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Isabelle Matamoros : « Les femmes étaient souvent présentées comme des lectrices peu compétentes » (Le pouvoir des lectrices : une histoire de la lecture au XIXe)

  • Photo du rédacteur: Mathilde Castanie
    Mathilde Castanie
  • il y a 1 jour
  • 7 min de lecture

Isabelle Matamoros (c) DR
Isabelle Matamoros (c) DR


Lire est un acte d’émancipation. Encore plus pour les femmes, longtemps tenues à distance du savoir. Dans Le Pouvoir des lectrices. Une histoire de la lecture au XIXᵉ siècle, l’historienne Isabelle Matamoros, spécialiste du genre, s’attache à un terrain encore peu exploré : les pratiques de lecture féminines entre 1800 et 1840. A travers une enquête sensible et vivante, elle redonne chair aux lectrices de l’époque : celles qui lisaient seules ou entourées, discrètement ou à découvert, pour s’évader, apprendre, débattre, transmettre ou encore s’engager. Dans une France corsetée par le Code civil, leurs lectures deviennent autant de gestes de liberté et de franchissement des frontières imposées à leur genre. Pour Collateral, Mathilde Castanié est allée à sa rencontre lors d’un entretien.




Vous écrivez que « l’histoire de la lecture des femmes n’est pas seulement l’histoire d’une pratique dominée » (p. 306), pourquoi ?


Jusqu’à récemment, de nombreux ouvrages évoquant la lecture des femmes ont eu tendance à les traiter sous l’angle du particularisme, par rapport à l’universel qui aurait été la lecture des hommes. Ils insistaient surtout sur le fait que les lectures des femmes se répartissaient entre les lectures de piété d’un côté, et les ouvrages romanesques de l’autre, mais sans interroger la construction historique, genrée, de cette répartition. Les femmes enfin, étaient souvent présentées, en dehors de quelques exceptions (Sand, Beauvoir…) comme des lectrices peu compétentes : elles suivaient les censeurs moraux (Église, famille, école…) sans forcément les remettre en question, ou elles affichaient des goûts pour des genres littéraires largement dépréciés du point de vue de la critique (journaux féminins, romans sentimentaux, romans de gare…) sans faire preuve de lecture distanciée et critique. Dans mon livre, en allant au plus près du quotidien des lectrices, j’ai voulu montrer qu’il était possible, derrière les normes, les représentations et les préjugés, d’écrire une autre histoire de la lecture des femmes.




Les lectrices ont-elles des pratiques de lecture différentes des lecteurs au XIXe siècle ?


Oui et non. Dans l’enfance, filles et garçons lisent généralement les mêmes livres : des contes, des fables, des petites histoires moralisantes. Il n’existe pas encore, au début du siècle, de livres aussi genrés que ceux qui ont fait les beaux jours de la littérature enfantine à la fin du XIXe et pendant tout le XXe siècle, contre laquelle beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui. Cette littérature émerge au cours du siècle : Les Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur date de 1858. 

La différenciation intervient plus tard, notamment autour de la première communion, vers 10-11 ans, et surtout pendant l’adolescence, période durant laquelle la jeune fille est extrêmement surveillée et doit apprendre son futur rôle d’épouse et de mère. Ses parents, ses maîtresses, son confesseur… vont lui mettre sous les yeux des ouvrages de piété, pour en faire une bonne chrétienne, et des livres qui renvoient des modèles de jeunes filles vertueuses et obéissantes. Les romans sont interdits ou soumis à approbation. Dans les milieux favorisés, elles peuvent lire des ouvrages historiques ou des précis de littérature, puisqu’il est convenu qu’une femme convenable doit avoir un minimum de culture, mais il y a des limites : les essais de philosophie par exemple, ou les traités politiques sont réputés trop difficiles pour les femmes. 

La différenciation ne passe pas seulement par le fait de dire quels livres conviennent ou ne conviennent pas aux femmes, mais aussi par l’inculcation de manières de lire genrées : il est mal vu qu’une jeune fille lise seule et en silence ou qu’elle y consacre trop de temps. La lecture à haute voix est encouragée, ainsi que la lecture brève, par extraits. Elle ne doit pas non plus lire allongée, parce qu’elle risquerait de s’assoupir ou de rêvasser. 




Votre ouvrage s’intitule Le pouvoir des lectrices. Pourquoi les pratiques de lecture sont-elles émancipatrices pour les femmes au XIXe ?


La France du XIXe siècle est particulièrement inégalitaire : le Code civil de Napoléon a acté que les femmes doivent obéissance à leur mari et ne possèdent pas les mêmes droits qu’eux ; elles n’ont ni le droit de vote, ni le droit de gérer leur argent ou de choisir leur travail, de décider de leur destin pour résumer. L’éducation des filles, si elle se développe, reste fixée sur la formation de bonnes gestionnaires de maisonnée. Il ne s’agit pas d’en faire des savantes ou des rhétoriciennes, et, dès la mise en place des premières écoles publiques de filles, les programmes prévoient des cours de couture.  

Or lire c’est savoir, et savoir, c’est pouvoir. Pouvoir réfléchir à sa condition, la critiquer, espérer en changer, pouvoir agir dans la société aussi, par la prise de parole ou l’écriture. Être libre de lire ce que l’on veut permet de se détacher des carcans moraux dans lesquels on est maintenu et de s’engager dans un travail réflexif sur soi-même qui est nécessaire à l’émancipation. C’est pourquoi toutes les féministes, au début du XIXe siècle comme aujourd’hui, insistent sur la nécessité de l’éducation. Dans les années 1830, les saint-simoniennes, des femmes d’origine populaire engagées dans la lutte pour une société plus égalitaire, l’avaient bien compris. Elles qui étaient pour la plupart des autodidactes n’eurent de cesse de lire pour se former, pour alimenter leur pensée et leur capacité à débattre, et militèrent toute leur vie pour l’accès des femmes au savoir et à l’éducation.




