est pas inutile de traduire tant sa crudité misogyne est hallucinante, « viande à baiser ». Les femmes sont donc bien des animaux mises à l’abattage, une sous-humanité réduite à ses orifices, ce dont d’ailleurs les pornographes de ce secteur de l’industrie du sexe ne se cachent nullement. Ainsi, Gail Dines, dans son livre Pornoland publié en 2020, cite, par exemple, les propos de Bill Margold, ex-acteur et producteur états-unien qui explique sans aucun filtre tant la chose lui semble « naturelle » : « Je crois fermement que nous servons une cause en montrant cela. Les hommes se font plaisir de cette manière parce qu’ils se vengent des femmes qu’ils ne peuvent pas avoir ». On voit ici combien la « nouvelle pornographie » constitue une forme de propagande ultra-puissante et le bras armé de l’offensive masculiniste en cours. Ne pas en analyser la dimension puissamment idéologique, c’est dangereux et suicidaire. 




SC : A ce propos, si tu nous dis que tout le monde regarde du porno, qu’elle est pourtant la répartition femmes-hommes ? Et si les femmes en regardent aussi, comment peuvent-elles accepter ces stéréotypes avilissants ? 


CT : Selon le Rapport du Haut Conseil à l’égalité (HCE) entre les hommes et les femmes, Pédocriminalité. Mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique, publié en septembre 2023, la répartition femmes-hommes pour les individus ayant visionné, sur la période allant de novembre 2022 à janvier 2023, de la pornographie sur les quatre grandes plateformes du X disponibles en France, est la suivante : 73,96% d’hommes et 26,04% de femmes pour PornHub, 71,65% d’hommes et 28,35% de femmes pour XHamster, 75,02% d’hommes et 24,98% de femmes pour Xnxx, 75,38% d’hommes et 24,62% de femmes pour XVidéos. Selon le même rapport : « les hommes adultes sont 55% à se rendre au moins une fois par mois sur un site, contre 20% de femmes […], la moyenne mensuelle du temps consacré étant de 2 heures 21 secondes pour les hommes et de 44 minutes pour les femmes ». La part des femmes regardant de la « nouvelle pornographie » n’est donc plus anecdotique aujourd’hui ce qui questionne, évidemment, sur la diffusion, au sein de la population féminine, des stéréotypes les plus humiliants, dégradants et violents dirigés contre elles et de leur incorporation par les femmes elles-mêmes. Sans doute faut-il ici prendre en compte le fait que cette « nouvelle pornographie » est puissamment addictive pour les internautes masculins mais aussi terriblement prescriptive pour les deux sexes : c'est un tel rouleau compresseur que les hommes, mais aussi les femmes, ont fini par croire que ce qu'elle représente est non seulement la sexualité « normale », mais de surcroît la seule sexualité possible. Ajoutons à cela que depuis la démocratisation et la banalisation de la pornographie au sein de l’industrie du sexe, entre les années 1970 et 1990, les femmes – et ceci touche aussi les jeunes filles – n’ont plus le droit d’être, pour reprendre une expression familière très parlante : « coincées du cul ». Il faut « être open », une expression parfaitement adaptée à la « production des orifices » qu’est la « nouvelle pornographie » comme le souligne Nelson Pahvé, du magazine Hot Vidéo, quand il explique que l’archétype dans le X, c’est, dans les années 1990, « j’encule la fille et je lui jute au visage ». Entre temps, le streaming gratuit sur internet et la « nouvelle pornographie » auront rendu totalement has been les propos de ce dernier. La transformation à l’œuvre explique que s’y généralisent des manières de dire et de faire de plus en plus extrêmes qui se manifestent, de manière paroxystique, par le « saccage des femmes ». Comme le souligne Gail Dines : « Les images d’aujourd’hui deviennent si extrêmes que les contenus considérés comme hardcore il y a quelques années à peine sont désormais banals dans le milieu du porno. Des actes aujourd’hui très communs et diffusés en ligne n’existaient même pas il y a quelques décennies. A mesure que le marché connait une surcharge et que les utilisateurs parviennent de plus en plus rapidement à l’ennui en raison d’une désensibilisation croissante, les pornographes se démènent pour trouver de nouvelles manières de différencier leurs produits de ceux des autres ». Ce faisant, la « nouvelle pornographie » s’est trouvée réduite à n’être qu’une sexualité-pouvoir dans laquelle on s’adonne au « choking » (étranglement), au « gagging » (étouffement par fellation profonde au point qu’il arrive à la femme de vomir, ce qui semble apparemment « excitant »), au « ass-to-mouth » (du « cul à la bouche », sans aucune précaution d’hygiène entre les deux pénétrations, ce qui occasionne nombre de maladies vénériennes), au « bukkake » (des hommes éjaculent collectivement sur une femme, le must étant l’éjaculation faciale avec obligation pour celle-ci d’avaler le sperme), au « gang-bang » (des hommes pénètrent simultanément une femme par plusieurs orifices). Un porno de la performance virile, un égo-trip permanent de la gloriole sexuelle, où les hommes se regardent pénétrer à l’infini, de manière mécanique et ultra-violente, des orifices, et où les femmes sont tronçonnées en bouche, vagin, cul, condamnées à n’être que des « égouts séminaux ».




