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De Sarajevo à Belgrade en passant par Paris et Bruxelles : nous sommes tous mouillés (A propos de “I Know Your Soul”)

  • Photo du rédacteur: Jean-Luc Florin
    Jean-Luc Florin
  • 2 juin
  • 5 min de lecture

I know your soul (c) Deblokada/BHContentLab/BH Telecom
I know your soul (c) Deblokada/BHContentLab/BH Telecom

Au beau milieu de nos séries bien rythmées se glissent parfois des micro-scènes qui n'ont rien d'anodin. C'est le cas dans cette rare production venue de Bosnie-Herzégovine, I Know Your Soul (Znam kako dišeš) (1) où, en contrepoint d'une enquête menée sur un suicide d'adolescent, la procureure revenue à son domicile ouvre dans la cuisine un robinet qui ne lui délivre aucune goutte pour sa casserole.

Une coupure d'eau, simple moment de quotidien bien connu des habitants de Sarajevo. Dans un petit texte sur cette ville, l'écrivain Faruk Šehić écrivait en 2019 : « Si vous vous demandez pourquoi nous n'avons pas protesté contre ces conditions, la réponse est que nous avons en réalité protesté... ». Et il ajoutait : « Le mouvement n'a porté aucun fruit, parce que la plupart des citoyens de cette ville se désintéressent des changements de système. Nous qui avons activement participé aux manifestations sommes restés une minorité frustrée » (2).

La résignation généralisée devant l'incurie gouvernementale ou la corruption est condensée dans cette image banale du robinet qui tourne à vide, à laquelle répond quelques épisodes plus tard, le rap scandé par le fils de cette même procureure : « On se plaint, on pleure, et on ne fait rien, personne ne lâche le status quo ».

La scène du robinet a lieu dans un appartement de centre-ville que la procureure fait rénover. L'intérieur encore un peu vieillot contribue à laisser penser que c'est un environnement auquel nous sommes étrangers, nous européens de l'Ouest : une scène de « ces pays-là ». L'effet est fortement amplifié par le doublage en français ou en allemand que nous offre Arte, sans accès possible à la version originale. On se demande alors si l'on n'est pas en train de regarder un vieux Columbo plutôt qu'une série scandinave contemporaine à laquelle s’apparente bien plus I Know Your Soul.


La chaîne franco-allemande a cependant récemment diffusé plusieurs reportages fouillés sur l'actualité d'un autre de « ces-pays-là », la Serbie voisine. Depuis plus de sept mois, les universités y sont le siège d'un mouvement étudiant dont l'ampleur est sans commune mesure avec tout ce que nous avons connu jusqu'à présent en Europe. L'effondrement du auvent d'une gare tout juste rénovée et inaugurée par les autorités a causé la mort de 16 personnes en novembre. S'en est suivie la conversion d'un ras-le-bol diffus en un mouvement anti-corruption qui a bousculé tout ce pays. Le ministre de la construction et des transports a été débarqué puis le Premier Ministre a finalement démissionné. Le pouvoir en place s'en est alors trouvé confronté à une contestation qui pointe malicieusement les manquements à la constitution, plus que des politiques désignés. Le dynamisme juvénile tranche totalement avec le constat dépressif qui avait cours auparavant. La génération qui a connu, et parfois combattu Slobodan Milošević tenait ses enfants pour des apathiques, rivés sur leurs écrans comme disent souvent les adultes rivés sur leurs propres écrans. La série de Bosnie n'est-elle pas de son côté, sous-titrée « connaissons-nous vraiment nos enfants » ? Plutôt que de désigner les générations par des lettres, on pourrait au moins donner des espaces à leur parole. Et on remarquera qu'à quelques exceptions près, les médias français ont bien plus convoqué la parole des experts de “ces pays-là”, plutôt que de tendre le micro aux moins de trente ans (des rassemblements de soutien sont animés depuis des mois par des étudiants parisiens).

