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Clémentine Mélois : « Nous sommes tous des clowns. Moi-même, je revendique le droit d’être grave dans une pirouette » (Alors, c’est bien)

Photo du rédacteur: Cécile ValléeCécile Vallée

Clémentine Mélois (c) Francesca Mantovani/Gallimard
Clémentine Mélois (c) Francesca Mantovani/Gallimard


Alors, c’est bien est un drôle de titre pour un récit autobiographique dans lequel Clémentine Mélois raconte la fin de vie de son père – le sculpteur Bernard Mélois – et son enterrement qu’il avait préparé et qu’elle a orchestré avec sa mère et ses sœurs. Pourtant, ce titre illustre parfaitement le ton de ce récit qui parvient à nous faire tourner les pages sans intrigue, sans mélo ni pathos, sans leçons de vie fumeuses, mais avec un regard délicat, qui ne se prend pas au sérieux tout en étant profond, un art poétique du quotidien.



« On va t’enterrer comme un pharaon ! »


C’est ce qu’elle déclare à son père déjà très investi lui-même dans la préparation de son enterrement. Il faut dire que, dans cette famille, on soigne sa dernière demeure. Son grand-père, tailleur de pierre, a sculpté sa croix dans un bloc de granit, lui-même a dessiné la stèle en béton pour ses parents et a fait des plans pour sa tombe. Il a réservé sa concession dans le cimetière de son choix où il a déjà installé « une rampe musicale faite d’un alignement de tubes en alu de différentes hauteurs » qui joue les premières notes du Dies irae de Fauré. Il choisit également celui qui aura la charge de la cérémonie, son filleul devenu frère trinitaire, et lui impose un poème de Langston Hugues que ses filles trouvent pompeux, mais « après tout, il faisait bien ce qu’il voulait. C’était son enterrement. » 

Clémentine lui propose de faire émailler sa croix en bleu outremer et peint son cercueil de la même couleur. Sur le couvercle, elle grave son nom à la feuille d’or sous lequel sa sœur fixe une de ses fleurs en émail. Sa mère l’a capitonné avec un tissu avec des petites fleurs, puis « a vaporisé un peu de son parfum Rouge Hermès sur l’oreiller. » Cela n’empêche pas les employés des pompes funèbres de s’exclamer : « on dirait le cercueil de Michou ! ». Enfin, elle propose à son père de choisir sa tenue et les objets qui l’accompagneront. Ce seront son bleu de travail et ses outils … et des galettes bretonnes. 

Clémentine, sa mère et ses sœurs, entourées de leurs proches – « c’était une atmosphère bruissante et gaie, on aurait dit les préparatifs d’une kermesse » – se lancent dans une organisation digne de celle d’une agence d’événementiel. Ils vident la réserve, « des dizaines de mètres cubes d’émail », pour exposer les sculptures et faire un mur camaïeu des objets que son père récupérait dans les décharges. Le « son dolby Surround [est] digne d’une comédie musicale au Casino de Paris. » Malgré tout, la machine s’enraille parfois, comme le lâcher de ballons, mais quelqu’un fait remarquer que pour le mariage du Prince Harry et de Kate Middleton, ils avaient eu des jours de répétition. La narratrice conclut : « on fera mieux la prochaine fois. » 

Il ne s’agit pas de peindre un enterrement réussi, d’en donner la recette. Ils font juste comme ils peuvent, comme ils sont : 

« Pendant que nous sommes occupés à soigner le scénario, le décor, les accessoires, nous gagnons quelques instants de légèreté. Comment faire autrement ? » 

De même, la narratrice témoignage sobrement de ce que fut l’accompagnement des dernières semaines de son père, de ce qu’elle a pu et n’a pas pu faire :

« Nous étions complétement perdues. Avant d’y être confrontées, nous ne savions rien des mystères qui entourent la mort d’un proche. Nous découvrions qu’il ne suffisait pas de faire des travaux dans l’atelier ou de bomber un déambulateur pour que tout se passe au mieux. »

Cependant, c’est cette force créatrice qu’elle peint à travers le portrait de son père et son propre récit.



Une poétique bleu outremer 


Bernard Mélois est né en Bretagne à Malestroit, petite ville de province jugée étriquée. Il la quitte pour son « Extrême-Orient », Nancy, où il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts. Pour ne pas participer à la guerre d’Algérie, il se fait passer pour malade mental avec succès, en accrochant une petite sculpture à sa table de nuit : « c’est une chèvre antimilitariste que j’ai toujours avec moi mais que j’ai dû attacher pour qu’elle ne s’enfuit pas ». Il s’installe, avec sa femme, dans l’Aisne où leurs trois filles grandissent près de son grand atelier. Ce n’est pas un sculpteur qui enlève de la matière, il soude et crée à partir des objets en émail qu’il récupère dans des décharges. S’il connaît les techniques classiques, il préfère bricoler, travailler « à l’intuition ». Comme un « alchimiste », « il transformait en sculptures bariolées les déchets générés par la société marchande. » 

Il se tient éloigné du marché de l’art, ne lâche rien de ses convictions et de sa façon de vivre : « il avait en horreur tout ce qui pouvait ressembler à des mondanités, et les personnes trop à l’aise en société avaient quelque chose de suspect à ses yeux. » C’est grâce au salaire de sa femme enseignante que la famille vit : « dans les années 1960, ce modèle économique faisait jaser, au grand plaisir de mon père qui n’aimait rien tant que de choquer le bourgeois. » Sur son lit de mort, il demande à sa fille : « il faut l’associer à mon œuvre ! c’est elle et c’est moi ! on forme une équipe ! » Sa fille lui dit qu’elle le sait mais il rétorque : « oui, mais je veux que tout le monde le sache ! » 

Les titres de ses œuvres révèlent « son anarchisme, sa tendresse, sa poésie, son antimilitarisme et son anticapitalisme. » Avec Le Grand Ecologiste, il « se moque de la récupération de l’écologie par les politiques ». La sculpture des Faux Poètes, est née « de son irritation à l’égard des mondains qui voudraient paraître ce qu’ils ne sont pas ». Sa démarche est politique : « Mon père disait que le fond importait plus que la forme et chacune de ses sculptures naissait d’abord d’une idée et d’un titre ».