SC : Tu donnes les chiffres de la consommation du porno en France. Sur une population de presque 69 millions, 35,63 millions d’individus ont regardé en un an ces vidéos ; dans le monde 136 milliards de vidéos porno ont été visionnées. Chiffres hallucinants si l’on pense que toute cette population est ainsi éduquée à la violence extrême sans se poser aucune question concernant la fabrication de ces images vouées à l’anéantissement des femmes. Comment en sommes-nous arrivés à ceci ? Peut-on dire que cet imaginaire de domination du féminin s’est construit au fil des siècles et que nous en sommes à l’apogée avec l’affaire « French Bukkake » et « Jacquie et Michel » ? 


CT : Pour moi, la question du porno au sein de l’industrie du sexe telle qu’elle se développe au XIXe siècle – je ne remonte pas plus loin car il faudrait, dès lors, prendre beaucoup de temps pour expliquer l’ensemble des étapes qui conduisent au X massivement diffusé d’aujourd’hui – permet la vulgarisation de discours de plus en plus violents auprès d’un nombre croissant d’individus. Au-delà de la photographie érotico-pornographique, c’est le cinéma qui, à la toute fin du XIXe siècle, change la donne. Avec le XXe siècle, la pornographie va s’autonomiser du monde de la prostitution et, peu à peu, devenir une industrie indépendante. En France, une cinquantaine de films pornos ont déjà été tournés avant la Grande Guerre. Cela se traduit, dans l’entre-deux-guerres, par la diversification d’une production dès lors organisée en sous-catégories (films orientalisants, champêtres, sadomasochistes…) avec déjà des fixations sur certaines pratiques comme la fessée, le rasage du sexe féminin, le sexe interracial... Entre 1945 et 1970, l’industrie pornographique, dans laquelle sont injectés d’énormes capitaux, va exploser aux Etats-Unis et nous revenir en boomerang. Ceci est d’autant plus important que, en France, dans les années 1970, le X s’installe dans les salles de cinéma, qui constituent des lieux fondamentaux de l’homosocialité comme le furent, jusqu’en 1946, les bordels. Dans la décennie suivante, ces salles vont progressivement péricliter, concurrencées par la cassette VHS, qui amène la pornographie à la maison. Cette étape est essentielle pour saisir le caractère prescriptif que prend alors celle-ci auprès des couples en particulier hétéros. L’entreprise de normalisation et de banalisation du X, débutée dans les années 1970, s’accélère. En 1985, Canal + commence à diffuser son film du samedi soir en crypté-décrypté (volontairement mal crypté pour des questions d’audience) et avec la télévision, le porno fait son entrée dans la culture populaire de masse. Et puis, au début des années 2000, internet ouvre un nouvel espace pour une « nouvelle pornographie » qui s’affranchit alors des règles très strictes qui, jusque-là, prévalaient à la diffusion d’images pornographiques tant dans les cinémas qu’à la télévision du fait des législations très rigoureuses sur l’obscénité. On ne peut comprendre cette évolution sans saisir combien la technologie, en particulier au moment où le streaming gratuit s’impose, a révolutionné notre rapport à la pornographie. Dans le même temps, comme précisé plus haut, le langage pornographique, qui n’a jamais été très féministe malgré l’idée de liberté sexuelle défendue par les pornographes, devient de plus en plus misogyne, classiste et raciste. Ainsi, comme le précise l’ex-acteur et producteur états-unien Bill Margold décrivant le « money shot » (la « scène en or »), un must du porno : « J’aimerai vraiment montrer ce que je crois que les hommes veulent voir : de la violence à l’encontre des femmes. C’est ce porno « gonzo-hétéro-macho » qui nait avec les années 1980 qui va, par étapes, écraser tout le marché et réduire au silence – les cantonner dans des niches peu visibles, souvent inaudibles, sauf pour les communautés concernées – les alternatives éventuelles comme le porno féministe, lesbien, puis trans…




SC : Serais-tu d’accord pour dénoncer ce porno « gonzo-hétéro-macho », comme tu l’appelles, mais également tout le cinéma qui a inondé l’industrie cinématographique à travers le « male gaze » ? Je ne citerais que deux exemples : Belle de jour qui reproduit un fantasme masculin lié à la prostitution des femmes désirant, soi-disant, se libérer sexuellement, et Dernier tango à Paris, où la mise en scène du viol de Maria Schneider sans son consentement à la scène, a été la raison principale du succès du film ? 


