De la scène-thérapie : Une chose vraie (Romain Gneouchev/Ysanis Padonou)
- Delphine Edy
- 9 juil.
- 6 min de lecture

Comment raconter le parcours de vie d’une comédienne atteinte d’une maladie neuro-dégénérative ? Romain Gneouchev ébranle les codes : armé d’une écriture puissante, il élabore une forme dramatico-performative singulière qui place l’agentivité au cœur du processus de création.
Assise face au public, débardeur coloré, jean et baskets, les mains posées sur les genoux, le regard planté dans le public, la comédienne, Ysanis Padonou, commence : « Bonjour je m’appelle Ysanis Padonou, j’ai … » Pas de surprise donc, la « chose » est bien « vraie ».
Installé nombreux, dans la salle 1 du Théâtre du Train bleu, c’est au témoignage de la comédienne que le public va prendre part. Ysanis est atteinte d’une forme rare d’Alzheimer jeune, c’est pour cette raison qu’elle porte une oreillette, car elle n’est pas certaine d’être en mesure de se souvenir de tout le texte qu’elle porte sur ce plateau.
Adaptation, renoncements sont les maîtres mots d’une vie d’artiste qui se poursuit malgré tout. Avec son équipe, ils ont créé un protocole de jeu clair, avec une clause de rétractation exceptionnelle. Elle quitte alors son oreillette et reprend : elle peut décider jusqu’à une heure avant la représentation de ne pas jouer ou même quitter le plateau si elle le souhaite. Une vague de stupeur et d’empathie circule alors dans le public, brusquement conscient de la fragilité du vivant et de sa chance d’être présent aujourd’hui.
Ysanis Padonou nous confie par avance la dernière phrase du spectacle, comme pour poser une limite : celle phrase sonne curieusement à nos oreilles, elle détonne par rapport au rythme, à la couleur et la tonalité de la langue entendue jusqu’ici… Mais on ne s’y arrête pas, désireux que nous sommes de la retenir pour pouvoir la reconnaître le moment venu. Ysanis Padonou remet l’oreillette et reprend. Toujours assise. Toujours les mains posées sur les genoux.
Tout a commencé en 2011 alors qu’elle présente le concours de l’école du TNS (Théâtre National de Strasbourg) préparé avec sa mère qui lui donnait la réplique. Répéter une scène de Roberto Zucco de Koltès et pouvoir tuer sa mère douze fois de suite, c’est quand même jouissif ! Mais, le jour J, sa mère a un trou de mémoire. C’est ainsi que la maladie fait effraction dans sa vie. Commence alors l’errance diagnostique. Le corps médical ne comprend pas ce qui arrive à cette femme de 43 ans, les confusions s’additionnent, les tiraillements aussi : lauréate du concours du TNS, Ysanis vit à Strasbourg, sa mère en Normandie, comment faire ? De l’absence de son père, Ysanis refuse de parler : ce récit ne s’inscrira pas dans la lignée des récits des pères absents.
La mère et la fille échangent souvent au téléphone. L’un de leurs sujets de prédilection ? Le racisme systémique qui sévit au sein des institutions théâtrales et du milieu médical : « elle est bien, la petite négresse », dira un ancien directeur de théâtre national, un autre metteur en scène parlera de sa « petite dose de beurre de karité ». De tout cela, la comédienne parle avec précision et détermination, mais aussi avec légèreté, jamais elle ne se refuse un trait d’humour.
Le verdict tombe en octobre 2014 comme un couperet, lors d’une consultation au CHU de Rouen qui durera en tout et pour tout quatorze minutes. 9 lettres font basculer leur vie : Alzheimer. Sa mère ne lui avait rien dit, Ysanis ne savait rien du marathon de tests qu’elle a dû passer. L’onde de choc se démultiplie : « elle-aussi devrait se faire dépister, le risque est important ». La comédienne trébuche alors sur un mot, sur un autre. Instants suspendus, on voudrait lui venir en aide, être son oreillette. Elle ne faillit pas, elle avance et reprend.
Pour créer le spectacle, ils ont mené des entretiens avec sa mère : c’est à ce moment-là qu’Ysanis comprend les raisons du silence maternel. Mais à l’époque, elle ne peut que prendre ses distances, elle veut vivre, travailler, être comédienne. Le temps passant, sa mère devient de plus en plus une ombre. De cette « disparition progressive d’un être cher », Ysanis parle avec douceur, pudeur mais fermeté.