Le récit de la narratrice alterne avec de courts dialogues avec son père puis des citations de ses carnets qu’elle récupère après sa mort. Les deux voix se complètent, donnent le ton et dépeignent une même vision artisanale, poétique et engagée de l’art.  

« Je suis un manuel. Je cisèle plus aisément les mots qui courent au bout de ma plume tenue par ma main que je n’exprime ces mêmes mots tels qu’ils me viennent dans la conversation. » 

Cette pensée retrouvée sur un bout de papier dans les carnets de son père renvoie à leur approche commune du mot comme matériau à transformer, le plus souvent, avec humour. La narratrice explique ainsi que dans la réserve d’émail, « pour veiller sur le stock, des dizaines de ministres de la Justice se sont succédé, au fil des années, dans un petit cadre accroché au mur. En ce moment, c’est Eric Dupont-Moretti qui fait office de garde des seaux. »

Cet esprit désacralisant se retrouve chez sa fille. Au moment du choix du cercueil, elle joue avec les noms qui leur sont attribués par les pompes funèbres :

« Pourquoi le Rimbaud était-il vendu deux fois moins cher que le Montesquieu ? Est-ce parce que Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », s’en allait les mains dans ses poches crevées, tandis que l’autre portait le noble nom de « Charles Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu » ? »

Quand elle s’occupe de faire émailler la croix de son père, elle raconte son périple pour aller la chercher au cimetière, l’emmener dans une entreprise à cinq cents kilomètres, la rapporter au cimetière. Elle plaisante sur la symbolique de cette démarche : « C’était du petit biscuit pour psychanalyste », « je portais la croix de mon père ». Elle rebondit non sur cette symbolique mais sur les mots et poursuit la métaphore du chemin de croix qu’elle imagine faire sur l’autoroute dans douze stations services : « à la troisième j’aurais glissé sur le carrelage mouillé de la boutique Total, avant de me relever… Mais je n’avais pas le temps de fignoler la mise en scène. »

Le père et la fille font partie de ces artistes qui nous invitent à regarder notre monde en s’en amusant, pour mieux le supporter mais aussi pour mieux en apprécier la richesse et la beauté. Ils créent du beau de tout et de rien. Clémentine Mélois, qui est aussi plasticienne et membre de l’Oulipo, a travaillé également à partir de récupérations. Dans Sinon j’oublie, elle écrit des récits à partir de listes de courses qu’elle a trouvées et qu’elle photographie. Dans Cent titres, elle détourne des titres de livres, en associant la photo du livre dans un cadre quotidien à sa notice bibliographique détournée. 


Ce processus de création se cristallise dans l’énumération. Elle explique ce goût pour cette figure de style dans son récit de lectrice, Dehors la tempête, en prenant comme exemple l’inventaire du matériel du professeur Lidenbrock dans Voyage au centre de la terre :

« Si l’on prend la peine de s’y intéresser, on découvre qu’ils contiennent en eux-mêmes tout un monde, toute une histoire potentielle. Au lecteur de remplir les vides, de déchiffrer le filigrane, de relier entre eux les points pour faire apparaître une figure. »

La narratrice d’Alors c’est bien utilise ce procédé d’écriture pour souligner l’éclectisme, l’hybridité et l’irrévérence de l’œuvre de son père : 

« un gros œil motorisé qui regardait autour de lui ; une bicyclette enceinte d’un tout petit vélo ; une chèvre en plâtre ; une femme nue avec une tête en crâne de chat, qui ouvrait et fermait son manteau quand on pressait un interrupteur ; un Christ en croix dont les bras ballants pouvaient être remontés en tirant une ficelle ; une sculpture d’araignée aux pattes de trois mètres de haut, entre lesquelles Barbara faisait du tricycle ; et aussi un cheval à roulettes ancien. »


Elle énumère de même les raisons qui l’ont amenée à choisir le bleu outremer pour peindre la croix de son père :

« Pour toutes ces raisons – les plaques de rue emblématiques de la tôle émaillée, les retouches de peinture impossibles, la joie des trouvailles au tas d’ordures, le manteau même de la Vierge, le plafond de la Sainte-Chapelle et peut-être même la pierre universelle de l’amour –, faire émailler la croix de Papa en bleu était une évidence. »

Le bleu outremer élaboré à partir du lapis-lazuli, pierre qui a été très précieuse puis est devenue commune, devient, en effet, le symbole de la vision artistique qu’elle partage avec son père : créer à partir de tout matériau sans hiérarchie. 

A la fin de son récit, la narratrice compare les souvenirs incomplets qu’elle garde de son père à ceux que l’on a d’un livre en affirmant que « lorsqu’on ferme un livre, il ne nous reste en tête que quelques passages, une impression diffuse, des souvenirs plus ou moins fidèles, parfois une phrase seulement. »

C’est le plus souvent vrai, mais en fermant ce livre, on a l’impression qu’on en gardera beaucoup plus que d’habitude. 





Clémentine Mélois, Alors, c’est bien, collection « L’arbalète », Gallimard, août 2024, 208 pages, 19,50 euros


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