CT : Au sein du continuum féminicidaire, outil que j’ai forgé dans Féminicides. Une histoire mondiale, je défends en effet l’idée que les violences inacceptables ont comme corolaires les violences « acceptables », et souvent « acceptées », y compris par les femmes qui ne peuvent être en guerre, de manière permanente, avec les hommes. De ce fait, je crois que les violences contre les femmes doivent être perçues dans un flux constant, dont les échelles peuvent toutefois varier, mais qui touche tous les domaines de la vie. La culture cinématographique mainstream, pour ne prendre que cet exemple – mais on pourrait se livrer au même exercice avec la littérature, le théâtre, la presse, les musées, sans parler de la langue française elle-même… – participe totalement à ce continuum féminicidaire. En août 2024, je suis tranquillement installée chez moi dans mon canapé et je me propose de revoir, sur Arte, un « film culte », La fièvre du samedi soir, sorti sur les écrans en 1977, en pleine « révolution sexuelle » donc. Outre la misogynie systémique qui se dégage du film – misogynie qui repose sur un vocabulaire de haine des femmes qui se répète de scène en scène – je suis estomaquée d’assister au viol collectif d’une jeune femme à l’arrière d’une voiture alors que le « héros » du film, incarné par John Travolta, est tranquillement installé, sans moufter, à l’avant de celle-ci. Quand les deux violeurs s’extraient enfin de la voiture – la scène est interminable et cauchemardesque car celle-ci y dit distinctement « NON » à plusieurs reprises – et avec eux la fille en larmes, quelles sont les paroles que lui adresse Tony Moreno sans même la regarder car, d’une certaine façon, ce serait lui faire trop d’honneur : « T’es contente, t’es une pute maintenant [sic !] ». Dans la culture du viol, qui inonde littéralement les productions culturelles, mainstream comme élitaires, on comprend bien que la femme est toujours responsable de ce qui lui arrive. Que c’est elle qui doit porter le poids de la culpabilité et de la honte. On comprend aussi que la putophobie rampante est une arme des agresseurs comme l’a bien démontré Dominique Lagorgette dans son livre formidable, Pute. Histoire d’un mot, publié en 2024. « Pute » c’est un mot que la « nouvelle pornographie » adore, dont elle se repaît à l’envi car il trace une frontière bien nette entre les femmes « honnêtes », celles qui évidemment ne se retrouveront jamais dans une production porno où à l’arrière d’une bagnole à se faire « tringler », et la cohorte des « salopes » et des « chiennes » qui « sont faîtes pour cela » parce qu’elles « aiment la bite ». Mais c’est aussi un stigmate gravé au fer rouge sur le front des femmes qui en ont « touché », comme ils disent. Mais pour rebondir sur l’un des exemples que tu donnes, je pense souvent, moi aussi, à Maria Schneider, décédée physiquement en 2011 à l’âge de cinquante-huit ans, mais morte, d’une certaine manière, depuis 1972 et la sortie de cet autre « film culte », Le dernier tango à Paris. On peut mourir sans être morte, ça aussi je le sais, il suffit d’écouter les plaignantes de Sous nos regards. Récits de la violence pornographique.





SC : Cette industrie du porno et notamment du porno « gonzo-hétéro-macho » où l’on appelle au « massacre » à la « défonce » des femmes procède de la même haine des femmes que Manon Garcia a constatée être le socle du procès de Mazan. Gisèle Pelicot, elle aussi, s’est retrouvée n’être qu’une « serpillère à foutre », elle aussi a été objectivée dans des vidéos, elle aussi est souvent nommée, qui plus est par son mari, « salope » ou « cochonne ». Ce procès « French Bukkake », l’affaire « Jacquie et Michel » étant encore en cours d’instruction, aura-t-il le même retentissement médiatique que celui de Mazan d’après toi ? Trouvera-t-il autant d’adhésion publique ?