Quand la comédienne se lève et quitte le plateau tout blanc sur lequel quelques objets ont été disposés avant le début de la représentation – et qu’on a totalement oubliés depuis qu’elle s’est mise à parler –, la salle a le souffle coupé, le cœur serré. Cela ne dure que quelques secondes, car le lancement d’une musique et la bascule lumière nous plongent immédiatement ailleurs.
La comédienne revient sur le plateau, un pupitre à la main, elle a revêtu d’autres vêtements et porte des lunettes. Dès les premiers mots, il est clair qu’on a quitté ce lieu où nous pensions être. Nous sommes bien au théâtre : elle joue un rôle, celui de Romain Gneouchev. Le personnage se lance dans le récit du processus de création du spectacle en revenant au point de départ. Alors qu’ils organisent entre ami.es un secret santa, il tire le nom d’Ysanis et décide de lui offrir un cadeau personnalisé. Il va lui écrire un texte sur mesure. Il opte donc pour un bon de commande avec deux entrées à remplir : indiquer un thème et un livre référence. La surprise est totale lorsqu’il lit « le corps défaillant » et Je ne suis pas sortie de ma nuit (Annie Ernaux). Il ne comprend pas, tout cela lui semble tellement loin de l’image qu’il a de son amie.
Le processus d’écriture est difficile, il se sent bloqué jusqu’au moment où il pense – à partir d’une expérience personnelle passée – au dispositif de l’oreillette. À partir de là, il imagine un faux documentaire sur une comédienne qui serait atteinte d’un Alzheimer jeune et se décide d’en parler à son amie. Là encore, la surprise est totale : elle semble émue, une larme roule sur sa joue. « C’est un peu mon histoire en fait… »
À ce moment – peut-être quelques instants avant pour les plus perspicaces –, l’illusion théâtrale se brise : nous voilà pris à rebours. Ce que nous avions pris pour un témoignage documentaire performatif était une fiction, et le théâtre s’avère plus réel que la réalité… Romain Gneouchev et Ysanis Padonou avaient pourtant délicatement disposé des petits cailloux sur le chemin, mais ils sont demeurés inaperçus : le fait que ce soit lui l’auteur-metteur en scène du spectacle et qu’elle soit l’interprète ; les détails biographiques pour qui a suivi la carrière de la comédienne sortie du TNS en 2019 (et non en 2014) ; mais surtout, cette scène finale du premier volet du spectacle. Sans quitter sa position assise, la performeuse s’était faite comédienne et avait joué une scène dont elle n’avait pas été témoin : une terrible dispute entre sa mère et son frère de 17 ans dans l’appartement familial. Une peluche dans chaque main, elle porte leurs voix, passe de l’un à l’autre, fait entendre l’énergie de ces deux êtres fragilisés par la maladie : la colère de la mère, l’angoisse du fils, leur incompréhension à tous deux de réaliser qu’ils sont en train de vivre ce qu’ils vivent. La langue est rapide, les mots claquent, la tension est maximale. À la fin de la scène, la comédienne est en sueur. Quand la mère parlera plus tard de ce qui s’est passé avec ses deux enfants, elle allègera la conscience du fils en en prenant toute la responsabilité et dira à sa fille : « Même si je t’ai transmis ça, je suis sûre que tu arriveras à en faire quelque chose ».

C’est à ce « quelque chose » que nous sommes en train d’assister : aux effets d’un processus de création sur l’objet théâtral final. Non pas témoins d’un récit intime documenté sur la maladie d’Huntington, nous sommes spectateur.ices de théâtre, plongés au cœur d’un processus dramaturgique complexe, mais limpide et lumineux. Le récit documentaire et le théâtre s’hybrident, l’illusion et le réel avancent en parallèle, se croisent souvent, s’infiltrent mutuellement et renversent nos certitudes, permettant ainsi d’approcher au plus près de quelque chose qui ressemble à une forme de vérité : celle d’une jeune femme lumineuse, déterminée à agir face à sa maladie, car, dans la vie, « ce n’est pas normal de savoir ce qui va nous arriver ».
En revenant aux fondements du théâtre – terrain des doubles en tout genre – et en servant à son amie comédienne sur un plateau la possibilité de faire de son corps le fer de lance de son combat, Romain Gneouchev initie une écriture-thérapie à même d’offrir à Ysanis Padonou un espace pour se laisser transformer par la création et se libérer du poids des fantômes. La fin du spectacle est absolument bouleversante. Mais vous irez le voir pour vivre avec elle ce moment d’émotion partagée rare, qui n’a rien à envier aux tragiques grecs…