Que lisent les femmes au XIXe ? Ces lectures sont-elles considérablement sensibles aux lectures des lecteurs ou bien y a-t-il des spécificités de genre ?


Il existe des différences de genre bien sûr, et elles sont nombreuses. Concernant les ouvrages de piété d’abord : deux des grands best-sellers du XIXe siècle, L’Imitation de Jésus-Christ et l’Introduction à la vie dévote, sont des manuels de piété quotidienne qu’on offre traditionnellement aux filles au moment de leur communion. L’édition catholique se porte très bien au XIXe siècle, et mise particulièrement sur le lectorat féminin, réputé plus pieux. De nombreux sermons s’adressent aux femmes en leur donnant la mission de diffuser la bonne lecture au sein de leur foyer : l’Église espère ainsi reconquérir une partie des fidèles.

Ensuite, tout un pan de la littérature de fiction va progressivement être considéré spécifiquement féminin : il s’agit des romans sentimentaux, qui s’attachent à évoquer les relations sentimentales entre les individus, parfois de manière idéalisée, par rapport aux romans réalistes, qui décrivent la société contemporaine, réputés plus durs donc plus « masculins ». Cela n’a pas toujours été le cas : au XVIIIe siècle et au moment de la Révolution, des grands auteurs et autrices, comme Rousseau ou Mme de Staël, écrivent des romans sentimentaux en s’adressant aussi bien aux lecteurs qu’aux lectrices. Le basculement se produit quelques décennies plus tard, lorsque dans la société bourgeoise du XIXe siècle, ce qui touche aux sentiments ou aux émotions est rejeté du côté du féminin. Les romans sentimentaux deviennent les romans féminins par excellence – comme, par la suite, les romans à l’eau de rose, ou aujourd’hui la romance. 

Mais au-delà des prescriptions, dans le quotidien, lecteurs et lectrices apprécient aussi les mêmes livres. C’est le cas par exemple des romans historiques, et plus particulièrement de ceux de l’Ecossais Walter Scott, véritable phénomène littéraire qui touche toute l’Europe, sans distinction de sexe. La poésie romantique également, dont le représentant le plus connu est Lamartine, séduit l’ensemble du lectorat français. Hommes et femmes du XIXe siècle partagent aussi un même goût pour la lecture de l’histoire : ils et elles ont bien conscience de vivre dans une société qui a été profondément ébranlée par la Révolution, et cherchent des clefs de compréhension dans les ouvrages historiques. J’ajouterais enfin que les lectures scientifiques, auparavant réservées à un petit nombre de savants, touchent un lectorat féminin comme masculin plus nombreux au XIXe siècle, grâce aux publications de dictionnaires et encyclopédies ou de presses de vulgarisation bon marché. 




En découvrant votre travail, nous devons être nombreux à immédiatement penser à Madame Bovary. Comment la médecine pathologise-t-elle les pratiques de lecture féminines et quels effets cette pathologisation produit-elle ? 


Le roman de Flaubert, Madame Bovary, a été publié en 1857. Il constitue l’acmé de la représentation romanesque de la lectrice qui se perd – et qui perd la vie – à force de lire de mauvais livres. D’ailleurs, le substantif « bovarysme » a désigné dans la seconde moitié du XIXe siècle l’insatisfaction éprouvée par un individu à l’égard de sa vie, qui la conduit à chercher une évasion dans le romanesque. 

Or cette capacité à se perdre dans l’imaginaire et à confondre réalité et fiction est, dans les représentations du XIXe siècle, une affection spécifiquement féminine. Les médecins l’ont démontré de la manière suivante : les femmes, par nature différentes des hommes, auraient un système nerveux plus sensible et plus fragile. Elles seraient plus émotives, plus imaginatives, ce qui fait qu’elles seraient moins capables de mettre à distance le texte – à l’inverse des hommes qui feraient preuve de raison et de lecture critique. Par ailleurs, de nombreux médecins pensent encore qu’il existe un lien entre le cerveau et l’utérus : la lecture des romans sentimentaux risquerait de stimuler son désir sexuel et, in fine, de déclencher des crises d’hystérie. Des grands noms de la psychiatrie naissante écrivent sur le sujet : l’aliéniste Esquirol par exemple, médecin-chef de la Salpetrière, affirme que la nymphomanie ou la démonomanie (fait de croire que l’on est possédé) peuvent avoir pour cause la lecture. 

Cette pathologisation de la lecture des femmes produit un discours assourdissant et un contrôle social pesant sur les comportements féminins : si des jeunes gens ont des relations sexuelles hors mariage, c’est à cause des romans ; si une femme ne veut pas d’enfant, c’est à cause des romans ; si elle prend un amant, c’est à cause des romans… Il y a même quelques cas de procès très médiatisés, comme celui de Jeanne Desroches, accusée d’un quadruple meurtre en 1832, ou Marie Lafarge, accusée d’avoir empoisonné son mari en 1840, dans lesquels les lectures des femmes sont mises en cause. 



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Isabelle Matamoros, Le pouvoir des lectrices. Une histoire de la lecture au XIXe siècle, Paris, CNRS éditions, mars 2025, 352 pages, 25 euros





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