CT : Nous l’espérons, toutes les femmes de ce formidable collectif sorore qui réunit plaignantes et autrices, ont œuvré, ensemble, à cela. Il est toutefois assez facile de comprendre que si même une femme comme Gisèle Pélicot qui cochait apparemment toutes les cases de la « bonne victime » a été traitée comme elle l’a été en particulier par les violeurs et leurs avocat.es, on peut saisir assez vite que les plaignantes de l’affaire French Bukkake vont aller au procès avec une cible dans le dos. Or, il faut absolument que ce procès soit celui d’une prise de conscience massive car la « nouvelle pornographie » nous abîme très intimement et durablement, individuellement et collectivement. En vampirisant nos pratiques et nos imaginaires sexuels, au point qu’il est devenu difficile de se projeter dans un autre univers fantasmatique, dans lequel le sexe ne serait pas synonyme de pouvoir et de violence, le porno dit « amateur » nous dégrade et avec nous les femmes qui y sont prises au piège. La question qui se pose, et elle n’est pas du tout anecdotique, est donc la suivante : accepterons-nous de fermer les yeux, alors que la chose se passe sous nos regards, sur les violences extrêmes que subissent les êtres réels qui constituent le réservoir sans fin de femmes pauvres et racisées dont se nourrit la « production des orifices » dont nous parlons, alimentée qu’elle est par des « pantins de chair » qu’on consomme à la chaîne ? N’est-il pas temps de commencer la grève du clic et ce faisant de tarir, à la source, les activités – donc les bénéfices – des entrepreneurs du sexe qui alimentent, en continu, ce type de pornographie via nos ordinateurs et nos smartphones ?




SC : Ma dernière question porte sur la déflagration #MeToo : procès Mazan, procès Depardieu, procès Ruggia, French Bukkake. Ceci serait-il possible sans l’avènement de ce mouvement ? C’est une conquête pour nous, les femmes, les féministes, mais sur les réseaux ainsi que dans certains textes littéraires publiés dernièrement, le masculinisme fait rage. Je lis des propos horribles tenus par des auteurs qui parlent de « meute » de « féministes radicales » pour dénoncer le soutien de celles-ci aux femmes agressées par Depardieu. Sans parler de la nébuleuse « manosphère » et des femmes qui reproduisent ces propos masculinistes. Dernièrement une amie me disait : « les hommes aujourd’hui rasent les murs ». Pourtant, comme le dit Margaret Atwood « les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes les tuent. » Quels leviers pour faire face à ceci ? Sachant que ce collectif Récits de la violence pornographique en est un ainsi que les associations féministes qui le soutiennent, les autrices qui donnent la voix aux silenciées, ainsi que tous tes ouvrages voués à la construction de l’histoire des femmes.


CT : Ce que montrent toutes ces affaires, c’est en même temps le ras-le-bol des femmes, leur désir de changement radical, et face à cette volonté profonde de plus en plus affirmée, la (re)-montée, en miroir, de l’idéologie masculiniste. Les droits des femmes ont toujours été liés aux combats des femmes. Et, comme à chaque fois que ces luttes ont donné lieu à une remise en cause importante du privilège masculin, la riposte des hommes opposés à tout changement s’est mise en branle. Pour moi, la « nouvelle pornographie » est une tentative visant à reprendre le pouvoir de la pire manière qui soit, par la brutalité extrême. C’est pourquoi il est nécessaire de condamner très fermement les violences qui y ont usuellement et banalement cours, d’interdire ces sites tout en produisant des contre-discours massivement diffusés qui permettront, je l’espère grandement, l’émergence d’autres imaginaires qui aboutiront, in fine, à d’autres pratiques. Un cycle vertueux serait dès lors enclenché pour toutes les générations car la « nouvelle pornographie » devient pour beaucoup de (très) jeunes, garçons et filles, le lieu de découverte de la sexualité et des premières expérimentations liées à celle-ci, ce qui en soi est une question sociétale majeure. Se pose, en effet, la question de savoir si, en tant que société humaine, nous pouvons tolérer un monde où les hommes pensent que prendre leur plaisir se résume à étrangler, humilier, violer et dégrader les femmes. On ne peut pas laisser un domaine de nos vies aussi important que la sexualité aux mains de misogynes haineux et violents qui de surcroît deviennent alors, du fait même de notre inertie et de notre aveuglement, les « éducateurs » sexuels des nouvelles générations. 





Collectif, Sous nos regards. Récits de la violence pornographique, Préfaces de Christelle Taraud et de Lorraine de Foucher, coordination littéraire par Stéphanie Khayat, Paris, Seuil « Documents (H.C.) », avril 2025, 304 pages, 22 euros.


Note :

(1) Voir Christelle Taraud, Capitalisme sexuel : naissance d’une industrie, Paris, La Découverte, 2026, à paraître.

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