Les mobilisations en Serbie ont pourtant été d'une redoutable efficacité : blocage de ponts, occupation de la télévision nationale jugée inféodée au régime, organisation de rallyes en vélo depuis Novi Sad, jusqu'aux différentes institutions européennes de Strasbourg (1400 kilomètres). Et le convoi à peine arrivé à destination, reprise d'un nouveau marathon, cette fois en course à pied vers Bruxelles. A partir de ces moments forts, on aurait de quoi réaliser une série que spectateurs et spectatrices d'Arte regarderont dans dix ans, affalés sur leur canapé. On pourrait y suivre quelques personnages investis dans les plénums, ces assemblées démocratiques qui ont contribué à la solidité et à la pérennité du mouvement - à distance des formations politiques traditionnelles. On verrait cette jeunesse se décider à quitter les facs et partir à la rencontre de la population, se voir à son passage acclamée dans les petites villes où la parole se libère à l'encontre des corrompus locaux. On découvrirait les vieilles ficelles employées pour payer de contre-manifestants et l'emprise du pouvoir en place. Mais une production un peu libre irait plus loin, pour assurer sur l'écran de télé la rencontre entre la réalité d'ici et de « là-bas ». Un épisode entier pourrait nous montrer l'amertume des étudiants découvrant la visite du Président Vučić reçu par Emmanuel Macron à l'Elysée. Intriguée, une journaliste irait enquêter sur les responsabilités françaises de cette affaire de gare de Novi Sad. Elle s'interrogerait sur l'absence d'enquête sur l'entreprise qui à supervisé les travaux jusqu'à accorder son feu vert à l'inauguration officielle. On lui mettrait des bâtons dans les roues - l'air de rien, on lui ferait comprendre que l'entreprise étant détenue par la Caisse des dépôts, c'est quand même délicat, vous comprenez. La journaliste s'étonnerait de cette commande de Rafale en août dernier, et d'un Falcon 6X désormais utilisé par le Président serbe pour se rendre en Russie, en pirouette aux admonestations de l'Union Européenne - bien en peine de contredire les agissements de la France. Comme devant toutes ces séries qui gravitent autour de scandales (les algues vertes, les centres postaux en Angleterre, le Bugaled Breizh, etc...), le spectateur se demanderait si tel passage est bien vrai, si ça c'est vraiment passé ainsi. La corruption reste un terme trop réducteur ou trop abstrait, elle nous revient en écho a posteriori, sous forme de scénario plausible pour canapé. Elle prend la forme d'affaires qui finissent par bien plus nous parler que l'Indice de Perception de la Corruption, même lorsque la France dégringole de plusieurs rangs.


Si l'Union Européenne est un ensemble de pays qui ont respecté les critères a priori de Copenhague, ou qui cherchent officiellement à les remplir en vue de leur adhésion, comme la Serbie, il est difficile de ne pas mieux regarder ce qui traverse de part en part cet espace. Il faut superposer toutes les cartes. Aux flux d'investissements supposés très abstraits, correspondent des flux de chaleurs ou de précipitations extrêmes. Lorsque les épisodes d'inondations inédites se multiplient, lorsque les températures atteignent des records, les infrastructures sont mises à l'épreuve, se fendillent, se rompent, s'effondrent. Et accélèrent les dégâts environnementaux. De la rivière, au robinet, nous sommes tous mouillés - ou à sec.

En référence directe aux mouvements serbes, plusieurs villes de Bosnie ont été cet hiver animées par leurs étudiant.e.s qui ont justement rendu hommage aux victimes d'inondations. Étaient en cause une exploitation illégale de carrières, responsable d'un glissement de terrain meurtrier et qui a dévasté la ville de Jablanica. Là encore, les fameux jeunes apathiques que l'on entendait dans le rap de I Know Your Soul, ceux qui collent si bien aux phrases telles que « On est des souris planquées au fond de leur trou / Relax le bateau coule » sont finalement allés jusqu'au bout du flow :


On se plaint, on pleure, et on ne fait rien

Personne ne lâche le status quo 

On se referme sur nous-même, c'est chacun pour soi

Réveille-toi et arrête de rêver.


Je sais comment tu respires.

Je sais comment tu respires…






Notes :

(1) I Know Your Soul (Znam kako dišeš) de la cinéaste Jasmila Žbanić, diffusé sur Arte.tv jusqu’au 22 juillet 2025.

(2) Faruk Šehić est notamment l’auteur du Livre de l’Una ( Agullo Editions, 2023 ). Son texte sur Sarajevo est disponible en anglais sur le site de la Los Angeles Review of Books : https://lareviewofbooks.org/article/my-sarajevo/

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